Economie

Annuler la dette des pays du Sud, pour que rien ne change ?

Sociologue, Politiste

Au-delà des solutions d’urgence visant à réactiver la pompe au financement de marché, la crise économique mondiale qui s’annonce offre l’occasion de remettre en question l’aliénation structurelle des États aux marchés financiers internationaux. Un détour par l’histoire enfouie de l’architecture économique internationale fait rejaillir les alternatives à un ordre financier mondial qui gouverne désormais certains États dominés à la façon d’entités commerciales banalisées.

Annuler les dettes ou, à tout le moins, introduire une pause ou un moratoire. À l’occasion de la crise du Covid-19, cette cause politique qui restait jusqu’à présent cantonnée au cercle des organisations non gouvernementales et critiques de l’ordre international établi semble désormais gagner des sphères plus légitimes, depuis les cénacles de la haute finance globale jusqu’aux think thank du prince[1]. Le mercredi 15 avril 2020, le G20 a approuvé la suspension du service de la dette de soixante-seize pays du Sud.

Les États les plus riches, évacuant la possibilité d’une annulation, se sont engagés sur un report de paiement du principal et des intérêts de la dette, mais en l’accordant au cas par cas et exclusivement en ce qui concerne les dettes bilatérales (d’État à État), sans traiter du problème des dettes multilatérales, ni de celles qui sont dues au secteur privé. Quelques semaines plus tard, le 13 mai, une coalition de 300 parlementaires menée par Bernie Sanders demandait, dans une lettre au FMI, une « annulation extensive de la dette » pour ces mêmes pays. Les dépenses liées à l’urgence sanitaire et à la mise à l’arrêt de l’activité économique laissent entrevoir la perspective d’une crise vis-à-vis de laquelle les pays du Sud, déjà très endettés, auront bien du mal à faire face.

À mesure que le consensus s’étend pour mettre en œuvre des mesures exceptionnelles face à une situation exceptionnelle, s’affaisse dans le même temps la remise en cause de l’ordre disciplinaire qui lie les pays les plus pauvres aux marchés de capitaux, aux États dominants ainsi qu’aux organisations internationales à travers les formes juridiques et monétaires de la dette, comme si l’annulation des dettes annulait aussi les rapports de domination structurels entre pays du Nord et pays du Sud. Les propositions d’allègements divers de la contrainte, identifiant certes une situation hors normes, sont conçues pour soutenir les souscriptions d’obligations souveraines et rétablir au plus vite la normale de l’ordre de marché.

Par exemple, le rôle du politique (et de la puissance souveraine) est compris comme consistant à reconnaître et certifier l’état d’exception afin de « compléter » des contrats qui étaient par nature incomplets, puisqu’ils n’avaient pas prévu dans leurs clauses l’amplitude sans précédent de la crise sanitaire et économique actuelle : « loin de miner les marchés du crédit », ces actions doivent au contraire permettre de « soutenir ces marchés[2]». Sans se cantonner à un tel script, l’histoire enfouie de l’architecture économique internationale fait rejaillir les alternatives à un ordre financier mondial qui gouverne désormais certains États dominés à la façon d’entités commerciales banalisées.

Le surendettement et l’insoutenabilité des dettes de nombreux pays fragiles et dominés de l’architecture financière internationale n’a dès lors rien de surprenante. Ces dernières années, la CNUCED – Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement – alertait déjà sur les niveaux d’endettement très élevés des pays du Sud et sur leur fragilité face à de potentiels chocs externes. Au-delà des solutions d’urgence visant à réactiver la pompe au financement de marché, cette crise représente l’occasion de remettre en question l’aliénation structurelle des États aux marchés financiers internationaux afin de mieux saisir les conditions de leur subversion.

