Théâtre

Théâtre, identités & fictions – à propos de spectacles d’Arnaud Desplechin et Joël Pommerat

Critique

En ce qu’il les soumet à l’épreuve de la représentation, le théâtre se présente comme une voie d’accès privilégiée aux questionnements identitaires. Par-là, il ne se contente pas d’interroger les identités, que ce soit pour les critiquer ou les légitimer : en les présentant comme fictives, il les dérange, et en révèle le travail, collectif, de construction – exercice de désamorçage salutaire, auquel tant Desplechin dans Angels in America que Pommerat dans Contes et légendes participent.

Affaire d’époque et aux croisements de toutes les échelles de relations humaines, de soi à soi-même et à l’universalité humaine, la question de l’identité se retrouve au cœur de tous les conflits et de toutes les représentations. A chaque heurt, à chaque polémique, la tension interne de cette notion se reformule sous divers angles, réarticulant la nécessité ou l’évidence de sa déconstruction avec son indéniable persistance, dans des formes nouvelles comme des formes anciennes.

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Le théâtre, héritier d’une longue tradition de mise au service des identités – de leur représentation, de leur observation critique comme de leur légitimation – fait donc l’objet d’une double attente contemporaine : celle de déconstruire les assignations, les faits de sociétés et les discours, et celle de persister, c’est-à-dire de survivre à des tensions qui remettent en réalité en jeu ses dispositifs et ses effets essentiels. En ce début d’année 2020, deux mises en scènes posent chacune à leur manière la question du théâtre dans ce contexte de crises des identités.

La pièce de Tony Kushner Angels in America mise en scène à la Comédie Française par Arnaud Desplechin la pose depuis son contexte bien précis. L’Amérique, avec son ange pour l’incarner, ses personnages et ses acteurs pour la peupler, constitue l’identité-mère fondatrice capable d’articuler les plus irréconciliables déclinaisons identitaires. Saisie à New York en 1985, sous Reagan, dans les premières années du sida, c’est une Amérique culturellement et socialement en crise.

Ce moment de bouleversement et de bras de fer est historiquement une entrée privilégiée dans le débat contemporain autour de ces questions identitaires. Les minorités se battent pour leur reconnaissance et leur intégration à la société, le puritanisme des années Reagan se déploie selon une stratégie politique très bien énoncée par un employé de l’administration Reagan fièrement partisan, Martin Heller : l’invasion de la Cour suprême par les Républicains et des cours fédérales par des juges républicains disposés comme des mines à travers l’Amérique.

Trente-cinq ans après, sous Trump et alors que les fractures internes de la société semblent s’être profondément ancrées, ces scénarios et ces personnages nous sont extrêmement familiers, et la mise en scène de Desplechin aujourd’hui à la Comédie Française met en évidence une terrible actualité de ce contexte historique, loin de se résumer à la crise du sida, loin de se limiter à l’Amérique.

Or cette familiarité a quelque chose de déroutant : l’impression que, depuis l’orée de ce combat plein de promesses, rien ne s’est fondamentalement amélioré. Certes les choses n’ont cessé de changer : le décor lui-même bouge, se reconfigure en permanence, et c’est peut-être l’un des effets de théâtre les plus frappants de cette mise en scène tant il est poussé à l’extrême.

Tout cela se monte et se démonte à une vitesse telle que les scènes se confondent et s’hybrident. Il se constitue une scénographie étrange, faite de décors particulièrement réalistes – des intérieurs d’appartements new yorkais dignes des films et des sitcoms, entre comedy et drama en pleine explosion dans les années 1980 – et de grands espaces de projections du monde extérieur, filmés par Arnaud Desplechin : des vues de Central Park, la mer, le vent dans les arbres, nuit et jour. Il se fait là un véritable ballet de décor, car l’action dramatique s’enchaîne et continue en même temps que les panneaux et les écrans se retirent, glissent de côté, disparaissent dans l’obscurité ; trappes, poulies, décors tractés, machine à fumée, rideaux, tout semble y passer.

