Santé

Pendant la pandémie, les maladies continuent…

Chercheur et praticien en neurologie

Les secteurs Covid-free des hôpitaux sont étrangement vides depuis le début de l’épidémie, et ce n’est pas à cause du manque de ressources : on note une baisse significative du nombre de patients. Pourtant les maladies n’ont pas réellement diminué, elles sont seulement confinées avec les malades. Alors, lorsque le tsunami Covid aura fini de déferler, attendons-nous à un tsunami « Covid-free », non moins sévère.

Aussi stupéfiant que cela puisse sembler, les autres maladies ne vont pas disparaitre pendant la pandémie Covid-19. Douleurs thoraciques, troubles digestifs et syndromes abdominaux, déficits neurologiques transitoires et autres malaises divers et variés ne vont pas s’effacer poliment pour laisser toute la lumière à SARS-CoVid-2. Oui, pendant la pandémie, on continue d’être malade. Et, pour être plus précis encore, il n’est pas absolument nécessaire de tousser, d’avoir de la fièvre et d’éprouver des difficultés à respirer pour avoir besoin de secours médicaux, parfois même de façon urgente !

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Et pourtant, c’est bien l’impression qui a dominé, à partir du 16 mars, dès les premières semaines du confinement, en médecine de ville comme en milieu hospitalier. Avec la déprogrammation des chirurgies non urgentes, des consultations et des explorations fonctionnelles et radiologiques, les spécialités médicales qui ne sont pas directement concernées par l’accueil des patients Covid+ s’étaient donc recentrées sur leurs urgences propres, et ont tenté de suivre, par téléconsultation, les personnes souffrant de maladies chroniques. Des secteurs « Covid-free » sont dédiés dans les établissements de santé, avec des filières aménagées, et ainsi, tout fut prêt pour faire face au reste. Le reste : tout ce qui n’est pas le Covid-19 et qui fait le quotidien des services hospitaliers, hors épidémie exceptionnelle, en temps normal, c’est-à-dire, en somme : beaucoup, beaucoup de gens et tout le temps.

Or, force est de constater qu’il n’y a eu personne. Ou si peu.

Il y a eu comme l’évaporation pure et simple d’une activité médicale essentielle, située juste en dessous de l’urgence vitale.

On aurait pu logiquement s’attendre à un tout autre tableau. Imaginez, d’un côté, des secteurs Covid+ débordés, dévorant presque toutes les ressources médicales et l’ensemble du matériel prélevé dans le pot commun et de l’autre, des secteurs Covid-free encombrés, gérés par des soignants réduits au minimum, rationnés en matériel et, pour le coup, débordés eux aussi. La métaphore guerrière, si prisée par le chef d’état, impliquait d’ailleurs la tenue simultanée, nécessairement compliquée, de deux fronts : le premier, extérieur, au contact de l’ennemi, qui bataille contre le virus, et un deuxième, intérieur, contribuant silencieusement à l’effort général, visant à conserver à l’organisme national sa santé intrinsèque. Un front dans l’ombre, modeste mais essentiel, qui assure l’intendance. Et c’est alors que tout s’est passé comme si ce second front avait disparu.

Urgences CoVid-free, téléphones d’astreinte et gardes de spécialité se sont trouvées étrangement et inhabituellement calmes. Les téléconsultations, lorsqu’elles fonctionnent, n’intéressaient qu’une proportion réduite des consultations qui étaient programmées de longue date, les autres étant renvoyées à…plus tard. Plus tard, quand ? Plus tard.

Les urgences neurologiques se sont alors limitées aux prises en charge des accidents vasculaires cérébraux sévères, lorsque les troubles sont très évolués et ne peuvent décemment plus être négligés. Ce qui a proprement disparu, ce sont toutes ces urgences « intermédiaires », celles qui justifieraient un diagnostic rapide et la mise en place de mesures de prévention secondaire, ou une adaptation thérapeutique rapide, parfois un geste simple qui économise des complications retardées. Il y a eu comme l’évaporation pure et simple d’une activité médicale essentielle, située juste en dessous de l’urgence vitale. À un point où on se demande bien ce qu’on faisait d’utile… avant Covid-19.

De façon surprenante, le problème n’était donc pas que les ressources manquaient parce qu’elles étaient affectées ailleurs, mais que ces ressources n’étaient simplement pas utilisées, parce que plus personne ne les sollicitait. Les ressources étaient là, l’accès aux ressources faisait défaut. Si une importante réduction des accidents de la circulation a été signalée, elle n’est responsable que d’une partie de cette chute de fréquentation observée. Pour les affections médicales aiguës et chroniques, il faut donc considérer que les patients ont toujours été là, mais chez eux, confinés.

