Société

Un pouvoir en bleu de part et d’autre de l’Atlantique – à propos des projets de réforme de la police

Historien

La comparaison entre la police états-unienne et française met en évidence un fait commun aux deux pays : une forme singulière de pouvoir policier qui parvient à déjouer ou à neutraliser les tentatives de réforme. Au-delà du fantasme d’un État dans l’État, l’histoire et la sociologie montrent que les forces de police ne sont ni la simple courroie de transmission des ordres du pouvoir, ni le bras armé de la société mais un pouvoir qui a sa part d’autonomie et d’influence, et qui entretient avec le corps social des relations complexes et ambivalentes. En démocratie, l’usage de la force publique doit pouvoir faire l’objet de délibérations régulières. Pour l’heure, le débat semble plus avancé aux États-Unis qu’en France.

Novembre 2013, New York, États-Unis. Le candidat démocrate Bill de Blasio, qui a fondé une partie de sa campagne sur un programme de réforme de la police, est élu à la mairie de New York. Un an plus tard, alors que les morts d’Eric Garner à New York et de Michael Brown à Ferguson (Missouri) et les décisions de justice de ne pas poursuivre pour meurtre les policiers impliqués ont enflammé une partie du pays et de la ville, de Blasio reprend dans une conférence de presse l’expression « Black Lives Matter » et semble apporter un soutien tacite au mouvement.

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S’exprimant à la fois en maire et en père – marié à une femme noire, il est père de deux enfants métis – de Blasio confesse s’inquiéter pour la sécurité de son fils. N’hésitant pas à établir un parallèle avec Eric Garner, il confie avoir donné à son fils Dante des consignes de prudence dans les interactions que celui-ci pourrait avoir avec la police.

Quelques jours plus tard, deux agents du New York City Police Department (service de police de la ville), sont abattus à Brooklyn à bout portant par un homme venu venger les morts d’Eric Garner et de Michael Brown. Le président de la principale organisation syndicale du NYPD (Police Benevolent Association), déclare que le maire de New York a du sang sur les mains. Lors des funérailles des agents assassinés, de nombreux policiers tournent le dos au maire en guise de protestation. En 2015, des articles de presse et des sondages évoquent l’idée qu’une majorité de New-Yorkais blancs se sentiraient moins en sécurité qu’auparavant. Soucieux de sa réélection, le maire annonce finalement en juin 2015 une augmentation du budget du NYPD, de manière à permettre des recrutements supplémentaires.

Juin 2020, Paris, France. Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, qui a longtemps nié à la fois la réalité et le concept même de violence policière, annonce, lors d’une conférence de presse organisée, des mesures destinées à améliorer la déontologie des forces de l’ordre, après deux semaines de protestations contre les violences et le racisme policiers. Il mentionne l’éventualité d’une suspension « pour chaque soupçon avéré d’actes ou de propos racistes » et l’interdiction d’une technique d’interpellation dite d’étranglement. Les syndicats réagissent immédiatement et expriment la colère de policiers qui se sentent lâchés par leur ministre. Aux yeux de la base, racontent plusieurs titres de presse, le ministre ne serait plus le « premier flic de France » – ce que, au demeurant, il n’a jamais été.

Divers rassemblements sont organisés, en dépit des règles sanitaires alors en place, ainsi que des jets symboliques de menottes au sol. « Les collègues sont en colère. Ils se sentent blessés dans leur honneur », résume un représentant syndical. Le ministre de l’Intérieur s’empresse de recevoir, deux jours durant, les organisations syndicales, lesquelles font part à la presse des regrets exprimés par le ministre. Le ministre adresse alors une lettre à ses troupes pour clarifier et réaffirmer sa position tout en faisant des concessions. L’enchaînement des faits appelle d’emblée ce constat : quelle autre profession est-elle capable d’obtenir aussi instantanément l’attention de son ministre de tutelle et de le faire politiquement bégayer ?

Au-delà des difficultés que pose la comparaison d’organisations policières fort distinctes, ces deux séquences mettent en évidence un fait commun aux deux pays : une forme singulière de pouvoir policier qui se repère à la capacité des forces de police à déjouer ou à neutraliser les tentatives de réforme. Dès lors, la question du racisme dans la police ne saurait être simplement envisagée comme un reflet du racisme présent dans la société de manière générale et les mesures destinées à l’endiguer uniquement comme un problème d’éducation ou de formation. Les polices apparaissent comme des corps professionnels spécifiques, appuyés sur des faisceaux de représentations et disposant des relais politiques, médiatiques et culturels suffisamment comparables pour qu’on opère un rapprochement entre les États-Unis et la France.