Le théâtre est mouvant, mais telle qu’il la mêle aux mouvements des corps des acteurs, Desplechin rend sa machinerie sensuelle, vivante. Et c’est au fond très juste : le décor change, certaines choses passent à la trappe et d’autres se retirent des projecteurs ; Reagan, la guerre froide, les rouges, les premières formes de l’AZT, mais aussi ce que le texte si dense de Kushner évoque et que Desplechin a laissé à l’arrière-plan général de ces années 1980 – la Yougoslavie, les Ceausescu, Gorbatchev… Tout cela se déplace sur la planète, se reconfigure, mais fondamentalement rien n’a changé et certaines choses demeurent, ce qui est souligné par cette sensualité humaine de la scénographie de Desplechin : les corps des acteurs sur scène qui n’évoluent pas plus vite que les décors, et au-delà des corps, ce qu’ils signifient et ce à quoi ils sont assignés par leurs décors respectifs : identités, famille, parti politique, métier, sexualité, religion, âge…

Ce n’est pas seulement que la question identitaire demeure, c’est que la question demeure identitaire

Rien de cela n’appartient plus à l’Amérique du milieu des années 1980 qu’à aujourd’hui, et rien de cela, contrairement à l’espoir que laisse parfois entendre la pièce, ne semble près de trouver son apaisement dans un futur proche. De fait, alors qu’Arnaud Desplechin rejoue le New York des années sida en mettant en scène Angels in America à la Comédie Française, Joël Pommerat nous parle aussi des identités au théâtre pour les projeter, depuis la scène du Théâtre des Amandiers à Nanterre, vers ce futur-là où nous sentons bien que les questions vont demeurer – un futur où en fait d’anges, les personnes artificielles se mêlent au quotidien. Contes et Légendes alterne ainsi des scènes qui pourraient se passer aujourd’hui, notamment lorsque les robots sont absents du plateau et des discussions, et d’autres dans un futur peut-être très proche, où les robots sont commercialisés et s’intègrent aux familles, incarnés par des acteurs qui leur prêtent une voix transformée.

Les deux pièces intègrent donc cette temporalité plus longue, du passé au présent pour l’une, d’un présent au futur pour l’autre. Or dans ces temporalités-là, ce n’est pas seulement que la question identitaire demeure, c’est que la question demeure identitaire. Les robots, comme l’Amérique et les Anges et les séries de prophéties assignatrices qu’ils énoncent, fonctionnent comme des lieux de projection identitaire ; une altérité à partir ou autour de laquelle les personnages se reconfigurent en mettant à l’épreuve ou en renforçant leurs propres positions.

Ces jeux de configurations font l’écriture de la pièce de Joël Pommerat, constituée d’une série de scènes isolées, constituées comme des tableaux : tableaux de famille, réunions d’amis, une palette des configurations relationnelles réunissant à chaque fois des personnes diverses – adultes, enfants, femmes, hommes, robots… L’identité de chacun ne prend sens que dans la configuration, constituée d’adresses, d’échanges autant que de situations physiques sur l’espace scénique.

Ainsi une sorte de moniteur de la virilité, un homme adulte chargé d’enseigner à une bande de garçons comment se comporter en homme, définit à l’aide de quelques chaises un espace symbolique allant de la féminité à la masculinité ; s’il revient aux corps des garçons de venir spatialiser leur masculinité, et leur position au sein de la société, il appartient au théâtre de sans cesse spatialiser et mobiliser nos représentations, plus ou moins discrètement, et toujours à l’épreuve du regard distancié du spectateur.

Mais depuis le temps de Molière où l’écriture d’un personnage s’articulait, au moment de la mise en scène, à la configuration sociale du regard public dont le rire fait sanction et épreuve, pour mieux discriminer les identités possibles et celles qui sont socialement intenables, depuis cette époque la société a bien changé, pour mieux laisser le théâtre face à sa grande question contemporaine : puisque l’identité est, plus qu’un sujet de théâtre, un véritable dispositif de celui-ci, comment réarticuler aujourd’hui la question de l’identité et celle des formes théâtrales ?

Desplechin et Pommerat, différentes épreuves du personnage de théâtre

Historiquement, le théâtre accumule à l’égard de l’identité une série de paradoxes. Même à l’époque de Molière, où l’identité des personnages se référait toujours au canevas social qui fournissait son critère de validité, le comédien allait lui-même à l’encontre de cette correspondance-là ; s’il est ridicule ou relève de la folie de se prendre pour ce que l’on n’est pas (selon sa condition, son sexe, son métier, son âge), que penser dès lors du comédien qui fait son métier de cette transition permanente d’une identité à l’autre ?

