Société

Les villes dans la pandémie

Sociologue

Alors que le confinement se prolonge, il convient de rester attentif aux restrictions des libertés et aux conséquences de l’isolement social. Il nous faut craindre l’opportunité que la pandémie offre aux pouvoirs en place, refuser le spectacle de panique mis en scène par les médias, trouver des moyens pour lutter contre le fossé qui se creuse entre classe moyenne protégée et classe ouvrière exposée, explorer les différentes formes de diversité capables de concilier ville verte et ville saine, et utiliser les nouvelles technologies pour affirmer, au sein de la ville, le pouvoir de la communauté.

Dans Homo Sacer, le philosophe italien Agamben parle de la répression qui surgit lorsqu’un état d’exception est instauré. La vie des personnes se trouve réduite à un minimum biologique, comme dans les camps de concentration nazis. Mais cette réduction peut persister une fois les conditions exceptionnelles passées. Le sociologue Alain Touraine a montré, il y a déjà longtemps, comment la situation en temps de guerre avait légitimé la réglementation étatique de la vie des gens, et ce bien après la fin de la deuxième guerre mondiale. Les structures du pouvoir exploitent les crises, les utilisent pour légitimer un contrôle élargi.

La panique permet d’exploiter une crise. Dans les pays riches, rares sont les jeunes qui, de nos jours, connaissent la discipline militaire, qui n’a d’autre but que de faire en sorte que les soldats, sous le feu, gardent la maîtrise d’eux-mêmes ; paniquer sur le champ de bataille, c’est la mort garantie ou presque. Or les médias, ivres de panique, nous présentent ces extrêmes que sont la maladie et la mort comme un destin inévitable. Lorsqu’une bonne nouvelle surgit – la diminution de la maladie en Chine, par exemple – la place que lui consacrent les médias est bien moindre que celle accordée à, disons, la comparaison de la pandémie du Covid-19 à la peste noire du XIVe siècle. C’est absurde, mais la comparaison excite. C’est ainsi que le pouvoir des médias sert l’État dans son projet de normalisation. Je ne minimise pas du tout la pandémie actuelle, je dis simplement qu’il faut y répondre sans paniquer, et qu’elle constitue une « bonne occasion », à défaut d’une formule plus adéquate, d’exploitation.

Voilà la perspective à laquelle les villes sont confrontées aujourd’hui : les mesures prises pour contrôler les centres urbains survivront à la pandémie ; les règles qui, notamment, régissent l’espace public, dictent la distance sociale et dispersent les foules persisteront même après que nous ayons trouvé les moyens médicaux de vaincre la maladie. Nous disposons d’un précédent historique récent. Après le 11-Septembre, la réglementation régissant les rassemblements publics, le contrôle de l’accès aux bâtiments et les spécificités de construction d’édifices à l’épreuve des bombes est restée inscrite dans les textes légiférant ces domaines. La « distanciation sociale », nécessaire dans l’immédiat, menace de devenir une norme imposée par les pouvoirs publics même après que les gens, grâce à un vaccin efficace, n’ont plus de raison impérieuse de craindre la proximité des autres.

Cette situation nous oblige ainsi à réfléchir aux problèmes auxquels la ville devra faire face après la pandémie. Le premier de ces problèmes est l’isolement social, sinistre cousin de la distanciation sociale. La pandémie – en particulier en Europe – a fait prendre conscience du problème posé par la gestion d’un grand nombre de personnes âgées vivant seules. À Londres, d’où j’écris, 40 % des personnes âgées vivent seules ; à Paris, 68 %. Elles connaissent déjà une distanciation sociale et la solitude n’a rien de bon pour leur santé physique ou mentale. Les gouvernements, à mon avis, sont incapables de voter des lois permettant de surmonter la solitude que crée la distanciation sociale imposée. Il s’agit plutôt d’un défi pour la société civile urbaine, un défi pour lequel nous allons avoir besoin de nouveaux concepts en matière de communauté.

