Société

Voir les morts de la pandémie grâce aux sciences sociales

Historien

A défaut de cadavres, seuls les chiffres nous permettent de prendre conscience de l’ampleur de la pandémie. En lieu et place de Thucydide, Shakespeare, Defoe ou Manzoni, ce sont désormais les sciences sociales qui se chargent de porter la mort à notre connaissance quotidienne. Une analyse d’un grand historien américain, auteur récent du magistral ouvrage Le Travail des morts.

Certaines de nos façons de parler de la pandémie n’auraient pas détonné il y a plusieurs millénaires : elles remontent à loin – la peste d’Athènes, rapporte Thucydide, fit son apparition en « Éthiopie, au-dessus de l’Égypte : de là [elle] descendit en Égypte et en Libye et se répandit sur la majeure partie des territoires du Roi [la Perse] ». Sa temporalité géographique, à l’image de la nôtre, gagne en détails : elle survint quelques jours après l’invasion des Spartiates par la mer ; la maladie frappa d’abord le port, le Pirée, et de là se propagea à la ville haute. La structure du récit de Thucydide est probablement dictée par la nature même de la chose : épi-démique – qui s’abat sur le peuple, un grand mal qui vient d’ailleurs. Peut-être transmis par quelque force surnaturelle, magie noire ou peuple étranger, à moins que ce ne soit un complot fomenté par une puissance ennemie ; au moins, cette fois, les Juifs n’y sont pour rien.

Tout comme le Covid-19, les pandémies antiques n’avaient que faire de la vertu : les hommes et les femmes « mus par le sentiment de l’honneur […] négligeaient toute précaution » – aujourd’hui nous dirions nos héros du corps médical – et « périssaient également » dans l’Athènes antique. Et, comme aujourd’hui, il fallait parfois des mesures drastiques pour frapper les esprits et convaincre les gens de la nécessité d’une distance sociale. Manzoni, dans son roman Les Fiancés, qui se déroule pendant l’épidémie de peste à Milan en 1630 (et dont les éléments historiques se fondent sur une source du XVIIe siècle), raconte comment le tribunal de la santé de la ville a ordonné qu’un char transportant les cadavres nus d’une famille entière morte ce jour-la soit conduit au milieu d’un rassemblement à l’occasion  de la fête de la Pentecôte « afin que la multitude pût y voir une preuve horrible de “l’épidémie” ». « On cru donc à la présence de la peste », écrit Manzoni.

Et contrairement à Thucydide, Shakespeare, lui, aurait été familier du flot de chiffres qui nous submerge chaque jour. Dans le monde anglophone, la première collecte systématique de données précisant la date et le lieu des inhumations – les Bills of Mortality, ou lettres de mortalité qui donnent les statistiques hebdomadaires, paroisse par paroisse, de la mortalité à Londres – débute en décembre 1592, lorsque la peste fait son retour cette année-là. 10 622 morts à la fin de 1593. C’est cette source, dont la publication hebdomadaire n’a jamais cessé, qui rend si réel, si crédible le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe, comme si ce dernier l’avait vécu de première main, alors qu’en fait il n’avait que cinq ans lors de la grande peste de 1665 dont ce livre est la chronique. « Enterrés du 15 au 22 août dans les cinq paroisses de la Cité et des Libertés de Westminster : 598 ; peste 488. » Nous, comme l’auteur, tentons d’appréhender le fléau, cette dernière épidémie du genre en Angleterre, grâce aux chiffres.

Et comme aujourd’hui, les chiffres étaient à la fois attirants et suspects : « Dans la Cité, cette semaine, sont morts 7 496 ; dont 6 102 de la peste », note Samuel Pepys dans son journal à la date du 31 août 1665. Mais il estime ce nombre en dessous de la réalité. Le nombre réel, selon lui, est plus proche de 10 000 ; l’écart serait dû non seulement au fait que face à la quantité de morts, on n’aurait pas pris la peine de comptabiliser beaucoup de pauvres, mais aussi que, n’ayant pas été enterrés par un prêtre dans l’Église d’Angleterre, les Quakers et d’autres ne figureraient pas dans le registre paroissial.

Dès le XIXe siècle, médecins et fonctionnaires envisagent les maladies en général, et les épidémies en particulier, à travers des statistiques sociales. L’épidémiologie, l’étude de l’incidence et de la diffusion des maladies sur une population diversifiée, est l’un des héritages des philosophes, bien que le mot lui-même – du moins en anglais – soit venu plus tard. Mais même l’explosion d’épidémiologie qui a accompagné le choléra, la typhoïde, le typhus et l’autre grande infection assassine d’il y a deux siècles, n’est rien en comparaison de ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.