Nos collègues neurologues de l’hôpital de Reggio d’Emilie en Emilie-Romagne ont témoigné du « tsunami » hospitalier lié à l’arrivée des patients Covid+. En parallèle à ce déferlement, ils ont rapporté la réduction globale des admissions hospitalières pour un accident vasculaire cérébral (AVC). Non pas parce qu’il y a authentiquement moins d’AVC, mais parce que les patients diffèrent le recours aux services des urgences en espérant une amélioration spontanée de leurs symptômes. Dans le domaine neurovasculaire où « Time is Brain » (« le temps, c’est du cerveau », slogan soulignant la nécessité de ne pas perdre de temps entre l’apparition des premiers symptômes neurologiques et la prise en charge pout la perméabilisation des vaisseaux), cela se traduit par un retard et une majoration de l’impact en terme de mortalité et de handicap.

Le même allongement du délai de recours au soin, en Cardiologie, a été relevé par une équipe de Hong-Kong (Chine). Cette équipe a documenté, pendant l’épidémie, une augmentation de l’intervalle médian de temps écoulé entre le début d’une douleur thoracique et le premier contact médical, passé de 80 minutes (délais mesurés au cours des années 2018-2019) à près de 320 minutes (février 2020), soit quatre fois plus. Ainsi, même un signal d’alerte bien connu du public comme la douleur dans la poitrine et le risque d’infarctus du myocarde est négligé par peur de se déconfiner ! Ainsi, le déconfinement, devenu synonyme de risque accru pour la santé, est découragé également par le souci de ne pas venir encombrer des soignants que l’on voit, dans les médias, harassés par le travail.

La période actuelle nous confronte à un calcul du risque dans un régime d’incertitude élevée.

Mais désormais, le déconfinement en vue, le soin Covid-free devient une perspective tangible. Ainsi, les recommandations de la Haute Autorité de Santé pointent-elles les risques encourus de « perte de chances » pour les personnes qui, souffrant de troubles médicaux, ne disposeraient pas des moyens nécessaires à leur prise en charge. Les activités programmées redémarrent donc progressivement, avec le souci de limiter le flux de patients, les temps de présence etc. Mais les patients seront-ils au rendez-vous ? Dans les unités, nous nous heurtons déjà au refus de certaines personnes de venir simplement réaliser des examens dans les hôpitaux où elles savent que SARS-CoV2 a frappé…

La période actuelle nous confronte à un calcul du risque dans un régime d’incertitude élevée : quel risque encouru par un déplacement dans un cabinet ou un établissement de santé où je crains de croiser le virus ? Quel risque y-a-t-il de reporter de quelques semaines ou quelques mois un examen que je devais subir ? De différer une adaptation dans le traitement chronique que je prends ? Même les conséquences d’une exposition virale est difficile à apprécier : quel risque de faire une infection grave, une complication thrombotique, ou de connaitre un « orage cytokinique », cette manifestation sévère mais rare de la maladie ? On sait à quel point ces petits pourcentages d’évènements négatifs contribuent de façon disproportionné à l’orientation de nos décisions… Parce que le poids accordé à l’évènement en question (mourir asphyxié loin des siens) est proprement exorbitant.

Le déconfinement n’est pas seulement libératoire. C’est aussi la porte ouverte à la possibilité d’un risque. Apparemment maîtrisé, tenu en respect, il n’en demeure pas moins présent, et durablement. La perspective la plus vraisemblable est celle d’un niveau stable, acceptable pour les structures de soin, des nouvelles infections, et non celle d’une disparition prochaine du virus. Les hôpitaux s’organisent pour refermer certaines unités ouvertes expressément pour accueillir les patients portés par la vague la plus haute, tout en conservant des filières spécifiques qui pourront absorber les prochaines victimes.

Dans ce contexte, les personnes souffrant de maladies chroniques, ou celles dont les symptômes apparaissent pendant la pandémie, devront accepter de se risquer dehors, et plus loin, dans les centres de santé. Il en va de leur santé, car il n’y a pas que le coronavirus. Oui, pendant la pandémie, les maladies continuent…

 


Laurent Vercueil

Chercheur et praticien en neurologie, Responsable d'unité au CHU de Grenoble

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