Force de frappe institutionnelle et pouvoir politique

Entre les deux systèmes, la première différence est institutionnelle : une organisation décentralisée en 18 000 polices différentes aux États-Unis, une police nationale – quoique divisées en plusieurs corps – en France. Les polices américaines organisées localement sont un élément central de l’appareil gouvernemental municipal. Leur poids politique découle d’abord de leurs effectifs importants : le NYPD, première force de police du pays, compte ainsi 55 000 employés dont plus de 35 000 policiers, ce qui en fait le deuxième employeur de l’administration municipale derrière le département de l’éducation.

Les organisations syndicales policières qui se sont généralisées à l’échelle du pays à la fin des années 1960 dans un contexte de remise en cause des brutalités policières et de limitation constitutionnelle du pouvoir policier (le fameux arrêt de la Cour Suprême donnant par exemple le droit aux prévenus de garder le silence en cas d’arrestation), bénéficient de taux de syndicalisation très importants et exercent une forme de contre-pouvoir à l’intérieur des institutions. Leur permanence leur confère une influence potentiellement supérieure à celle de chefs de la police au mandat relativement bref : dans les grandes villes, ces derniers restent en poste en moyenne deux ans et demi quand Patrick Lynch est à la tête de son syndicat (PBA) depuis vingt ans à New York.

Les syndicats se rangent également derrière les policiers accusés de fautes : Bob Kroll, dirigeant du syndicat policier à Minneapolis a ainsi défendu les agents impliqués dans la mort de George Floyd et qualifié le mouvement de protestation de « terroriste ». Bénéficiant par ailleurs à la fois du soutien des élus républicains (anti-syndicats de manière générale mais pro-police) et des élus démocrates (pro-syndicats), ils disposent d’un pouvoir politique sans commune mesure avec celui de la plupart des salariés états-uniens. Organisés en lobbys, ils contribuent au financement des campagnes électorales, font jouer leurs relais importants auprès des assemblées des États et parviennent à obtenir accords de branche, règlements et législation limitant le pouvoir disciplinaire accordé à leurs supérieurs.

Du côté français, le rattachement des services de police, y compris désormais de la gendarmerie, au ministère de l’Intérieur confère théoriquement à son ministre une autorité incontestable. Cependant, cette situation institutionnelle met également le ministre en position de cible. Les corps de policiers, également fortement syndiqués en France, « ont acquis dans la société contemporaine un pouvoir de pression inédit sur le pouvoir politique puisque leur fronde éventuelle, qui ne peut prendre la forme d’une grève, risque toujours de mettre le pouvoir à nu, en particulier dans les périodes de tension ».

De New York à Paris, le mode opératoire est similaire. Après l’intervention de Christophe Castaner, le secrétaire général du premier syndicat français de policiers a appelé ses « collègues à ne plus interpeller, à ne plus intervenir ». Aux États-Unis, on appelle « grippe bleue » la pratique collective consistant pour de nombreux policiers à ne pas aller travailler ou à travailler a minima. Ajoutons enfin que les forces de police entretiennent avec la justice de part et d’autre de l’Atlantique une relation certes constamment imprégnée de tensions et de reproches mutuels, mais également de proximité. Les deux institutions ont besoin l’une de l’autre pour travailler, ce qui rend les poursuites de policiers par la justice toujours délicates.

Relais médiatiques

New York, juillet 2014. Dans le journal New York Post, le journaliste Michael Goodwin intitule son éditorial « Pourquoi de Blasio salit le NYPD », en réaction à une conférence de presse du maire de New York dans laquelle celui-ci avait noté la montée des tensions entre une partie de la population et le NYPD.

