Société

Retraites : les femmes doublement pénalisées

Sociologue

La réforme des retraites s’inscrit dans la même logique que l’évolution du salariat. Avec l’introduction croissante d’une part variable, les salariés sont invités à « faire leur salaire », avec le calcul par point ils devront désormais « faire leur retraite ». Cette logique individualiste et soi-disant méritocratique reporte en réalité sur les individus les risques du marché, et perpétue les inégalités comme les injustices. L’exemple des femmes est en la matière particulièrement révélateur.

Après une Licence professionnelle Banques et Assurances menée en alternance dans une entreprise bancaire il y a une douzaine d’années, Mathilde y obtient un poste de conseillère particuliers en CDI. Elle y gravit progressivement les échelons pour acquérir le statut cadre et accède au poste d’adjointe commerciale il y a trois ans. Elle touche aujourd’hui un salaire de 36 000 € bruts annuels, associé à une prime sur objectifs de 5 700 € bruts annuels, une prime d’intéressement et une de participation.

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Si cette carrière paraît de prime abord exemplaire, elle n’en est pourtant pas exempte d’obstacles. Bien que Mathilde estime avoir bénéficié du soutien de l’entreprise pour sa progression de carrière, elle considère néanmoins avoir été pénalisée par ses deux maternités. Chacune s’est en effet vue assortie d’un gel de salaire de deux années, lequel se solde par un écart salarial conséquent avec ses homologues masculins qu’elle sait impossible à rattraper à l’avenir. À cette perte de salaire s’ajoute celle des primes sur objectifs. Outre le fait qu’elle n’en bénéficie pas pendant le congé maternité, elle doit refaire ses preuves à son retour pour démontrer qu’elle les « mérite ».

L’idée répandue selon laquelle le salaire devrait être à la mesure du mérite individuel pénalise en premier lieu les femmes. Le parcours de Mathilde avec laquelle je mène un entretien en 2014 est emblématique des discriminations salariales dont elles sont victimes. D’après une étude récente de l’Insee, cinq ans après l’arrivée d’un enfant, les mères perdent environ 25 % de leurs revenus salariaux par rapport à ce qui se serait produit sans cette arrivée. Et pour celles aux revenus les plus faibles, la perte s’élève à 40 %, alors même qu’aucun écart significatif n’est observé concernant les pères.

Cette perte de revenu s’explique essentiellement par l’interruption ou la réduction de l’activité des mères après la naissance. Mathilde n’a pas interrompu sa carrière pour s’occuper de ses enfants. Pourtant, d’après les données de l’Insee, en 2013, une femme sur deux réduit ou cesse temporairement son activité après une naissance (contre un homme sur neuf). Mathilde ne travaille pas non plus à temps partiel. En 2017, toujours d’après l’Insee, c’est le cas de plus de 30 % des femmes contre seulement 8 % des hommes. La population à temps partiel est à près de 80 % féminine. Or qui dit temps partiel dit salaire partiel. Même si l’écart se réduit, les salaires des femmes en Équivalent Temps Plein (ETP) restent ainsi inférieurs de 19 % à ceux des hommes en 2016, et toutes choses égales par ailleurs, l’écart se maintient à 8 %.

Si la lutte contre les inégalités à la retraite implique d’agir sur les pensions de retraite, elle passe aussi par une action contre les inégalités salariales.

Or il a été démontré que les inégalités salariales entre femmes et hommes sont un des facteurs essentiels des inégalités en matière de pension de retraite. D’après la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du Ministère des solidarités et de la santé), en dépit d’une réduction de l’écart, la pension moyenne des femmes est en effet inférieure de 38,8 % à celle des hommes en 2016 (1 065 € par mois contre 1 739 €). L’écart se réduit à 24,9 % si on tient compte des pensions de réversion. Un long chemin reste donc à parcourir en matière d’égalité hommes-femmes.

Mais alors que le gouvernement se targue du fait que les femmes seraient « les grandes gagnantes » de la réforme des retraites, celles-ci se mobilisent depuis des mois « à cause de Macron » pour obtenir le retrait de ce projet de loi dont elles estiment être « les grandes perdantes ». Si la lutte contre les inégalités hommes-femmes à la retraite implique d’agir directement sur les pensions de retraite, elle passe également par une action contre les inégalités salariales. Or le système de retraite par points s’inscrit dans la continuité d’une idéologie néolibérale enjoignant les salarié·e·s à « faire leur salaire » pour « faire leur retraite », participant au contraire d’un renforcement des inégalités.

Dans Le Nouvel Esprit du salariat, j’analyse les conséquences concrètes du déploiement des rémunérations variables sur le monde du travail, mouvement emblématique de ces valeurs individualistes et méritocratiques qui irriguent l’ensemble de la société. Depuis les années 2000, on assiste en effet à un mouvement de complexification et de diversification des pratiques de rémunération. Dans les années 1950, la norme était celle d’un salaire de base fixe et collectif, reposant sur les grilles de classification négociées au niveau de la branche. Il était régulièrement augmenté sous la double influence de l’ancienneté et des hausses générales de salaires. Dorénavant, les rémunérations des salarié·e·s comprennent à la fois des éléments fixes et variables, individuels et collectifs.

