Culture

En ligne depuis l’Opéra, les merveilles de la 3e Scène

Journaliste

Portée par les Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krumpers sous la direction de Clément Cogitore, la plateforme de l’Opéra de Paris « 3e Scène » offre aujourd’hui la possibilité de se laisser porter par des spectacles en ligne et gratuits. Musique, chant, danse, mouvement, corps, mots… Les œuvres proposées, de styles et de longueur très variées, emportent pendant quelques heures le spectateur confiné loin de son canapé.

Tout près, ou très loin du cinéma, les œuvres mises en ligne (gratuitement) par l’Opéra de Paris sous l’intitulé « 3e Scène » offrent un généreux bouquet de propositions visuelles et sonores, sensuelles et subtiles. Initiée en 2015 pour ajouter aux deux scènes réelles de Garnier et de Bastille cet espace virtuel, la proposition a connu un succès particulier grâce aux Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krump exultante d’énergie contemporaine et baroque — au point de donner naissance à un spectacle en chair et en os, qui s’est joué à guichets fermés. Vue plus de 700 000 fois, cette œuvre spectaculairement physique du cinéaste et artiste visuel Clément Cogitore trace une des nombreuses lignes reliant les arts qu’accueille traditionnellement l’Opéra, musique, chant et danse « classique », et de multiples formes de propositions très contemporaines.

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Contemporains les mediums, cinéma, vidéo, arts numériques, contemporains les styles musicaux, vocaux et gestuels ainsi mobilisés. Et contemporaines plus encore peut-être les propositions d’hybridations innombrables et fécondes auxquelles donne lieu le projet initié par le danseur, chorégraphe et producteur Dimitri Chamblas, en partenariat avec la société de production Les Films Pelléas, sur une invitation de Benjamin Millepied alors à la tête du ballet de l’Opéra de Paris. Une soixantaine de vidéos, de longueurs et de styles très variés, sont aujourd’hui disponibles sur le site de la 3e Scène, souvent accompagnées de « compléments de programme » qui enrichissent encore l’ensemble. Voici un florilège de quelques unes des plus remarquables.

Sarah Winchester, opéra fantôme de Bertrand Bonello

L’une des premières réalisations pour la 3e Scène en est aussi un des joyaux. Cinéaste et musicien, l’auteur de L’Apollonide et de Nocturama invente cette fois un conte cruel et fascinant, qui fait place à l’imaginaire fantastique, à l’histoire du capitalisme américain, à l’architecture réelle et rêvée, et à la danse. Celle-ci est incarnée par Marie-Agnès Gillot, d’une présence à la fois très physique et fantasmatique, donnant corps par ses mouvements à la folie meurtrière de la veuve du magnat des armes à feu, hantée par sa fille morte. Les mots et les notes de Reda Kateb construisent les contrepoints incantatoires à cette douleur extrême et cette folie vertigineuse performées par la danseuse. Les lumières, les chœurs, les dessins entrent dans la sarabande fatale, au cours de cette composition médiumnique qui, à certains égards, préfigure le très beau Zombi Child du même auteur.  

Alignigung de William Forsythe

Il est évidemment passionnant que ce duo soit filmé par un chorégraphe aussi habité par le langage cinématographique que Forsythe. Ralenti, mouvements de caméra, gros plan, jumpcut, surimpressions, escamotage à vue sont autant de ressources hors d’atteinte de la création scénique et qu’il mobilise avec inventivité en agençant les mouvements sur fond blanc de ces deux corps d’hommes entrelacés. Sur la musique à la limite du subliminal d’Ikeda, ils sont trois à composer ainsi ces formes à la fois abstraites et très explicitement corporelles, les danseurs Riley Watts et Rauf « Rubberlegz » Yasit, et la caméra de Forsythe, elle aussi virtuose sans effort apparent.

Degas et moi d’Arnaud Des Pallières

« Les danseuses ont cousu mon cœur dans un sac de satin rose. Un rose un peu fané, comme leurs chaussons ». Quand Degas dit cela, le cinéma a déjà opéré tant de miracles qu’on ne voit pas ce qu’il pourrait bien faire dans les 10 minutes qui restent. C’est Michael Lonsdale, évidemment, cette présence magique. C’est le reportage dans sa cuisine, mais par une caméra du début du XXe siècle, avec les mots du peintre inscrits en blanc sur des cartons noirs, mais des images aux couleurs belles comme des autochromes. Il est question d’être très vieux, mais vivant quand même, tandis que voici les danseuses, les petites danseuses ; elles sont habillées comme dans les tableaux qu’on voit au Musée d’Orsay, mais ce sont adolescentes d’aujourd’hui dans le studio au dessus de la place de l’Opéra. Les mots, les mouvements et les couleurs se cherchent et s’esquivent, un jeune homme manie le pastel avec habileté, pas besoin de croire qu’on voit l’artiste de La Classe de danse, l’œil et l’esprit complètent naturellement. Des Pallières décale, fractionne, redouble, ralentit, tourbillonne — c’est ça. Rien d’une reconstitution, une invite. Mais la jeune femme qui marche dans la rue du présent rallume la violence des rapports de domination de l’homme qui déshabillait les petites filles et leur faisait mal. Elle fait surgir la laideur immonde de la haine antisémite qui taraudait le peintre des grâces chorégraphiques. Le cinéma avait encore bien des ressources, pour qu’apparaisse aussi l’inévitable négatif sans lequel aucune image n’existe.