L’aliénation structurelle des États aux marchés de capitaux

Les obligations souveraines sont au cœur de la relation entre États et marchés de capitaux. Ces emprunts peuvent être détenus tant par des entités publiques (on parle de dette du secteur « officiel ») que des entités privées (banques, gestionnaires d’actifs). Les États s’engagent chaque fois à les rembourser à une certaine échéance et font rouler leur dette, en refinançant les anciennes dettes par l’émission de nouvelles obligations. Mais cette dette a un prix, mesuré notamment par le taux d’intérêt et celui-ci dépend de l’évaluation que font les éventuels souscripteurs (aidés par les agences de notation) de la capacité financière et économique comme de la volonté politique et institutionnelle de chaque État d’honorer ses contrats.

L’un des principaux critères de cette évaluation est la mise en place de politiques économiques « saines », comprendre des choix favorables au public social des investisseurs : des budgets équilibrés, une inflation faible, un marché de l’emploi compétitif, une priorité accordée aux taxes sur la consommation par rapport aux taxes sur le patrimoine, la dépolitisation de la monnaie, c’est-à-dire le respect de l’exclusivité marchande dans les décisions d’allocation des crédits à l’économie. Cette aliénation aux intérêts et désirs (ou techniquement dits « fondamentaux ») des marchés financiers globalisées, n’a rien de naturel.

Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les capitaux mondiaux étaient soumis à un contrôle politique et la valeur des monnaies obéissait à des logiques diplomatiques. La finance était domestiquée, y compris au cœur de l’hégémonie américaine naissante. Henry Morgenthau, secrétaire du Trésor américain affirmait pendant la conference de Bretton Woods que le but de l’accord était de « chasser les prêteurs usuraires du temple de la finance internationale[3]». La liberté financière devait être sacrifiée et n’était pas considérée comme compatible avec un système de taux de change stable et un ordre commercial international libéral.

La dette des États du Sud, jusque dans les années 1990, était principalement détenue par des banques ou des organisations multilatérales. La crise de la dette des années 1980 a ouvert la voie aux mesures d’ajustement structurel ainsi qu’à la financiarisation des titres de créance. Le « Brady Plan », du nom du Secrétaire au Trésor étasunien Nicholas Brady, a précipité ce mouvement en initiant en 1989 un vaste programme de restructuration de la dette de certains États visant explicitement à transformer les anciens emprunts bancaires en titres négociables, que les acteurs privés pourraient coter aisément et éventuellement céder sur un marché de l’occasion, dit secondaire.

Ces infrastructures, qui étaient en partie facteurs de liquidité et d’attractivité pour les États, ont aussi ouvert la voie à des nouvelles formes disciplinaires juridico-marchandes. Pour conserver leur côte sur les marchés, les États situés à la « périphérie » du système financier international devaient se conformer aux standards légaux des places financières dominantes de Wall Street ou de La City. Bien qu’exerçant un contrôle effectif sur leurs territoires et leurs populations, pour gagner la confiance des investisseurs et vendre leurs obligations sur les marchés, ces États n’avaient pas d’autre choix que de consentir aux lois faisant foi pour les investisseurs et devaient renoncer à leur immunité souveraine.

En mars 2009, près de 69 % des obligations des marchés émergents en circulation émises sur les marchés internationaux étaient régies par la loi de New York. Ce faisant, ces gouvernements acceptent d’être justiciables comme n’importe quelle entité commerciale et abandonnent leur idiosyncrasie[4]. En émettant une dette en grande quantité, ils obtiennent des facilités à court terme de financement mais s’exposent aussi à d’éventuels rachats spéculatifs de leur dette sur les marchés de l’occasion par des fonds procéduriers, ou dits fonds vautours, et prêts à poursuivre dans les cours de justice afférentes (notamment étatsuniennes) les États qui, en situation de détresse, ne respecteraient pas à la lettre leur contrats.