En 2014, selon les données de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère du travail), 82,8 % des salarié·e·s bénéficient ainsi de primes et compléments de salaire, les éléments variables représentant en moyenne 19,2 % de la rémunération brute globale. Et ils ne viennent pas seulement s’ajouter au salaire de base, mais parfois s’y substituer. Le salaire devient de la sorte flexible, individualisé et échappe en partie à la régulation collective de branche pour se négocier au niveau de l’entreprise, voire directement avec la hiérarchie.

Ce mouvement est emblématique du nouvel esprit du salariat, une idéologie favorisant l’avènement d’un travailleur autonome et responsable. Les managers usent des rémunérations variables comme d’un outil de mobilisation des salarié·e·s. En les enjoignant à « faire leur salaire », il s’agit de les responsabiliser pour obtenir un engagement total au travail en leur donnant le sentiment que, comme des travailleurs indépendants, ils ne s’inscrivent pas dans un lien de subordination vis-à-vis de l’employeur, mais qu’ils travaillent pour leur propre compte. Les primes variables seraient ainsi justifiées au motif qu’elles permettraient d’établir des inégalités « justes » entre salarié·e·s en fonction de leur mérite et de leur travail.

C’est dorénavant aux salarié·e·s d’assumer les risques du marché et de déployer des stratégies pour y faire face et stabiliser leur condition.

En réalité, ces stratégies patronales opèrent un report des risques sur les salarié·e·s dorénavant chargé·e·s de « faire leur salaire ». Le nouvel esprit du salariat participe d’une remontée de l’incertitude au cœur même du salariat stable. Responsabilisé·e·s sur leur salaire, c’est dorénavant aux salarié·e·s d’assumer les risques du marché et de déployer des stratégies pour y faire face et stabiliser leur condition.

L’enquête démontre pourtant qu’ils/elles n’ont que peu de prise sur la conjoncture économique et que leurs primes ne sont guère à la mesure de leurs efforts. Dès lors, pour reprendre les termes de Robert Castel, la « concurrence entre égaux » tend à se substituer à « la société des semblables ». Si cette dernière est une société différenciée et inégalitaire, elle dote les différentes catégories sociales des mêmes droits protecteurs, droit du travail et protection sociale.

L’inscription des individus dans des collectifs protecteurs a ainsi permis l’acquisition de ces protections, tandis que l’État est le garant de cette propriété sociale permettant de juguler l’insécurité sociale. Mais lorsque la dimension statutaire du salariat se trouve vidée de sa substance au profit de sa dimension marchande et contractuelle, comme l’y incite l’injonction à « faire son salaire », les salarié·e·s se trouvent alors livré·e·s à eux/elles-mêmes et entrent dans une « concurrence entre égaux » pour affirmer leur différence dans le seul but d’améliorer leur propre condition.

Mais tou·te·s ne disposent pas des mêmes ressources pour stabiliser leur condition et se distinguer face à la concurrence. Quand certain·e·s peuvent s’en saisir comme d’une nouvelle opportunité, d’autres s’en trouvent au contraire fortement pénalisé·e·s. Le fait que les procédures de répartition des rémunérations variables soient peu formalisées et relèvent uniquement de la responsabilité du manager accroît ainsi les risques de discriminations à l’égard des femmes.

Moins enclines que leurs collègues masculins à solliciter leur hiérarchie pour négocier leurs rémunérations, elles tendent par conséquent à être oubliées au moment de la distribution des primes. Suspectées en permanence d’une faible disponibilité et d’un moindre investissement au travail, qu’elles aient des enfants ou pas, les femmes peinent en outre à faire reconnaître qu’elles « méritent » leurs primes. Et après un congé maternité, il n’est pas rare que leur salaire soit gelé plusieurs années et leurs primes diminuées, le temps pour elles de refaire leurs preuves.

La prise en compte de l’ensemble de la carrière pénalise doublement les femmes.

Sous couvert de permettre la reconnaissance du mérite individuel, l’enquête démontre que les inégalités salariales découlant de la mise en œuvre de ces formes de rémunération variables et individualisées sont rarement « justes ». On voit là les méfaits d’une logique individualiste et soi-disant méritocratique appelant à « faire son salaire ». Elle se solde par un renforcement des inégalités salariales hommes-femmes qui pénaliseront une nouvelle fois ces dernières au moment de la retraite.

Le système de retraite par points s’inscrit en effet dans la même logique visant à responsabiliser les salarié·e·s, non seulement sur leur salaire, mais sur leur retraite. Loin de préserver les femmes, elles risquent d’être les premières à en pâtir. Alors que s’en tenir aux meilleures années permettait de réduire le poids des discriminations salariales subies tout au long de leur carrière sur le calcul de leur pension, la prise en compte de l’ensemble de la carrière pénalise ainsi doublement les femmes.

Et ce n’est pas la majoration de 5 % par naissance accordée aux parents qui permettra de compenser la disparition des huit trimestres par enfant dont les mères bénéficiaient jusque-là et qui permettaient à nombre d’entre elles de partir à 62 ans avec une retraite complète. Quand il s’agit pour le gouvernement de renforcer le caractère contributif des retraites plutôt que leur caractère redistributif, au motif que garantir l’égalité des assurés sociaux suppose qu’un euro cotisé rapporte le même nombre de points pour tou·te·s, cela revient à ignorer et à légitimer les inégalités salariales injustes qui jalonnent les parcours professionnels des femmes.

 

NDLR : Sophie Bernard vient de publier Le Nouvel Esprit du salariat, PUF.


Sophie Bernard

Sociologue, Professeure de sociologie à l'Université Paris-Dauphine, chercheuse à l'IRISSO

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