De la joie dans ce combat de Jean-Gabriel Periot

Elles et ils, elles surtout, parlent d’abord. Hors champ, elles disent ce que signifie « venir de banlieue ». Puis, à l’image, elles et ils chantent, ensemble. Respirent, cherchent, se risquent, dans une aventure partagée de la voix. C’est un étrange oratorio, composé pour l’occasion par Thierry Escaich avec des paroles de Periot. Les visages, une trentaine, sont de toutes les couleurs, mais plus souvent sombres. Pas deux présences pareilles, pas deux voix pareilles. Dans ce lieu qui n’est pas le leur, le grand théâtre de Garnier, ses pompes et ses velours, on voit et entend se fabriquer du commun sans diminution des singularités. Les mots chantés sont comme des oiseaux, très noirs d’abord, plus légers ensuite, qui traversent l’espace et la conscience. La beauté de l’image est un hommage, à ces visages souvent marqués par l’âge et l’existence. La mezzo-soprano Malika Bellaribi Le Moal les a guidé d’abord, pour l’élan. Après, elles et ils savent vers quoi aller.

Blue d’Apichatpong Weerasethakul

Bleue est la couverture dans laquelle est enroulée cette femme qui cherche en vain le sommeil. Qu’est-ce qui brûle en elle ? Nous ne saurons que le feu, qui semble naître, de sa poitrine, et finira par contaminer un décor de toiles peintes aux motifs orientalisants. Ces accessoires de spectacle sont la seule trace matérielle d’une relation entre l’œuvre de l’auteur d’Oncle Boonmee et l’Opéra ; on ne chante ni ne danse dans Blue. Mais dans la pénombre où palpite cette flamme qui peu à peu embrase, avec cette sensualité mystérieuse qui est la signature du grand cinéaste thaïlandais, chacun percevra peut-être qu’il s’agit bien ainsi d’un art lyrique, au sens le plus échevelé du mot. Et qui aura eu la chance de découvrir aussi l’œuvre dans sa version sous forme d’installation dans un lieu d’exposition (Blue était entre autres à la Biennale de Venise) pourra mesurer l’étonnante différence qui sépare les deux versions, ou plutôt les effets que produisent, dans des contextes différents, la même œuvre.

Etoiles, I See You de Wendy Morgan

En une poignée de plans d’un imparable noir et blanc, le danseur Lil Buck entre en résonance avec les figures de pierre, de peinture à fresque ou de marbre qui habitent l’Opéra Garnier. Tendre ou comique, impressionnant ou délicat, le jeu des échos mobilise un corps virtuose, mais aussi bien un regard, les doigts d’une main, un léger mouvement du visage. Sur un très beau fragment de free jazz griffé Antonio Sanchez, le geste qui filme rejoint le geste qui danse.

Vers le silence de Jean-Stéphane Bron

Assumant calmement la position modeste de l’observateur documentaire, Jean-Stéphane Bron donne accès à un peu de l’alchimie de l’accomplissement musical. En enregistrant le chef Philippe Jordan faisant répéter à plusieurs reprises un bref moment de la Neuvième Symphonie de Mahler, il capte la précision à la fois hyper rigoureuse et ludique de l’homme à la baguette s’adressant à différents instrumentistes, et tout autant à différents instruments. Ainsi apparaissent quelques jalons sur la voie de ce qui sera accompli ensuite lors de l’exécution en public.

Grand Hotel Barbès de Ramzi Ben Slimane

Dans les rues de Barbès et sur les ailes du conte, le corps noir du danseur Lorenzo Da Silva défie les codes du hip-hop et la fatalité de la misère en une envolée à la fois gracieuse et ironique. Avec l’aide équanime de Wolfgang Amadeus Mozart, les impressionnantes voltes d’artistes du breakdance et les mouvements de l’exilé venu d’un classicisme soudain parfaitement exotique se répondent et se magnifient.

Le Lac perdu de Claude Lévêque

Le plasticien se lance comme dans le vide d’un jeu de formes risqué, parie sur les effets formels, les rimes visuelles, la richesse des matières — béton, brume ou satin. Le Chant pour les enfants morts de Mahler soulève et relie ces aperçus, dans les cintres ou dans les bois, au plus proche de la chute. Au bout, un OCÉAN de néon, signature et ouverture, acte le chemin parcouru sur le fil d’une voix.

C’est presqu’au bout du monde de Mathieu Amalric

C’est un magnifique chant d’amour. Pas ce que l’on entend, ce que l’on voit. On voit cette jeune femme qui cherche, qui travaille au fond de son propre corps, en quête de quoi ? Un son, une voix, une tessiture, on dit « vocalise », mais qu’est-ce que c’est ? Ça se passe là, entre poitrine et entre-jambe, on dirait. Ça se passe dans les muscles et dans la durée, dans le calme et dans la joie. Quelque chose va sortir. Et c’est la plus belle version d’Alien, celle que n’a jamais filmée Brian De Palma. Les pieds, nus, cherchent la note. Ceux qui connaissent ont reconnu la soprano Barbara Hannigan, qui bientôt décolle sur le Yukali de Kurt Weill. La métamorphose, du cheminement de la chenille vocalisante à l’envol chatoyant sur les notes jouées par Simon Rattle n’est pas « magique », mais au contraire infiniment concrète, inscrite dans le quotidien de l’existence et pourtant mystérieuse, vitale. En live, un accouchement, impudique et respectueux.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po