Dans la mesure où ce cadre identitaire du XVIIe largement écroulé au fil des époques, a laissé place aux problématiques identitaires contemporaines, on pourrait supposer que cette tension autour des comédiens et de l’identité au théâtre se trouve dépassée elle aussi. La polémique autour de la mise en scène des Suppliantes d’Eschyle par Philippe Brunet, il y a près d’un an, indique encore une fois que si les décors ont effectivement changé, les questions sont toutefois demeurées, et le théâtre est donc bien, historiquement, politiquement mais aussi formellement, une affaire d’identité.

En ce sens, parce qu’il scénarise sans nul doute les configurations qui remodèlent sans cesse les personnages dans leurs identités et à l’épreuve les uns des autres, le texte de l’œuvre de Kushner prend à cœur de préciser l’interprétation et la distribution des personnages : qui joue le rabbin Isidor Chemelwitz joue aussi Henry, Hannah Pitt, Ethel Rosenberg, Alexis Antédiluvianovitch Prelapsarianov, et l’Ange Asiatica. D’un de ces personnages à l’autre, Dominique Blanc retourne ses vestes avec la virtuosité nécessaire à la cadence entraînante de la pièce, mais encore à l’acrobatie identitaire et politique que demandent ces horizons si différents.

En prenant à cœur cette distribution, Arnaud Desplechin dit déjà quelque chose du trouble identitaire et du privilège du théâtre à le dire ; mais sa mise en scène souligne aussi la difficulté identitaire qu’abrite chaque personnage en lui-même. Comme dans la pièce de Pommerat, chacun relève d’un complexe d’identité qu’il revient toujours à l’acteur d’interpréter. Michel Vuillermoz articule ainsi avec une verve impressionnante la variété de registres et de voix nécessaire à la restitution de Roy Cohn, personnage profondément contradictoire et difficile à saisir.

Il est un morceau de bravoure : largement assignable à certaines identités minoritaires et opprimées à l’époque de Reagan, il participe volontiers de l’oppression en s’inscrivant habilement dans des rôles de dominants. Juif, homosexuel, malade du sida, mais aussi avocat (et c’est certainement l’identité la plus importante à ses yeux), homme de pouvoir, blanc, homophobe. Être « homosexuel », c’est selon lui avoir passé quinze ans à essayer d’obtenir une loi antidiscriminatoire merdique et avoir échoué, c’est ne connaître personne et n’être connu de personne. Être « atteint du sida », c’est être « homosexuel ». Roy Cohn n’est donc ni homosexuel, ni atteint du sida ; selon ses propres mots, Roy Cohn est un homme hétérosexuel, qui s’amuse à coucher avec des hommes.

De la même manière, si Gaël Kamilindi interprète comme Dominique Blanc plusieurs rôles – Mister Trip et Belize, la difficulté réside principalement dans l’un de ces personnages, qui couvre à lui seul une série d’identités largement problématiques. Le personnage de Belize révèle à lui seul la belle justesse d’interprétation de l’acteur : homosexuel, anciennement drag queen, il est sous le nom de Norman Arriaga l’infirmier noir que Roy Cohn traite de « négro ». Le surnom Belize est un reste de son passé de drag queen, et le personnage se donne dans cette hésitation-là, d’une peau à l’autre dans une Amérique où il ne fait déjà pas bon avoir une seule de ces peaux-là.

Pour condenser la pièce, Desplechin a paradoxalement conservé une grande variété de scènes, et préféré couper au cœur des dialogues plutôt que d’évacuer la diversité des situations. Ce geste révèle toute l’attention portée par le metteur en scène aux configurations relationnelles, aux rencontres entre les personnages, aux échanges. C’est de fait dans la multiplication de ces situations, que les personnages à l’épreuve les uns des autres éclatent dans leurs tiraillements, dans la superposition de leurs identités, dans ce qui les déchire et les fait agir simultanément : ils sont inquiets les uns pour les autres, contre les uns les autres, amoureux ; ils sont des mères, des femmes et des hommes de, des amants et des mentors, des ennemis jurés.