Envisager l’adéquation ville saine/ville verte nous oblige à repenser radicalement la densité.

La pandémie met également les urbanistes au défi de repenser l’architecture de la densité. La densité est la raison d’être des villes ; la concentration des activités dans une ville stimule l’activité économique (ce qu’on appelle « l’effet d’agglomération ») ; la concentration des personnes est un bon principe écologique pour faire face au changement climatique, en ce qu’elle permet d’économiser des ressources d’infrastructure. Et c’est une bonne chose socialement, les gens étant, dans une ville dense et diversifiée, exposés à d’autres groupes que ceux auxquels ils appartiennent.

Cependant, pour prévenir ou inhiber de futures pandémies, il est possible que nous ayons besoin de trouver de nouvelles configurations de densité, qui permettraient aux gens de communiquer, de voir leurs voisins, de participer à la vie urbaine même lorsqu’ils doivent, temporairement, se tenir à distance les uns des autres. Cela fait longtemps que les urbanistes chinois ont inventé une telle forme flexible : la petite cour intérieure au sein des shikumen. Les architectes et les urbanistes doivent trouver son équivalent contemporain.

Les moyens de transport posent un problème plus difficile à résoudre dans le contexte de la densité. Les transports publics présentent l’avantage de regrouper massivement et efficacement des passagers, mais ce n’est pas là une forme de densification saine. Ainsi, les urbanistes de Paris et de Bogota explorent ce que l’on appelle les « villes à 15 minutes », dans lesquelles les gens peuvent se rendre à pied ou à vélo dans des petits pôles d’activités denses, plutôt que de se déplacer mécaniquement vers quelques grands centres de la ville. Mais il faudrait une révolution économique pour y parvenir — en particulier dans les villes en voie de développement où, comme à Bogota, les usines se trouvent loin des barrios et bidonvilles où vivent les travailleurs.

Voilà qui met en évidence un problème criant : comment concilier ville saine et ville verte ? Il existe des points de rencontre évidents à petite échelle, par exemple la mise en place de moyens pour que les plus démunis n’aient plus à brûler leurs ordures et cessent ainsi de contribuer à la pollution. Cependant, envisager l’adéquation ville saine/ville verte nous oblige à repenser radicalement la densité.

La pandémie révèle en outre l’étendue des inégalités sociales. Le travail que les gens peuvent faire depuis chez eux est en grande partie un travail de classe moyenne : le ramassage des ordures, la plomberie ou d’autres emplois tertiaires tout aussi manuels ne peuvent se faire en ligne. Si la pandémie actuelle laisse une trace durable dans le monde du travail, je crains que celle-ci ne soit le creusement de l’écart entre travail manuel et travail intellectuel, et une classe ouvrière encore davantage exposée à des conditions de travail potentiellement insalubres.

Mais il est également possible que la pandémie soit l’occasion d’humaniser l’utilisation des hautes technologies dans les villes. Jusqu’à présent, les modèles de « ville intelligente », mis en place il y a une génération, ont été axés sur la réglementation et le contrôle — l’État en ligne. Or cette pandémie a permis l’apparition d’excellents programmes et protocoles capables de créer de la communauté. Je suis particulièrement impressionné à Londres par le nombre de réseaux de soins mutuels qui se développent dans des communautés comme la mienne qui, bien que diverse, n’en était pas vraiment une jusqu’à présent.

Pour résumer, il nous faut craindre l’opportunité que la pandémie offre aux pouvoirs en place, refuser le spectacle de panique mis en scène par les médias, trouver des moyens pour lutter contre le fossé qui sans cesse se creuse entre une classe moyenne protégée et une classe ouvrière exposée, explorer les différentes formes de diversité capables de concilier ville verte et ville saine, et utiliser les nouvelles technologies pour affirmer, au sein de la ville, le pouvoir de la communauté.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Richard Sennett

Sociologue, Professeur à la New York University et à la London School of Economics, fondateur de Theatrum Mundi

Mots-clés

Covid-19