Economie

Contre Amazon, la librairie résiste et fait modèle

Sociologue

Premier commerce à avoir été concurrencé par la vente en ligne, la librairie a globalement résisté à l’envol des plateformes depuis 2000. Malgré sa vulnérabilité économique, les pratiques et les innovations mises en place, favorisant la rencontre entre les œuvres et les lecteurs, constituent autant d’enseignements instructifs pour les autres commerçants en proie à l’évolution des modes d’approvisionnement et à la plateformisation de la consommation.

La retail apocalypse désigne aux États-Unis la vague de fermetures de grandes surfaces qui sévit depuis une dizaine d’années provoquant l’apparition de friches commerciales. Premier responsable visé, le commerce en ligne et son parangon Amazon qui en a fixé les règles dès 1995 et qui détient aujourd’hui la moitié du marché. Si d’autres facteurs peuvent être évoqués parmi lesquels la crise du pouvoir d’achat, la dé-standardisation de la demande ou le sur-développement commercial, la part des ventes en ligne dans le commerce de détail connait une forte croissance passant de 4 % en 2010 à près de 12 % en 2018.

Sur la même période, entre 5000 et 9000 points de vente de grandes enseignes ont fermé leurs portes chaque année entraînant la destruction d’un nombre d’emplois considérable. Parmi ces enseignes, la chaîne de librairies Borders fit faillite en 2011, laissant plus de 19 000 salariés sur le carreau après la fermeture de ses 700 succursales.

Fin des librairies ?

À l’opposé des pronostics de quelques futurologues, le livre imprimé et les libraires n’ont pas disparu aux États-Unis. L’American Booksellers Association indique qu’après de nombreuses fermetures dues à la progression des chaînes dans les années 1900 (Borders, Books-a-Million, Barnes & Noble), puis à l’essor d’Amazon dès 1995, le nombre d’indépendants recensés serait passé de 1651 à 2257 entre 2009 et 2015 (+ 35 %). De 1400 adhérents en 2009, l’association en regroupe actuellement 1887, soit une progression de 35 % en dix ans.

En France, la situation est sensiblement plus positive en raison notamment de la loi sur le prix unique du livre de 1981, inexistante de l’autre côté de l’Atlantique, qui protège les détaillants de la concurrence par les prix. Plus de 430 millions d’ouvrages imprimés ont été vendus en 2017 dans l’hexagone et, chiffre stable, 51 % des Français ont acheté au moins un livre neuf. Si l’on examine la répartition des ventes par circuits, la librairie détient une part de marché de 22 %, derrière les grandes surfaces spécialisées (25.5%, Cultura, FNAC).

Les ventes par Internet représentent quant à elles 21 % du marché, devant les grandes surfaces alimentaires qui intègrent les espaces culturels Leclerc (19 %)[1]. Le livre reste donc un marché de libraires en France qui compte plus de 2000 points de vente indépendants.

Malgré de nombreuses fermetures et une rentabilité économique dérisoire, la filière est marquée par un léger dynamisme à Paris, dans de grandes villes mais aussi dans des communes de taille plus modeste. 58 nouvelles libraires ont ainsi été créées en 2019 (dont 41 hors grandes enseignes) et 33 ont été transmises à d’autres propriétaires[2]. Contrairement à une idée reçue, le commerce « physique » du livre ne s’est donc pas effondré.

On assiste toutefois à l’effritement de la part de marché de la librairie indépendante. Depuis 2007, la diminution est constatée au profit de la vente en ligne et des grandes surfaces spécialisées. Les librairies détiennent 26 % du marché du livre neuf en 2007 contre 22 aujourd’hui. La vente en ligne : 6.8 % en 2007 contre 21 onze ans après.

Durant cette décennie, les propos des professionnels sont assez proches de leurs aînés, membres de la Chambre syndicale des libraires, quand les grands magasins – du Bon Marché à la Samaritaine – ont intégré le livre à leur offre à la fin du XIXème siècle. Ces discours défensifs se retrouvent aussi dans le Bulletin des libraires de 1951 quand le livre arrive dans les supermarchés.

Les professionnels dénoncent les rabais et la prise en charge du commerce du livre par des non-libraires : « N’importe quoi ne peut pas être fait par n’importe qui, et le livre ne peut qu’être vendu par des personnes ayant acquis une formation professionnelle suffisante ».

Le scénario se reproduit dès 1974 lorsque la FNAC ouvre sa première librairie dans son magasin de la rue de Rennes. Il est surtout question de dénoncer les rabais pratiqués sur les prix de vente, lesquels mettent en péril le réseau indépendant et la diversité éditoriale.

