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Des aléas du politique à l’approche des élections américaines

Philosophe

Au début de l’année 2020, l’économie américaine était florissante, le taux de chômage était historiquement bas, la bourse était au plus haut, et Donald Trump semblait avoir toutes ses chances pour triompher d’un candidat démocrate radical lors de la prochaine élection présidentielle. Depuis, le choix de Joe Biden, la crise économique et sanitaire et le mouvement « Black Lives Matter » ont bouleversé les pronostics, rendant l’issue pour le moins incertaine. Retour sur une campagne qui se déroule dans un contexte de crise inédit, dans un pays divisé entre socialistes, démocrates, républicains.

Au début du mois de mars 2020, on pouvait imaginer que le candidat démocrate serait le « socialiste indépendant » Bernie Sanders. La douzaine de prétendants qui s’affrontait dans les pré-primaires depuis 2019 offrait un beau bouquet de biographies et de programmes : trois femmes, trois Noir(e)s, un Asiatique, un jeune homosexuel maire d’une ville moyenne, plusieurs gouverneurs d’États du middle-ouest peu connus mais expérimentés ; ils furent rejoints sur le tard par l’ancien vice-président de Barack Obama, Joe Biden.

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À la suite des premières élections et caucus traditionnels du mois de février dans les petits États d’Iowa, suivis de New Hampshire puis de Nevada, il semblait que le parti démocrate s’était gauchisé depuis la défaite en 2016 ; au début mars, les deux centristes encore dans la course, la sénatrice (Amy Klobacher) et le maire homosexuel (Pete Buttigieg) faisaient face Bernie Sanders et Elisabeth Warren. Joe Biden était encore sur les listes mais il n’était pas pris au sérieux ; n’avait-il pas cédé sa place déjà en 2016 à Hillary Clinton, une centriste favorite de l’establishment ? Aux yeux des commentateurs, la domination de la gauche serait confirmée et pliée par la primaire de la Californie le 29 février.

Or, malgré l’importance quantitative de la Californie, il fallait prendre en compte une autre primaire qui aurait lieu le même jour, celle de la Caroline du Sud où le vote afro-américain incarnait pour ainsi dire un poids qualitatif qui se ferait sentir au-delà des frontières de cet État de taille moyenne. L’avenir du candidat Biden y était en jeu. Son pari allait être récompensé au-delà même de ses espérances lorsqu’au lendemain de sa victoire, les deux opposants centristes lui apportait leur soutien suivis bientôt par le dernier espoir du centre-gauche, Elisabeth Warren.[1] Fort de ces ralliements inattendus, Joe Biden semblait remplir toutes les cases requises pour un candidat du parti démocrate renouvelé : il était soutenu par l’aile gauche (surtout féminine), la jeunesse multiculturelle, les centristes expérimentés du middle-ouest, et ce qui restait des progressistes prudents qui s’était ralliés à Obama.

Du jour au lendemain, Biden n’était plus un has been âgé de 77 ans dénoncé comme une « créature de Washington » qui avait passé 36 ans au Sénat puis 8 ans à la vice-présidence ; on ne lui collait plus l’étiquette de « sénateur de Mastercard » inféodé aux milieux bancaires néolibéraux. Pour faire bonne mesure, promu de facto candidat présomptif du parti, Joe Biden arrondissait sa nouvelle image par la promesse de nommer comme colistier une femme, éventuellement noire.

Les jeux n’étaient pourtant pas encore faits. Bernie Sanders restait dans la course ; ses supporters incarnaient une force politique réelle, maintenue et fidélisée depuis les primaires de 2016, des jeunes, mobiles et, surtout, têtus. La candidature de Bernie reposait pourtant sur un paradoxe ; le « socialiste indépendant» refusait d’adhérer au parti démocrate dont il voulait devenir le candidat ! Le fondement de son projet était un constat théorique étayé sur une analyse historique. À ses yeux, l’échec en 2016 du parti démocrate de Hillary Clinton (à laquelle d’aucuns lui attribuent une part de responsabilité[2]) démontrait la nécessité de retrouver ses racines radicales dans la classe ouvrière afin d’inaugurer une transformation sociale qui ne serait pas simplement cosmétique.

En effet, depuis la présidence de Bill Clinton (1992-2000), ce parti représentait surtout les divers composants des classes moyennes diplômés, employés principalement dans le secteur des services, et dont la vision politique se focalisait avant tout sur des formes d’ « identité » (de race, de genre… enfin plus généralement : des droits à la différence capables d’être multipliés à l’infini). Le projet était condamné par avance à des contradictions : quelle que soit l’identité qui prendrait le dessus en interne, il s’agirait a fortiori d’une minorité de l’électorat ; il fallait alors chercher l’appui matériel du capitalisme financier néolibéral qui soutiendrait des « progrès » en fin de compte cosmétiques comme ersatz pour des réformes radicales. En fin de compte, l’effet nocif de cette politique identitaire était de détourner les forces progressistes des vraies questions sociales et structurelles.