Quand un État ne peut plus assurer toutes ses obligations sociales, sanitaires et financières, la seule perspective qui s’ouvre est celle d’une « restructuration », c’est-à-dire l’ouverture d’une négociation auprès de ses créanciers pour rééchelonner la dette, leur faire accepter une perte partielle (en principal ou en intérêts), en échange de la garantie d’être remboursés sur le restant. Aboutir à un tel accord permet d’envisager une sortie de crise, en desserrant l’étau qui enserre les finances publiques, en retrouvant l’accès aux marchés de capitaux et en réduisant le risque de propagation de la crise à d’autres États. Mais, à l’opposé d’un allègement ponctuel de dette, c’est dans la structuration internationale de ces restructurations et faillites (non-)organisées que se jouent les rapports entre États et marchés de capitaux.

L’histoire oubliée de la résistance aux règles occidentales de marché

L’histoire de la gouvernance économique mondiale est écrite par ses vainqueurs, rendant invisibles les alternatives et les résistances aux règles occidentales de marché. C’est pourtant une telle histoire qui permet de dénaturaliser l’aliénation des États aux marchés financiers globalisés. Un premier acte de résistance consiste alors à restaurer symboliquement, dans l’historiographie de la gouvernance économique, les tentatives d’instauration d’un Nouvel Ordre Économique International (NEO). Ces projets politiques et économiques étaient portés par les juristes, économistes et diplomates du Groupe des 77 – pays du Sud alliés à l’ONU – dans les années 1960 et 1970, avant que la vague néolibérale rende toute alternative économique momentanément impensable.

De la conférence de Bandung en 1955 à la résolution des Nations Unies pour un nouvel ordre économique international (NIEO) en 1974, le Tiers Monde s’est historiquement imposé comme un projet politique[5]. Nombre de ces nations décolonisées réclamaient des règles économiques internationales équitables, leur conférant le pouvoir de produire et d’échanger des biens et en faisant d’elles des partenaires égaux des pays occidentaux. La réorganisation du commerce international était censée transformer l’architecture financière internationale, la politique monétaire, les tarifs douaniers et soutenir le processus d’industrialisation. Le NIEO s’opposait donc radicalement au projet néolibéral d’établir le libre-échange au niveau mondial[6].

La création de la CNUCED en 1964 a constitué une étape importante dans cette direction. Alors que l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) encourageait la réduction et l’élimination des barrières commerciales, la CNUCED est devenue le principal bastion de la pensée critique, défendant une intervention des États dans le ré-ordonnancement des marchés à l’échelle globale. La thèse de Raul Prebish était au centre de cette organisation naissante : sans régulation économique, les pays du Sud étaient condamnés à exporter principalement des matières premières et à importer des produits manufacturés.

Cette asymétrie était renforcée par la dégradation des « termes de l’échange », c’est-à-dire par l’augmentation continue des prix des produits manufacturés par rapport à ceux des matières premières. L’objectif était de reconstituer des leviers d’action politiques pour renverser ce déséquilibre, en développant des secteurs industriels capables d’accroître les exportations et de substituer à certaines importations une production locale. Cela devait s’appuyer notamment sur des mesures protectionnistes, comme des barrières tarifaires, combinées à des politiques d’appui aux secteurs concernés.

La dette, ce problème secondaire

Si le surendettement des États a progressivement été mis à l’agenda des discussions à la CNUCED, ce n’est pas en tant que problème sui generis, qui s’expliquerait par des logiques spécifiques, mais comme une conséquence directe du déséquilibre structurel entre les pays du Nord et du Sud dans le domaine du commerce international. Les déséquilibres commerciaux entrainent des déficits de réserves monétaires et des déficits budgétaires, menant inévitablement à un endettement structurel et continu. La difficulté ou l’incapacité des États à honorer leurs dettes, ne saurait être traitée comme un problème isolé, causé par une gestion nationale défectueuse, mais comme le résultat de ces asymétries internationales du commerce mondial en termes de flux de capitaux qui appellent, quant à elle, à un traitement politique.