La suite de l’histoire est connue : le vote, à l’été 1981, de la loi Lang. Aucune concurrence par les prix ne saurait exister pour les livres neufs. Près de quarante ans après, professionnels comme économistes reconnaissent que cette régulation a contribué à maintenir un réseau indépendant de détaillants, œuvrant notamment pour la diffusion d’une offre éditoriale exigeante.

La librairie face au déclin de la lecture d’imprimés

L’arrivée en France d’Amazon en 2000, et surtout l’envol du commerce en ligne autour de 2005, déstabilisent une nouvelle fois, et avec une énergie plus forte, le secteur de la librairie. Plus globalement, un environnement d’achat qui repose sur une connexion et une information permanentes encourage le déplacement d’une partie des transactions des magasins vers le web.

D’autres facteurs déstabilisent la librairie tels que la croissance du niveau des loyers et des charges pour un commerce indépendant qui connait le taux de rentabilité le plus faible. Enfin, ce commerce culturel se retrouve face à un défi important de type générationnel.

D’une part, les grandes enquêtes du Ministère de la culture et de la communication constatent la baisse de la lecture d’imprimés depuis le milieu des années 1990. Aujourd’hui, le visionnage compulsif de séries, la massification du jeu vidéo et le temps croissant passé sur les réseaux sociaux constituent autant d’activités concurrentes à l’achat et à la consommation de livres. D’autre part, plus de la moitié de la clientèle la plus fidèle de la librairie – certains clients s’y rendent plus d’une fois par mois et y réalisent plus de la moitié de leurs achats –, sont âgés de plus de cinquante ans. L’enjeu consiste donc à réagir à ce déclin inéluctable et à capter d’autres générations de lecteurs.

Des pratiques vertueuses axées autour du lien, du lieu, de l’identité culturelle

L’essor d’Amazon a conduit les professionnels à élaborer un discours à la fois critique et constructif à son égard. Nombre d’entre eux ont repensé leurs pratiques, leur métier, leur relation aux lecteurs et ont ainsi pu mettre en évidence les atouts de la librairie contre lesquels les plateformes peuvent difficilement rivaliser[3]. Ces réflexions internes à la profession sont simultanées de l’arrivée de nouveaux libraires et du départ à la retraite d’une génération entrée dans le métier au cours des années 1970, période pendant laquelle les achats de livres connaissent une augmentation.

Face à la concurrence que représente indiscutablement le e-commerce, l’appropriation des nouvelles technologies par les détaillants est apparue prioritaire mais insuffisante.

Il n’a pas été seulement question d’ouvrir un site marchand ou d’adhérer à un portail indépendant pour informer les internautes de la disponibilité des références (Paris Librairies ou Chez mon libraire pour la région Auvergne Rhône-Alpes). Il s’est agi de réfléchir au lien noué avec les lecteurs, à l’animation culturelle et, plus largement, à la place occupée par la librairie dans l’identité culturelle des lecteurs.

Si le professionnel du livre s’occupe davantage de son assortiment que des lecteurs, s’il n’est ni aimable, ni compétent et si le lecteur ne vient dans son commerce que pour une transaction financière, il est clair qu’Amazon augmentera ses parts de marché. Par contre, si le visiteur trouve un conseil de qualité, parfois une animation, qu’il peut prendre connaissance des avis de lecture des vendeurs ou des autres clients et que la librairie devient finalement un espace familier, la fidélité sera acquise et le bouche à oreille fonctionnera. La diffusion de conseils est primordiale et, plus globalement, le contact direct avec le lecteur constitue leur atout.

L’éditeur Jean-Marc Roberts considérait qu’Amazon n’était pas une librairie (« c’est comme si Auchan se présentait comme le plus grand cuisinier de France ! ») et que la FNAC l’était de moins en moins. « Vous savez ce qui leur manque ? La conversation avec le lecteur » déclare-t-il à Pierre Assouline dans Le Monde des livres, en 2012.

La construction du lien avec le lecteur débute dès l’entrée de la boutique. Interrogé par le magazine professionnel Livres Hebdo, l’architecte Yves Gimenez, spécialiste de l’aménagement des librairies, considère que, pour faire venir le client, il faut « désacraliser l’entrée dans la librairie en l’ouvrant sur son environnement et en éliminant les barrières avec l’extérieur ». « La librairie-grotte, sombre, fouillis et poussiéreuse, c’est fini », déclarait quant à lui un libraire de Quimper, avant d’ajouter : « la librairie doit être belle et accueillante car elle vend aussi une ambiance[4] ».

L’animation en magasin contribue également à une expérience d’achat positive et à la fidélisation de la clientèle. Parmi les pistes à suivre, le bordelais Denis Mollat considère que les commerces doivent devenir des espaces culturels à part entière : « Rencontres avec des auteurs, animations thématiques, café littéraire : ces activités permettent d’expliquer la singularité de la librairie et d’animer une communauté de clients lecteurs autour d’un lieu de vie qui justifie le déplacement ».