Les deux mises en scènes se rejoignent en ce même principe : elles font des personnages, dans tous les sens du terme et les uns pour les autres, des épreuves. Mais si la mise en scène d’un texte qui parle du milieu des années 1980 permet à Arnaud Desplechin d’éprouver ce que Kushner a à dire aujourd’hui de la façon dont nos décors informent nos corps et nos identités, celle de Pommerat vise plutôt à constituer l’écriture de ce texte qui raconte le frottement des identités.

De fait le texte de Contes et Légendes – ce qu’il dit des identités et ce qu’il en montre – est la façon des contes et légendes le résultat d’une forme d’oralité performatrice essentielle. La pièce est largement écrite par sa mise en scène, qui seule articule véritablement son écriture. Joël Pommerat est un homme du théâtre avant le texte : sa matière première de travail est d’emblée celle du lieu, du collectif, de la série de rôles pour chacun et dès lors d’une épreuve permanente de l’altérité.

Or si ces paramètres tiennent une place aussi essentielle dans le travail de Joël Pommerat, c’est bien parce qu’il a cœur ces questions de sociétés, de relations humaines et de bouleversement des identités qui font notre époque, et que ce lieu du théâtre est déjà une mise en forme de ces questions. A charge de la configuration du collectif théâtral, celle des configurations des relations humaines ; puisque le théâtre de Joël Pommerat est nécessairement informé par les bouleversements contemporains, il convient de comprendre comment à son tour Pommerat dérange les formes théâtrales, pour que du théâtre comme orchestration collective, puissent se répondre quelque chose au monde contemporain.

Au sortir de Contes et Légendes, il est fascinant de prendre la mesure de l’illusion théâtrale : parmi les spectateurs, certains ne se rendront compte de rien, d’autre remarqueront, mais il faudra de toute façon un certain temps à chacun pour comprendre que les enfants sur scène, filles et garçons, sont interprétés par des femmes adultes. Et cela fonctionne parfaitement, que ce soit au moment où l’on est dupé par le jeu, les costumes, les lumières, ou lorsqu’on s’aperçoit du dispositif. Au contraire, même dévoilée, rien de cette identité ne s’écroule puisqu’elle dit quelque chose de la société, et des rôles que l’on se donne ou qui nous collent à la peau.

On se laisse entièrement convaincre par cette proposition, parce qu’elle fait sens ; à l’évidence rendue possible par les moyens de l’interprétation et de la mise en scène, elle prend corps dans la série de fictions qui se joue au théâtre. Parmi celles-ci, un moment est particulièrement puissant, juste mais aussi merveilleux de drôlerie : dans un univers familial, un garçon tout juste adolescent se dispute avec son père, qui supporte mal de le voir porter la robe de sa mère – seul moyen pour lui de se faire respecter par ses petits frères et sœurs, quand la mère se trouve internée en psychiatrie et qu’il n’y a plus personne pour tenir le foyer. Deux conceptions de la virilité et du courage masculin s’affrontent, dans ces deux âges de la vie d’un homme : le père qui préfère quitter l’appartement plutôt que d’effectuer les tâches traditionnellement assignées à la femme, fuit littéralement la scène ; le garçon (interprétée par une femme) décide de se « comporter en homme comme sa mère », de porter la robe qui constitue le blason de ce courage guerrier.

Le spectateur accepte cette superposition de critères d’identité ; le rire fonctionne comme chez Molière, dans l’espace de la sanction, de la reconnaissance, de la réciprocité des formes, mais il s’applique à une série de nuances : il y a l’identité physique, physiologique de la voix, des corps, de la poitrine des actrices qui est cachée ; il y a l’identité que l’on perçoit, que l’on assigne s’en sans rendre compte aux positions des corps, aux habits, au jeu ; il y a toutes ces fictions d’identité, dont certaines sont données par le contexte, les relations avec les autres, et donc une partie résulte de ce que chacun projette de désir, pour soi, pour la société, pour les autres. Je veux être un homme. Je veux être guéri. Je veux être ton amoureuse.