À la fin des années 1960, la CNUCED a lancé un effort conjoint pour mesurer les problèmes de service de la dette auxquels étaient confrontés les pays du Sud et a fait des recommandations pour réformer l’architecture financière internationale. Lors de la préparation de la conférence de la CNUCED à Lima en 1971, des propositions pour un mécanisme international de restructuration de la dette ont été discutées pour la première fois mais ont été rapidement rejetées par les pays occidentaux. Avec la crise pétrolière de 1973, la dette des pays du Sud s’est encore détériorée et les appels à des solutions internationales ont été remises sur la table. Les pays du Sud avaient une position claire : créer un forum international dans lequel il serait possible de discuter collectivement des problèmes d’endettement et d’agir en faveur de restructurations.

Les restructurations étaient comprises comme un moyen, parmi d’autres, de ré-équilibrer le système économique international. Loin de demander un geste au nom du « développement », les pays du Sud revendiquaient au contraire un système économique plus égalitaire, appuyé sur une gouvernance économique plus juste. Au lieu de cela, le gouvernement et l’appareil diplomatique étasuniens ont opté pour une approche au cas par cas, dans laquelle chaque pays en situation de défaut de paiement, prendrait la responsabilité de renégocier sa propre dette. Les câbles diplomatiques de l’époque, disponibles grâce à Wikileaks, montrent que les diplomates étasuniens surveillaient étroitement les tactiques de coopération et les tentatives d’unité des diplomates du Sud.

L’un de ces câbles, daté de 1974, révèle l’inquiétude des États-Unis vis-à-vis du « désir des pays les moins développés de maintenir publiquement l’unité du tiers monde ». Le rédacteur de cette communication diplomatique envoyée depuis Genève à Washington D.C fonde ses espoirs sur les « arrières-pensées » de certains pays les « plus avancés » du G77 vis-à-vis de leur crédibilité financière : être partie prenante d’une « conférence infructueuse » (où la coopération sur un mécanisme de restructuration de la dette échoue) pouvant endommager leur réputation sur les marchés financiers internationaux.

La notion de « crédibilité financière », qui est aujourd’hui employé à la façon d’un lexique naturel des États et des marchés, a été utilisé comme un levier diplomatique permettant de désolidariser le Groupe des 77. En somme, ce travail diplomatique visait à « éduquer » ces États à la crédibilité financière de marché, et au fait que la dette ne devait pas être considérée comme un problème international, qui se pose en termes structurels et de solidarité internationale, mais correspond à un enjeu domestique vis-à-vis duquel chaque État devait se préparer individuellement.

Dominer des États atomisés

La stratégie d’endiguement des États-Unis, et de leurs alliés occidentaux, consistait à empêcher toute coopération et à maintenir la division, et à encourager les élites financières des pays du Sud les plus puissants à rester concentrés sur leur propre réputation de crédit. Cette logique de responsabilité nationale plutôt qu’internationale est en effet tout à fait conforme à une problématisation de l’endettement comme résultant de facteurs internes, liés à la gestion domestique des finances publiques, et pouvant dès lors être pris en charge par des mécanismes et une idéologique contractuelles appréhendant les États comme de simples entités privées.

La domination internationale de certains États s’obtient en constituant les « sujets » dominés et en maintenant les conditions de la perpétuation des asymétries, c’est-à-dire des États individualisés, qui doivent faire face à leurs responsabilités et ne pas s’y soustraire. Les États ne peuvent que se blâmer eux-mêmes pour leurs propres difficultés. Ils doivent désormais les assumer seuls, tout comme le ferait un ménage ou un consommateur endetté. C’est en s’appuyant sur ce type de stratégies qu’à partir des années 1980, les puissances occidentales ont remporté une importante bataille politique : restreindre le mandat de la CNUCED et l’exclure de la discussion relative aux questions financières systémiques.