Malgré l’inégalité des ressources des professionnels pour proposer de telles actions, dont les retombées économiques ne sont pas évidentes, il est indiscutable que le rôle culturel de la librairie constitue l’un de ses premiers atouts. L’animation en librairie – que l’on pourrait définir comme l’intégration et la participation des clients à la vie du commerce pour stimuler la rencontre avec le livre – est primordiale dans une société d’individus. La lecture n’est qu’en apparence une pratique individuelle : elle s’inscrit ponctuellement dans des collectifs et aux travers de relations sociales pour la recommandation, l’emprunt, l’achat, la discussion.

Animer une communauté de lecteurs consiste à proposer des évènements (rencontres, débats, dédicaces, conférences) pour contribuer à « (re)créer du lien social ». L’enjeu est aussi d’intégrer davantage le lecteur aux formes d’animation de la librairie de telle sorte à ce qu’elle devienne pour lui un espace de définition de soi.

Les multiples expérimentations en ce sens – du comité de lecture à la rédaction d’avis par les clients, de la tenue d’un journal de critiques littéraires à l’accueil de publics scolaires pour favoriser la socialisation au livre – semblent susciter la mobilisation des clients fidèles voire un élargissement du public. Tout l’enjeu est de transformer cette stimulation sociale en retombées économiques.

Enfin, la librairie comme le théâtre ou la bibliothèque, sert de cadre à la définition du profil culturel du lecteur. Hormis la transaction financière qui s’y déroule, les conseils glanés et les animations auxquelles le lecteur assiste, la librairie est un espace au sein duquel se joue la construction identitaire de l’individu et où, parfois, ses choix sont influencés et légitimés par des professionnels de la culture.

Ces trois principes – lien, animation, identité – constituent à nos yeux les principes essentiels autour desquels les librairies ont construit des initiatives et grâce auxquels elles se maintiennent tout en étant actuellement exposées aux transformations socio-économiques des centres-villes.

La librairie, un luxe pour une clientèle aisée de centre-ville ?

Le risque actuel n’est pas tant la disparition des librairies que leur appartenance progressive et involontaire au secteur du « luxe culturel » par leur localisation, d’une part, et par l’appropriation de codes tels que la rareté, l’exception, la sélection, le savoir-faire, d’autre part.

La librairie de centre-ville, en particulier dans les grandes agglomérations, se destine à une clientèle socialement sélectionnée, diplômée, dotée de revenus confortables et attachée à ces magasins et à leur singularité.

En raison du coût de l’immobilier, les mutations sociologiques des centres-villes rendent aujourd’hui majoritaire la présence d’une classe supérieure à la fois proche géographiquement des librairies de premier plan et convaincue de leur rôle culturel ; des groupes sociaux déjà identifiés en 2000 par le géographe américain Richard Florida dans son best-seller consacré à la « classe créative ».

À la fois « petits » commerçants et animateurs culturels, les libraires de centre-ville mettent en place une série de dispositifs qui, à l’instar de la sélection pointue de l’assortiment ou des animations, « entrent en résonnance avec les attentes de cette clientèle, urbaine et cultivée, à la recherche de pratiques culturelles distinctives[5] ».

Ces professionnels du livre ne sont évidemment pas responsables des fractures territoriales entre le centre et la périphérie mais les librairies pourraient bien en souffrir indirectement lorsque d’autres générations de lecteurs ne pourront pas vivre dans les quartiers les plus coûteux des grandes villes.

Le cas emblématique de l’arrondissement de Manhattan à New-York est souvent évoqué (386 librairies en 1950 contre 106 en 2015). La lecture et la fréquentation des librairies y deviennent des pratiques réservées à une élite culturelle et minoritaire compte tenu du niveau considérable des loyers des appartements dont une partie d’entre eux sont revendus à prix fort ou laissés vacants et utilisés comme garantie pour emprunter et investir ailleurs.

Une autre interrogation reste en suspens : quid de l’approvisionnement des lecteurs des zones périurbaines ? L’étalement urbain bien été intégré à la stratégie de développement d’enseignes comme Cultura et les espaces culturels Leclerc.

Il a été compris aussi par Amazon et son appareil logistique efficace alors même que la multinationale ne propose ni conseil, ni animation. L’enjeu est donc de maintenir des commerces culturels qui privilégient le conseil et le lien social face à une dépendance aux plateformes grandissante et des conduites économiques à la merci des algorithmes[6].

