International

Épidémythes

Anthropologue

Le coronavirus serait un Frankenstein d’aujourd’hui, une créature qui aurait échappé à son créateur… Pour expliquer un phénomène dont on a du mal à identifier l’origine, on entend, aux quatre coins du monde, des discours qui s’opposent et empruntent aux croyances et aux coutumes, pour former des épidémythes. Ces discours nous font aussi réfléchir à la façon dont est élaboré le discours scientifique, et ce qui le sous-tend.

Comme le disait Lévi-Strauss, l’anthropologie n’a pas vocation à statuer dans le domaine des sciences, qu’il s’agisse de la physique, de la biologie ou de l’économie. Sa tâche est de traiter du symbolisme qui accompagne toutes les activités humaines, sans que la priorité accordée aux représentations et aux mythes ne puisse être conçue en aucune manière comme une mise en cause de la démarche scientifique en tant que telle.

Les situations de crise comme celles que nous connaissons actuellement avec la pandémie du Covid-19 et la diffusion d’un nouveau virus font apparaître, ou ravivent, toute une série d’interrogations et de peurs que certains qualifieraient d’ancestrales mais qui, quelle que soit leur ancienneté réelle ou supposée, sont éminemment favorables à la saisie de mythes.

Parallèlement à la contagion occasionnée par le virus, il existe en effet, comme diraient les cognitivistes, une « contagion des idées » qui prend appui sur le caractère invisible de la première pour se répandre de par le monde grâce aux réseaux sociaux. Trois aspects peuvent être distingués dans cette contagion des idées ou épidémythes : le mystère du patient-zéro ; le mythe de Frankenstein ; et la sorcellerie et la magie.

Le mystère du patient-zéro

Le thème du patient-zéro n’est pas étranger à l’anthropologue qui se voit souvent interroger sur l’origine des pratiques, des coutumes, en un mot de la culture. D’où vient telle institution, tel terme ? Sont-ils d’origine étrangère ou autochtone ? Et cette question a-t-elle un sens, en dehors précisément du sens que lui accordent les acteurs sociaux à une époque donnée, dans un lieu donné ?

Cette thématique de l’origine supposément autochtone ou importée du virus Covid-19 revêt une importance cruciale à l’heure actuelle. En effet, le débat fait rage entre les Chinois et les Occidentaux, sur la question de savoir si le Coronavirus est originaire de la province de Wuhan ou pas, indépendamment de son origine géographique précise (on y reviendra) : le désormais fameux marché de poissons « humide », ou les laboratoires P3 et P4.

Les différents pays et autorités scientifiques avancent chacun de leur côté de multiples origines possibles pour le Covid-19 en tentant d’identifier un patient-zéro. Ce peut-être un Chinois dont on a dit qu’il (ou elle) avait fréquenté successivement le marché au poisson de Wuhan puis qu’il (ou elle) avait travaillé dans un de ses laboratoires, et aurait ensuite infecté le reste de la population. Mais d’autres patients-zéro apparaissent en Italie, dans la région lombarde, tandis que des chercheurs de l’université de Cambridge en Grande-Bretagne font désormais l’hypothèse qu’il y aurait eu plusieurs souches de Covid-19, et que celle affectant les patients de Californie, par exemple, serait différente de celle qui commet ses ravages à New York.

Face aux accusations dont elles font l’objet de la part des gouvernements occidentaux, les autorités chinoises, de leur côté, présentent désormais une version extrêmement complexe de l’origine du Covid-19, visant bien entendu à les disculper de l’extension de l’épidémie. Mais il faut retenir que l’argumentation du gouvernement chinois a le mérite de faire l’hypothèse d’une origine multiple du Covid-19, même s’il a été repéré initialement à Wuhan. On s’explique mal, dès lors, qu’elles conservent de façon contradictoire l’hypothèse d’un patient-zéro.

Cet épisode, ou plutôt ce mythème du patient-zéro, nous rappelle celui de l’épidémie du Sida, qui a donné lieu elle aussi à des représentations contradictoires de la part des Européens et des Africains. L’hypothèse d’une origine simiesque de la propagation du VIH à l’homme a été en effet confortée ultérieurement par l’identification d’un patient-zéro, en l’occurrence un voyageur qui, dans les années 1900, aurait quitté le Cameroun pour le Congo belge (actuelle RDC), et aurait transporté avec lui le rétrovirus que lui avait probablement transmis un singe. Le VIH aurait été disséminé ensuite le long des voies de chemin de fer dans toute l’Afrique centrale, et de là sur toute l’étendue de la planète.

À ce récit scientifique, élaboré par un chercheur de l’Université d’Oxford en 2014 sur des bases phylogénétiques, correspond un récit symétrique, que nous avons pu recueillir voici quelques années au Mali. Celui-ci qui imputait de façon contradictoire la diffusion du Sida en Afrique à des Européens coupables, selon mes interlocuteurs, de s’être livrés à des accouplements avec des chiens.

Ces versions contradictoires se retrouvent actuellement à propos de l’épidémie de Covid-19 puisque, alors que les Occidentaux incriminent la Chine, les Sénégalais, sur la base d’informations relatives à l’arrivée dans leur pays d’un voyageur français contaminé, accusent la France de les avoir « coronisés ». Ainsi se reproduit, au-delà des recherches de scientifiques soucieux en principe d’identifier le coronavirus et d’en faire l’épidémiologie, un autre drame mettant en jeu les relations asymétriques entre les différents continents, ainsi que le racisme sous-jacent. Dans ce jeu de billard à trois bandes, les Chinois peuvent trouver un appui chez les Africains, dont certains replacent la « colonisation épidémiologique » dans le temps long de la traite négrière et de la colonisation économique.