L’héritage du nouvel ordre économique international

Cet historique démontre que les projets de gouvernance économique étaient par le passé bien plus ambitieux que la suspension ou l’allègement de la dette proposés aujourd’hui en pleine crise du Covid-19. Une partie de l’héritage de ces luttes reste défendue par la CNUCED. En 2006, sa division en charge de la dette a commencé à travailler à l’établissement de principes qui conféreraient un cadre réglementaire à la restructuration de la dette souveraine, sur la base de principes de droit international souples.

Ces principes de « prêts et d’emprunts souverains responsables » ont été publiés en 2010. La CNUCED a ainsi établi que les prêteurs, comme les emprunteurs, ont des responsabilités quant aux situations d’endettement. Les prêteurs sont notamment enjoints à l’« honnêteté », notamment en acceptant des « évaluations réalistes » de la capacité des États à rembourser leurs dettes, et sont enfin appelés à s’engager de bonne foi dans un processus de négociation lorsque celui-ci est inévitable. Pour leur part, les pays emprunteurs sont invités à faire preuve de « transparence » quant à leurs engagements financiers préexistants et aux cadres légaux qui s’appliquent.

Ils doivent, par exemple, s’engager à mettre en place des mesures de bonne gestion de leur dette, et s’assurer de la rentabilité des projets qu’ils financent, afin de maintenir leur endettement à un niveau « soutenable ». S’appuyant sur ces travaux, les gouvernements argentin et bolivien ont fait un pas de plus en mettant en 2014 à l’agenda de l’Assemblée générale des Nations Unies un projet de résolution visant à l’adoption d’un mécanisme international de restructuration de la dette. Ce mécanisme dépasserait les tribunaux nationaux, tels que les tribunaux de New York qui sont de facto hégémoniques et transnationaux.

L’Argentine était alors dans une phase cruciale de sa saga financière, entamée en 2001 par un défaut de paiement, sans le consentement du FMI, sur plus de 80 milliards de dollars de sa dette souveraine (la plus importante de l’histoire) – après une importante crise économique, monétaire et politique. La République d’Argentine était sous pression de fonds procéduriers qui la poursuivaient auprès d’un tribunal new-yorkais exigeant que les contrats de dette qu’ils avaient racheté sur le marché de l’occasion, alors que le défaut s’annonçait, soient respectés à leur valeur initiale. Leur quête juridique visait à faire annuler l’accord de restructuration que l’Argentine avait obtenu vis-à-vis de 93 % de ses créanciers. Avec le soutien du gouvernement d’Evo Morales, la diplomatie argentine s’efforçait de mobiliser la communauté internationale et de re-politiser cette lutte en la sortant des tribunaux spécialisés.

Au terme de cette offensive diplomatique, l’Assemblée générale de l’ONU a voté en faveur de « principes de restructuration » réaffirmant « le droit souverain de restructurer sa dette ». À première vue, l’Argentine et le Groupe des 77 ont remporté une victoire diplomatique : 134 pays ont voté en faveur, 41 se sont abstenus et 6 ont voté contre (États-Unis, Japon, Allemagne, Israël, Royaume-Uni et Canada). Les autres États membres de l’Union européenne se sont abstenus, une façon polie de dire non. Le mépris flagrant des pays occidentaux représente un message clair envoyé aux Nations Unies : toute initiative dans le domaine de la finance internationale sera considérée comme une intrusion et les lois qui gouvernent les places financières globales ne seront pas remises en cause.

En réalité, le vote sur la proposition de l’Argentine a été une victoire à la Pyrrhus qui ne s’est traduite par aucune action politique concrète, voire a durci les frontières mandataires entre les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque Mondiale) et la CNUCED. Surtout, cet épisode a rendu explicite et public les divisions internes qui tiraillent le groupe des G77 sur le concept de souveraineté entre, par exemple, la Russie, la Chine et les pays africains. Les préoccupations croissantes des pays du Sud à l’égard de leur crédibilité financière, sésame d’accès aux marchés de capitaux avec des taux d’intérêts raisonnables, expliquent une certaine réticence à soutenir l’Argentine dans ses efforts pour mettre en place un mécanisme supranational. La solidarité entre les membres du G77 s’est effritée.