Un modèle pour le commerce de détail

Aujourd’hui, la menace des plateformes ne s’est pas dissipée et de nouvelles normes de consommation orientées vers une plus grande maîtrise – contrainte ou volontaire – des dépenses placent les détaillants culturels dans une situation vulnérable. Le dynamisme du marché du livre d’occasion, sous l’effet de sa plateformisation et de l’usage d’algorithmes de formation des prix tirant les tarifs à la baisse, constitue par exemple un indice solide des mutations touchant le rapport marchand à la culture.

Pour le commerce de détail en général, premier employeur privé du pays qui affronte aujourd’hui, d’une part, la concurrence des plateformes et, d’autre part, la diffusion d’une culture marchande tournée vers de nouveaux systèmes d’approvisionnement comme le circuit-court ou l’occasion, l’examen des pratiques vertueuses adoptées par les libraires apparait, non pas comme la panacée, mais comme une leçon hautement instructive.

Tout en reconnaissant que la librairie a été protégée par la loi Lang et que nombre d’entre-elles reçoivent des aides sous forme d’exonération fiscale ou de subventions publiques, les conditions de son maintien et de son développement face à l’envol du commerce en ligne sont autant d’enseignements enrichissants pour tenter de contrer la déprise commerciale observée dans bon nombre de centres-villes.

 

NDLR : Vincent Chabault fait paraître Éloge du magasin. Contre l’amazonisation chez Gallimard en 2020.


[1] Ministère de la Culture et de la communication, Le secteur du livre : chiffres clés du livre 2018-2019, mars 2019.

[2] Les créations et les transmissions progressent. L’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo enregistrait 51 créations de librairies et 37 transmissions en 2018 contre 40 inaugurations et 32 reprises en 2016. C. Normand, « Et pourtant, ils se lancent », Livres Hebdo, n°1196, 30/11/2018 ; « Créations et reprises, le bilan 2019 », Livres Hebdo, n°1243, 13/12/2019.

[3] Nous n’assimilons pas les quelques Amazon Books, inaugurés aux États-Unis, à des librairies. Á titre d’exemple, la sélection de l’assortiment est liée aux bonnes ventes du site ou aux avis des internautes, et non au travail intellectuel du professionnel qui compose subtilement ses tables. Pour le cas de la FNAC, les plus grands magasins proposent le « cœur de l’offre », affecté directement par la centrale d’achats, combiné à un assortiment complémentaire déterminé par les vendeurs. Cf. V. Chabault, « Ce que la FNAC a fait du livre. Innovations, controverses, rationalisation dans le commerce du livre français », Mémoires du Livre/Studies in Book Culture, vol. 4, n°2, 2013.

[4] C. Normand, « Mutations dans la librairie », Livres Hebdo, n°1173, 11/05/2018, p. 21.

[5] S. Noël, « Le petit commerce de l’indépendance. Construction matérielle et discursive de l’indépendance en librairie », Sociétés contemporaines, n°111, 2018, p. 64.

[6] Le site français d’Amazon reçoit 30 millions de visiteurs uniques par mois, c’est-à-dire approximativement la moitié de la population française (source : FEVAD/Médiamétrie).

Vincent Chabault

Sociologue, Enseignant-chercheur à l’Université de Paris et au Cerlis

Notes

[1] Ministère de la Culture et de la communication, Le secteur du livre : chiffres clés du livre 2018-2019, mars 2019.

[2] Les créations et les transmissions progressent. L’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo enregistrait 51 créations de librairies et 37 transmissions en 2018 contre 40 inaugurations et 32 reprises en 2016. C. Normand, « Et pourtant, ils se lancent », Livres Hebdo, n°1196, 30/11/2018 ; « Créations et reprises, le bilan 2019 », Livres Hebdo, n°1243, 13/12/2019.

[3] Nous n’assimilons pas les quelques Amazon Books, inaugurés aux États-Unis, à des librairies. Á titre d’exemple, la sélection de l’assortiment est liée aux bonnes ventes du site ou aux avis des internautes, et non au travail intellectuel du professionnel qui compose subtilement ses tables. Pour le cas de la FNAC, les plus grands magasins proposent le « cœur de l’offre », affecté directement par la centrale d’achats, combiné à un assortiment complémentaire déterminé par les vendeurs. Cf. V. Chabault, « Ce que la FNAC a fait du livre. Innovations, controverses, rationalisation dans le commerce du livre français », Mémoires du Livre/Studies in Book Culture, vol. 4, n°2, 2013.

[4] C. Normand, « Mutations dans la librairie », Livres Hebdo, n°1173, 11/05/2018, p. 21.

[5] S. Noël, « Le petit commerce de l’indépendance. Construction matérielle et discursive de l’indépendance en librairie », Sociétés contemporaines, n°111, 2018, p. 64.

[6] Le site français d’Amazon reçoit 30 millions de visiteurs uniques par mois, c’est-à-dire approximativement la moitié de la population française (source : FEVAD/Médiamétrie).