Les sciences sociales sont notre ligne de vie – certes flageolante – qui nous rattache à la réalité, présente et future, qui façonne notre existence au jour le jour.

On se souviendra du coronavirus 2020 comme l’épidémie de sciences sociales de l’ère moderne. Le déluge de données et d’analyses est tel que leur quantité même a modifié, d’un point de vue qualitatif, la manière dont la plupart d’entre nous – ceux qui ne sont pas directement au contact des malades et des mourants – pensent cette crise. Et les exigences imposées à ceux d’entre nous peu habitués à penser de la sorte sont considérables. Dans le New York Times d’aujourd’hui, il y a un article qui explique le R0 – R zéro –, dont on nous dit qu’il est plus aléatoire qu’on pouvait le croire mais « devrait façonner notre monde dans les mois à venir » (il s’agit du nombre moyen de personnes qu’un sujet contagieux peut infecter). Plusieurs paragraphes d’exemples de ce qu’il adviendrait en fonction des différentes valeurs de R0 ont peut-être aidé ceux d’entre nous qui ont suivi des cours de statistiques en troisième cycle et qui ont la patience de s’y replonger.

Un autre article sur les tests de dépistage propose aux lecteurs un lien vers le Covid Tracking Project qui donne, chaque jour, des totaux cumulés (à prendre avec des pincettes) notamment des résultats des tests américains ; mais comment comprendre cette information lorsqu’un autre article fait état du manque de fiabilité de tous les tests disponibles sur le marché américain à l’exception de trois ? Et voilà qu’un troisième article annonce qu’« au cours des dernières semaines, nous nous sommes tous un peu familiarisés avec les modèles épidémiologiques », et ce en guise d’introduction d’un graphique qui donne cinq projections très différentes pour le mois prochain.

Pourquoi ce tsunami de sciences sociales, ou plutôt pourquoi nous plongeons-nous dedans avec tant d’enthousiasme ? D’une part, parce qu’il est là. Impossible à éviter. L’augmentation rapide de la puissance de calcul et des représentations graphiques ont permis de traiter et d’afficher, plus ou moins clairement, des données avec une rapidité sans précédent. Mais aussi parce que, pour la grande majorité d’entre nous qui ne soignons pas les malades ou qui n’avons pas perdu un être cher au Covid-19, les sciences sociales sont notre ligne de vie – certes flageolante – qui nous rattache à la réalité, présente et future, qui façonne notre existence au jour le jour. Personne ne nous confronte à des cadavres nus lors de rassemblements interdits comme à Milan au XVIIe siècle.

Nos morts sont disséminés, cachés. Le nombre de décès (848) dû au Covid-19 depuis le début de la pandémie sur les 12 305 km2 du comté de Los Angeles représente environ un cinquième des décès dus à la peste (3880) survenus au cours d’une seule semaine (du 15 au 22 août 1665) sur les 3,1 km2  des paroisses de la Cité de Londres. Pour les habitants de ces dernières, les chiffres et les statistiques sociales rudimentaires confirmaient l’horreur de ce qu’ils voyaient. Pour nous, une science des données bien plus avancée, sous ses nombreux avatars, est en grande partie tout ce que nous pouvons connaître.

Mais je pense que nous – aux États-Unis et au Royaume-Uni – avons aussi soif de ces données en raison de l’incapacité des dirigeants politiques à les analyser pour nous et à formuler des réponses rationnelles aux menaces qu’elles indiquent. Au lieu de cela, nous avons droit à un spectacle de clown quotidien qui réduit à peu près au silence les cadres administratifs compétents, ceux-là même qui pourraient nous aider à planifier un avenir et à comprendre un passé. On en viendrait à voir les sciences sociales comme la réponse de la société civile face à l’échec de l’État ; c’est comme si, en comprenant une forme de modélisation de ce qui a lieu, nous pouvions en saisir le sens et survivre sans l’aide de notre affligeant président et de ses acolytes. Heureusement, dans certains endroits – la Californie est bénie à cet égard – il semblerait que l’analyse des données et les instances gouvernementales soient en phase. On y serait presque tenté de confier la compréhension poussée des sciences sociales, bien au-dessus des compétences du profane, à des esprits plus éclairés que le nôtre.

traduit de l’anglais Hélène Borraz


Thomas Laqueur

Historien, Professeur à l'université de Californie à Berkeley

Mots-clés

Covid-19