Dans ce débat, les pays émergents doivent choisir entre la défense de leurs intérêts en tant qu’emprunteurs individuels cherchant à accéder aux marchés de capitaux privés, et leur intérêt collectif à développer un processus de restructuration. Un conflit de devoirs travaille ces États : ils ressentaient la nécessité de sauvegarder l’héritage du Nouvel ordre économique international et les principes de solidarité ancrés dans l’histoire du Groupe des 77 mais avaient de fortes incitations financières à se comporter de manière égoïste, en se conformant aux exigences de crédibilité telles que conçues par les marchés de capitaux et endossées par les institutions de Bretton Woods. La solidarité entre les pays du Sud a été sapée par la dynamique consacrant les États en tant qu’acteurs commerciaux au même rang que d’autres.

Des États seuls pour renégocier et faire face à leurs dettes

La dette de l’Argentine est à nouveau sous les feux de la rampe. Le ministre de l’Économie, Martin Guzman, économiste de l’université de Columbia proche de Joseph Stiglitz, est confronté à des négociations difficiles avec différents types de créanciers, dont certains sont enclins à la renégociation quand d’autres sont bien décidés à entamer des poursuites judiciaires, arguant que le gouvernement utilise la crise sanitaire comme une nouvelle opportunité de faire défaut sur sa dette pour la neuvième fois de son histoire.

Si la dette Argentine constitue un cas d’école, c’est parce que, contrairement à de nombreux autres États obligés d’accepter des accords défavorables avec leurs créanciers sous la menace de poursuites des fonds vautours, l’Argentine – avant de finalement céder à l’occasion d’un changement politique – a pu mobiliser d’importantes ressources financières et juridiques afin de résister : par exemple en recrutant les avocats des cabinets new-yorkais les plus en vue pour contester les exigences de créanciers jugées illégitimes. Un tel déploiement de forces a été rendu possible par la mise en place d’un système financier national alternatif aux marchés des capitaux globalisés : en re-nationalisant les fonds de pension, en utilisant les actifs tant des banques nationalisées que de la banque centrale afin de financer le trésor public et en s’appuyant fortement sur les exportations de soja vers la Chine.

Les gouvernements Kirchner (de Nestor et de Cristina), entre 2003 à 2016, ont ainsi mis en œuvre un programme de politique économique keynésien qui a défié les programmes néolibéraux : assumer l’intervention de l’État en subventionnant le secteur industriel, ré-instaurer un contrôle des capitaux, honorer ce qui était considéré comme une dette sociale, compléter le mandat de la Banque centrale d’Argentine en ajoutant la lutte contre le chômage et la fuite des capitaux à l’objectif de stabilité des prix. Mais, au-delà de cette désobéissance apparente, la stratégie de l’Argentine a été ambiguë. La République a constamment défendu sa souveraineté sur le terrain des cours de justice financière, réaffirmant sa bonne foi et jouant la carte de la crédibilité financière et juridique vis-à-vis des marchés de capitaux.

Les États sont ainsi pris dans un dilemme. Ce tiraillement fait le jeu du droit financier qui s’érige en protecteur des contrats et des intérêts des créanciers privés. Ces indécisions nationales empêchent la coopération et ouvre la voie à des stratégies financières et spéculatives exploitant les asymétries du commerce et de l’architecture financière internationale. L’histoire des alternatives échouées montre comment la stratégie de la crédibilité étatique, tout comme les tentatives individuelles de résistance, isolées du reste des pays dominés, ne suffisent pas. Tant que les pays seront seuls « dans la pièce » face à leurs créanciers, officiels ou privés, l’hégémonie du régime marchand et des pays de l’Ouest se perpétuera.