Il faut ajouter que, parallèlement à ce schéma postcolonial de la colonisation épidémiologique de l’Afrique par les Européens, se met en place un schéma de classes accusant les riches, les puissants, ceux qui voyagent à l’étranger, d’être à l’origine de la contagion. Il n’existe donc pas de patient-zéro puisqu’il n’y a pas d’origine, à part celle qui est revendiquée par les uns et par les autres au sein d’un rapport de forces mettant en jeu des continents, des pays ou des classes sociales. La patient-zéro est un patient politique, qui n’acquiert de sens que s’il s’échappe de l’éprouvette du laborantin.

Le mythe de Frankenstein et le Covid-19

Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte d’affrontement géopolitique, la pandémie ait donné lieu aux spéculations les plus folles sur l’origine de la dissémination du Covid-19. La thématique de la créature qui échappe à son créateur, comme dans le roman de Mary Shelley, a ainsi refait son apparition, mais dans une version spécifique, qui là encore se situe dans le cadre des relations asymétriques entre la Chine et l’Occident.

Les expériences effectuées au sein des laboratoires de Wuhan ont ainsi été rendues responsables de la pandémie, en raison du manque de précaution supposé des biologistes chinois. Même si ces laboratoires ont été construits, au moins pour ce qui concerne la partie high tech, grâce à l’aide de la France, l’absence de sécurité a été imputée aux défauts de construction de ces sites. En outre, la collaboration entre laboratoires français et chinois n’aurait jamais abouti, et aurait de fait échappé à la partie française. Bref, on aurait mis entre les mains des Chinois un joli jouet dont ils auraient été incapables de se servir, laissant fuir le néfaste virus soit directement à partir de bâtiments insuffisamment sécurisés, soit par le biais d’un·e employé·e infecté·e qui aurait à son tour transmis la maladie à son entourage.

Allant encore plus loin, le Professeur L. Montagnier, co-découvreur contesté du virus du Sida, prétend que dans ce ou ces laboratoires de Wuhan aurait été menée une expérience consistant à introduire des séquences de VIH dans le Covid-19 afin de créer un vaccin.

En définitive, le mythe de Frankenstein se trouve pleinement réalisé à travers ces différentes séquences, mais dans des conditions spécifiques puisqu’il met aux prises des parties asymétriques. Tout se passe comme si, en effet, la créature (le Covid-19) « produite » par un pays certes développé bien que doté de pratiques étranges (pangolin, chauve-souris) et peu soucieux de transparence, avait échappé à son créateur premier – la France, en l’occurrence –, soit un pays doté d’une technologie de pointe et respectueux des protocoles scientifiques.

Inutile de dire que ces spéculations offrent un terrain extrêmement favorable au développement du complotisme, en Europe et aux États-Unis mais aussi en Afrique et sans doute dans d’autres parties du monde. Comme le racisme, le complotisme est en effet un mode extrêmement « économique » pour les dominés de toute sorte, pour trouver une explication commode à des phénomènes qui les dépassent, et qui peinent à trouver une explication scientifique clairement et immédiatement disponible.

Sorcellerie et magie

Comme on l’a dit, la pandémie du Covid-19 est vue en Afrique comme une maladie de blancs, d’étrangers mais aussi d’Africains riches, une « maladie du froid », des « climatisés », ceux qui voyagent au loin en Chine et qui empruntent donc des avions dont les cabines sont pressurisées. Le Coronavirus apparaît, dans ce contexte, aux yeux des pauvres, comme une sorte d’ordalie venant réparer en quelque sorte les injustices commises à leur encontre.

C’est d’autant plus vrai que cette épidémie, comme d’autres ayant précédemment affecté l’Afrique, est véhiculée par un vecteur invisible dont la circulation s’apparente en quelque sorte à la sorcellerie. Au Mali, par exemple, la mort d’une personne n’est jamais considérée comme naturelle et elle est toujours attribuée à un rival malfaisant. L’une des actions préférées de ces ennemis est de se servir d’un essaim d’abeilles transportant des flèches empoisonnées (korte) venant frapper la personne à éliminer. On conçoit donc que le Coronavirus, qui se déploie comme une armée invisible et qui s’adapte en mutant à ses différents publics, puisse être d’une certaine façon assimilée à la sorcellerie.

Mais les ressemblances s’étendent aussi à la prophylaxie puisque le meilleur moyen de se protéger de ces attaques en sorcellerie, est, après consultation d’un devin ou d’un marabout, de faire des sacrifices, de s’enduire de lotions (nasi) et de se doter d’amulettes (sebe). Dans le cas de la prophylaxie occidentale, il s’agit d’ériger des gestes-barrières, de se confiner et de se doter de masques dont l’efficacité, surtout les masques chirurgicaux, est limitée, mais dont l’une des fonctions essentielles est peut-être de rassurer son porteur, à l’instar des Africains qui se couvrent de fétiches protecteurs.

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La pandémie actuelle permet ainsi, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de révéler de manière quasi instantanée grâce à internet, non seulement les rapports de force asymétriques entre pays et continents, mais également de confronter les différents systèmes de pensée présents à la surface du globe. Cette confrontation permet en particulier d’interroger les récits scientifiques à la lumière d’autres récits qui ne sont pas forcément concurrents des premiers, mais qui ont pour intérêt de mettre en lumière leurs non-dits, et les procédures intellectuelles cachées sur lesquels ils reposent.


Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Mots-clés

Covid-19