Paris, 23 mai 2020. La chanteuse et actrice Camélia Jordana évoque dans une émission télévisée la défiance que suscite la police dans une partie de la population française. D’un côté, elle témoigne du sentiment de crainte que suscite la police auprès d’une partie de la population dans laquelle elle s’inclut, et de l’autre elle fait référence, en des termes crus, à des situations de brutalité policière. Deux jours plus tard, les chaînes d’information continue consacrent une large partie de leur antenne à la « polémique » qui n’a cessé d’enfler. Les paroles de la chanteuse font l’objet de condamnations quasi unanimes des animateurs des chaînes de télévision, « des syndicats de policiers et de représentants politiques de droite et d’extrême droite, plébiscités sur les plateaux ; quant aux rares invités souhaitant ouvrir le débat sur les violences policières, ils se verront opposer des rappels à l’ordre cinglants ».

Les accusateurs de Camélia Jordana ne semblent par ailleurs pas distinguer entre les deux aspects de son intervention qui n’invitent pas au même mode de réfutation (l’un portant sur un sentiment de crainte, l’autre portant sur des actes) – alors même que l’invocation du sentiment d’insécurité fait désormais partie du répertoire politique courant. Autrement dit, qu’elles prennent la forme d’un témoignage personnel (celui de Camélia Jordana ou celui de Bill de Blasio invoquant le sort de son fils Dante) ou qu’elles prennent la forme d’une réflexion sur les pratiques policières courantes, ces prises de position critiques sont en butte à des attaques visant à les invalider, au nom d’une atteinte à l’honneur de la police ou à l’idée même de sa fonction (la police ne saurait être raciste ou brutale puisqu’elle est censée protéger les citoyens).

La lecture politique de cette séquence est familière. Ce qui est moins souvent évoqué est la relation structurelle qui lie depuis près de deux siècles la police à la presse. Les faits-diversiers, les « spécialistes police justice » des grands titres de presse et singulièrement aujourd’hui des chaînes télévisées mobilisent principalement, dans l’exercice de leur travail journalistique, des sources policières. Les contraintes économiques contemporaines des médias traditionnels ont accentué cette dépendance à des sources gouvernementales et amoindri leur capacité de critique. Le succès des médias alternatifs s’explique en partie par la défiance conjointe et croissante vis-à-vis de cette alliance structurelle.

La police partout dans le paysage culturel

Les sociétés contemporaines sont imprégnées de représentations empruntées à l’univers policier. Qu’on pense à l’expression « good cop/bad cop » passée dans le langage courant en anglais comme en français, ou à la popularité des t-shirts ou casquettes siglées NYPD. Quelle autre profession a été plus représentée dans les fictions modernes que celle de la police ? Quelle autre profession est autant accompagnée sur le terrain dans les innombrables « documentaires » sensationnalistes ou émissions « d’enquête » des télévisions américaines et françaises ? Chacun d’entre nous peut ainsi se faire une idée de la façon dont un policier doit interroger un suspect. Bref, les policiers sont devenus des acteurs centraux des imaginaires contemporains : le métier de policier est une des rares professions sur laquelle n’importe quel citoyen peut prétendre disposer d’une forme de « savoir ».

Par ailleurs, l’image idéalisée de la police qui en ressort tient moins à l’héroïsation de tel ou tel personnage, ou à la valorisation systématique des policiers – la fiction regorge de policiers au statut moral ambivalent, qu’on pense au détective Andy Sipowicz dans la série NYPD Blue ou au lieutenant Escoffier et à la capitaine Berthaud dans la série Engrenages – qu’au fait que la police domine le paysage culturel et que les personnages, en dépit de leurs travers personnels, apparaissent presque toujours comme de « bons flics », dotés d’une capacité indiscutable à repérer et confondre les criminels. C’est bien la compétence professionnelle qui est en dernier ressort le sujet central des séries policières.

Le fait que Véronique Genest, interprète pendant vingt ans de la commissaire Julie Lescaut, ait été récemment invitée sur les plateaux de Cnews pour parler des violences policières doit être moins compris comme une incongruité que comme un révélateur de cette imprégnation culturelle. Des études universitaires de part et d’autre de l’Atlantique portent d’ailleurs sur les effets de la fiction tant sur le public que sur les policiers eux-mêmes[1]. De manière paradoxale, la valorisation de la police dans la culture populaire, loin d’avoir atténué le sentiment ancien, présent dès le XIXe siècle, des policiers d’être coupés de la société ou mal-aimés, l’a simplement reconfiguré en soumettant les policiers à un régime de visibilité et de comparaison avec leurs équivalents fictionnels.