L’histoire montre qu’un allégement ou une pause dans le remboursement de la dette, qui ne fonctionnent que comme la réinitialisation, la touche reset, d’un système en précipitant le retour à l’ordre de marchés (qui constituerait la normale), ne saurait être une solution pérenne. Les États dominés, avec l’aide d’institutions non colonisées par la culture des marchés financiers, doivent se coordonnent pour s’émanciper des intérêts et des idéologies des financiers. Cela impliquerait de discipliner les acteurs de la finance privée et de les mettre sous le contrôle d’une force internationale défendant le bien public et l’intérêt général.


[1] Cf. par exemple, les propositions de l’Institute for International Finance, du G20 ou encore l’appel de la Chaire de la dette souveraine de Sciences Po Paris – « An Open Letter to Managing Director Kristalina Georgieva (IMF) and President David Malpass (World Bank Group) », 10 avril 2020. Cette chaire a été créée et est financée par le Global Sovereign Advisory, composée d’anciens banquiers.

[2] « The political intervention in debt contracts in these events serves the role of completing incomplete debt contracts. By certifying the event and by modifying the terms of the debt contract in ways that the contracting parties themselves would have wanted had they been able to, the intervention, far from undermining credit markets, helps support these markets ». Dans « Born Out of Necessity: A Debt Standstill for COVID-19 », Center for Economic Policy Research, Policy Insight n°103, avril 2020.

[3] Éric Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance: from Bretton Woods to the 1990s, Cornell University Press, 1996, p. 4

[4] Il s’agit d’une extension sur le terrain du droit ce que certains économistes ont dénommé « péché originel » : la plupart des États du Sud ne peuvent pas non plus emprunter à l’étranger dans leur propre monnaie.

[5]Cf. Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, Écosociété, 2019.

[6] Dans son dernier ouvrage, Quinn Slobodian renouvelle l’historiographie du néolibéralisme autour de « l’école de Genève », et de son projet d’organisation du libre-échange à l’échelle mondiale. Ce faisant, il remet le Nouvel Ordre Economique Internationale et la CNUCED au centre de l’opposition historique au projet néolibéral.
Cf. Slobodian, Quinn. Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism. Harvard University Press, 2018.

Benjamin Lemoine

Sociologue, Chercheur au CNRS

Quentin Deforge

Politiste, Post-doctorant IFRIS au Centre Alexandre Koyré, EHESS.

Mots-clés

Dette

Notes

[1] Cf. par exemple, les propositions de l’Institute for International Finance, du G20 ou encore l’appel de la Chaire de la dette souveraine de Sciences Po Paris – « An Open Letter to Managing Director Kristalina Georgieva (IMF) and President David Malpass (World Bank Group) », 10 avril 2020. Cette chaire a été créée et est financée par le Global Sovereign Advisory, composée d’anciens banquiers.

[2] « The political intervention in debt contracts in these events serves the role of completing incomplete debt contracts. By certifying the event and by modifying the terms of the debt contract in ways that the contracting parties themselves would have wanted had they been able to, the intervention, far from undermining credit markets, helps support these markets ». Dans « Born Out of Necessity: A Debt Standstill for COVID-19 », Center for Economic Policy Research, Policy Insight n°103, avril 2020.

[3] Éric Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance: from Bretton Woods to the 1990s, Cornell University Press, 1996, p. 4

[4] Il s’agit d’une extension sur le terrain du droit ce que certains économistes ont dénommé « péché originel » : la plupart des États du Sud ne peuvent pas non plus emprunter à l’étranger dans leur propre monnaie.

[5]Cf. Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, Écosociété, 2019.

[6] Dans son dernier ouvrage, Quinn Slobodian renouvelle l’historiographie du néolibéralisme autour de « l’école de Genève », et de son projet d’organisation du libre-échange à l’échelle mondiale. Ce faisant, il remet le Nouvel Ordre Economique Internationale et la CNUCED au centre de l’opposition historique au projet néolibéral.
Cf. Slobodian, Quinn. Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism. Harvard University Press, 2018.