Comment le théâtre, lieu d’une mise en fiction collective des identités, déjoue les assignations

C’est l’endroit où le théâtre peut répondre aux tensions contemporaines. De la difficulté d’articuler ces différentes nivaux d’identité souvent irréconciliables, les deux pièces mettent quelque chose de partageable en scène, qui fonctionne ; cette mise en œuvre est un fait politique parce qu’elle tient et ne tient que collectivement. Non seulement sous l’œil du spectateur, et par l’interaction des acteurs qui interprètent magistralement ces rôles et ces identités, mais aussi par le fait d’écriture au théâtre, souvent manqué par le spectateur dans ce qu’il a de collectif, parce qu’il résulte justement d’une concorde de nuances, de demi-teintes, de superpositions et de cohabitation des altérités.

A cet égard, il faut souligner ce que le travail essentiel et particulièrement orfèvre de la costumière Isabelle Deffin qui collabore avec Joël Pommerat depuis longtemps, a de révélateur : le costume contemporain, comme la mise en fonctionnement collective d’une identité au théâtre, n’a pas vocation à se rendre évident. La seule évidence est ce groupe de jeunes garçons qui jouent sur scène, si jeunes et à l’aise qu’ils ne semblent pas jouer, mais être simplement à la sortie du collège, inconscients du public qui les observe.

Or d’un point de vue technique, cette évidence n’a rien d’évident ; tout le travail d’Isabelle Deffin est de monter cette illusion qui amène le spectateur à lire une identité, à assigner un corps à un âge, un sexe et une position sociale sans s’apercevoir que cette assignation relève d’une interprétation. Transposer ce quotidien à la distance visuelle d’un plateau, l’accorder au corps d’une actrice ou d’un acteur et à son identité préexistante, rendre l’interprète à l’aise avec ce déguisement et le public à l’aise avec ce regard-là, est une affaire de détail et de taille de vêtement, d’accordance des accessoires par leurs formes et leurs couleurs, mais aussi par les univers de sens qu’ils charrient avec eux. C’est coller aux traits du corps et les nuancer, patiner le vêtement pour suggérer une habitude, et enfin fondre tout cela dans les couleurs du décor avec une minutie qui ne vise qu’à se rendre invisible en tant que telle sur le plateau, depuis le siège du spectateur.

Le travail d’Isabelle Deffin est ainsi essentiel, au-delà de l’illusion théâtrale, à l’écriture même de la pièce. En tant que costumière contemporaine, elle participe avec les acteurs et le metteur en scène à l’écriture d’un personnage, elle rend son identité possible aux yeux de chacun : aux yeux du spectateur, au corps de l’actrice, possible sous les lumières et dans la scénographie, possible dans l’écriture générale du metteur en scène.

Quand on prend la mesure de cette fiction identitaire, comme de son fonctionnement effectif dans le cadre de la représentation et de l’identification du spectateur, les tensions identitaires qui peuvent faire polémique dans le cadre de la représentation théâtrale se trouvent désamorcées. Il s’offre à nouveau la possibilité régénérante de poser la question de la société, des relations humaines et des émotions, d’une autre manière. De fait la question demeure, mais non plus seulement identitaire, et elle demeure au théâtre comme au lieu d’une épreuve et d’un renouvellement des formes.

L’identité que l’on reçoit au théâtre, que l’on voit et que l’on questionne, est déjà une œuvre collective. Elle est à l’épreuve des personnages qui se frottent et se heurtent les uns aux autres, dans la sensualité des caresses et des disputes mises en scène par Desplechin ; elle est à l’épreuve du spectateur qu’elle concerne dans sa fiction même, et en cela elle est un fait politique opérant qui fait déjà société. Or ce fait sous-jacent, discret, mais primordial dans le travail de Joël Pommerat, constitue une réponse magistrale du théâtre aux tensions qui menacent sans cesse d’embourber les questions contemporaines dans les seules valeurs identitaires – ce que révèlent, observent et travaillent ces deux scènes contemporaines, chacune à leur façon.

Angels in America, de Tony Kushner, mise en scène d’Arnaud Desplechin, à la Comédie française du 18 janvier au 27 mars 2020.
Contes et légendes, création de Joël Pommerat, théâtre des Amandiers, du 9 janvier au 14 février 2020.


Rose Vidal

Critique, Artiste