Il est ainsi une figure dont on peut retracer la généalogie jusqu’au début du XXe siècle et qui n’a fait que gagner en importance avec le triomphe des fictions policières et des politiques sécuritaires : celle du policier expert et connaisseur de la société, familier des bas-fonds et des secrets inavoués, témoin d’épisodes dramatiques et porteurs de vérité sur l’humanité ordinaire. S’il a une validité certaine, ce statut privilégié de la police dans l’éventail des professions disposant d’un savoir sur la société (des médecins aux enseignants, des chercheurs aux conducteurs de bus), n’est pas sans poser question. On peut même estimer que la police l’a emporté sur la sociologie comme figure d’autorité à mesure que le traitement social des désordres urbains laissait la place au traitement sécuritaire. Lors de soulèvements urbains, les policiers sont fréquemment interrogés dans les médias, non comme partie-prenantes d’un conflit, mais comme experts.

La mort de George Floyd, un moment de bascule ?

Pourquoi la vidéo montrant le meurtre de George Floyd a-t-elle connu une telle diffusion planétaire et réussi à déclencher un phénomène mondial de protestation, qui a surpris tous les observateurs et touché des individus et des groupes jusqu’ici peu sensibilisés à cette question ? Il est possible d’émettre plusieurs hypothèses complémentaires. L’une renvoie à un attachement partagé pour les libertés publiques, les droits humains et civiques fondamentaux, renforcé ces dernières années par diverses formes de militantisme lié aux questions policières (Black Lives Matter aux États-Unis ou comité Adama Traoré en France).

Une autre tient à la capacité d’identification à la victime de la part de groupes sociaux, notamment jeunes, ayant grandi dans un univers urbain et/ou culturel empreint de diversité ethnique et raciale – qu’on pense au succès planétaire du rap et du RnB, ou à la popularité des acteurs ou des sportifs noirs. Enfin, une dernière interprétation me semble liée au fait que cet enregistrement profondément tragique et troublant renvoie à une situation cognitive à la fois culturellement familière et politiquement dissonante. Le document vidéo active, chez le spectateur qui n’a jamais subi personnellement une interpellation policière ou même qui n’en a jamais été le témoin, une réaction mentale de disjonction progressive: « Je connais cette scène, je sais comment cela va se passer ensuite mais…. CELA NE DEVRAIT PAS SE PASSER AINSI ! CELA NE PEUT PLUS SE PASSER AINSI ».

Si d’autres images de mort – comme celles de migrants lors de traversées de la Méditerranée ou de victimes de guerre – n’ont pas abouti à la mobilisation durable des opinions publiques, peut-être était-ce le fait que ces images étaient fixes (photos plutôt que vidéos), mais peut-être cela s’explique-t-il aussi par le fait que nous sommes capables d’associer la mort de George Floyd à des schéma communs de perception. Il est difficile de prévoir les conséquences à long terme des mobilisations actuelles contre le racisme policier de part et d’autre de l’Atlantique.

Cependant, toute ambition de réforme de la police impose de réfléchir à la dimension particulière du pouvoir policier. Au-delà du fantasme d’un État dans l’État, l’histoire et la sociologie montrent que, dans les sociétés démocratiques modernes, les forces de police ne sont ni la simple courroie de transmission des ordres du pouvoir, ni le bras armé de la société, mais un pouvoir qui a sa part d’autonomie et d’influence, et qui entretient avec le corps social des relations complexes et ambivalentes. En démocratie, l’usage de la force publique doit pouvoir faire l’objet de délibérations régulières. Pour l’heure, le débat semble plus avancé aux États-Unis qu’en France.


[1] David D. Perlmutter, Policing the Media: Street Cops and Public Perceptions of Law Enforcement, Thousand Oaks, CA, Sage, 2000 ; Guillaume Le Saulnier, « Ce que la fiction fait aux policiers. Réception des médias et identités professionnelles », Travailler, 2012, n° 27, p. 17-36, disponible en ligne.

Yann Philippe

Historien, Maître de conférences en histoire et civilisation américaines à l'Université de Reims Champagne Ardenne

Mots-clés

Black Lives Matter

Notes

[1] David D. Perlmutter, Policing the Media: Street Cops and Public Perceptions of Law Enforcement, Thousand Oaks, CA, Sage, 2000 ; Guillaume Le Saulnier, « Ce que la fiction fait aux policiers. Réception des médias et identités professionnelles », Travailler, 2012, n° 27, p. 17-36, disponible en ligne.