Si la consécration de Joe Biden était inattendue, le Covid-19 apportait le coup final aux espoirs de Bernie et les siens de mettre à l’épreuve sa théorie historique. Bernie dut accepter, avec une certaine mauvaise grâce stoïque, de soutenir le candidat du parti. Or, réciproquement, la démocratie interne du parti imposait au candidat d’apporter de sa part des preuves. Joe Biden connaissait bien l’histoire parfois suicidaire de l’aile gauche qui se braque parfois sur des choix « de principe » plutôt que des compromis ressentis comme des trahisons.[3] Quoi qu’il en soit, Joe Biden devra prendre en compte les attentes de la gauche.

Pour l’instant, confiné chez lui, il se manifeste surtout dans l’espace virtuel, laissant la place à Trump pour faire ses propres erreurs en temps réel, ne s’exposant guère aux contrecoups du fameux bretteur et limitant sa propre tendance à faire des gaffes. Si les sondages lui sont favorables pour le moment, il reste deux mois avant le 3 novembre ; et la présidence ne se gagne pas passivement, comme par défaut. Bien que cela ne soit pas « politiquement correct » il faut se rappeler la sagesse de Machiavel qui rappelle au Prince que « la fortune est femme » ; et que pour la maîtriser, « il est nécessaire… de la battre et heurter ». Une politique attentiste et centriste ne fera pas l’affaire.

Pour le moment, les sondages nationaux, de même que ceux des États clefs perdus en 2016 par quelques milliers de voix, sont favorables au candidat du parti démocrate (bien que moins enthousiastes pour le candidat lui-même). Or, comme les partisans démocrates, les sondeurs souffrent d’une sorte de stress post-traumatique qui leur fait craindre que le magicien saura de nouveau se sortir d’une défaite apparemment inévitable. Le danger alors est l’édification de quelques lignes Maginot au lieu de passer à l’attaque. Ce sera difficile ; le blitzkrieg rhétorique trumpien n’offre pas de forteresses à prendre ; il ne reconnaît pas la contradiction, n’occupant pas le terrain qu’on pourrait prendre ; se fiant au génie propre du leader, il n’a de cible que la victoire ultime. En attendant la bataille, la tactique de Biden ressemble à celle de Mohammed Ali dans son fameux match à Kinshasa en 1974, le rope-a-dope. L’ancien champion déchu pour son opposition morale à la guerre du Vietnam encaissait des coups tous azimuts jusqu’à ce que son opposant, épuisé, finisse par s’offrir à lui. En effet, absorber des coups sans céder à la tentation pour ainsi dire naturelle d’abandonner la stratégie demande aussi du courage.

À l’opposé de la boxe, la politique n’est pas un sport individuel. À l’initiative du candidat Biden s’associera celle du parti démocrate. Comme l’élection présidentielle aura des effets sur les élections à tous les niveaux, il faudra trouver un terrain d’entente. Cela est surtout important pour les sénatoriales. L’actuelle majorité républicaine se sert de deux pouvoirs stratégiques complémentaires, l’un positif, l’autre négatif. Au pouvoir législatif d’empêcher le vote de projets de loi agréées et votées par les démocrates majoritaires à la Chambre correspond celui quasi judiciaire de confirmer (ou non) les juges nommés aux cours fédérales. Sans entrer dans le détail de la machinerie gouvernementale, il suffit ici de reconnaître le poids de ces élections dont les résultats pourraient neutraliser, voire renverser, le choix des électeurs présidentielles. Joe Biden comprend bien cet enjeu dont il avait été victime en tant que vice-président de Barack Obama dont les initiatives législatives étaient bloquées (ou édulcorées) et son candidat à la Cour suprême superbement ignoré pendant plus de 9 mois, laissant la Cour sans majorité, et la place libre pour la nomination d’un candidat de son successeur. L’ancien vice-président doit aussi comprendre que sa propre élection dépendra d’une campagne du parti dans tous les états fédéraux au lieu de se focaliser sur la poignée d’États dits « compétitifs » où les divisions enracinées encouragent des campagnes ultra-partisanes.[4]

Enfin, cette élection se tiendra dans un contexte de crise inédite dont le dénouement reste incertain. On sent chez la population une inquiétude sourde qui augmente faute de pouvoir se décharger, ce qui encourage une agressivité du président et chez ses partisans qui se font forts de savoir ce qu’il faut faire, convaincus qu’admettre des erreurs ou le doute est un signe de faiblesse qu’il faut surtout éviter en désignant des bouc-émissaires, et encore et toujours cliver l’électorat pour transformer l’autre (l’adversaire) en ennemi dont il n’est pas nécessaire d’écouter la voix, entendre les plaintes ou des appels au secours. Ce qu’on ne fait pas, c’est écouter cet autre, c’est chercher à raisonner avec lui en commun et en public, c’est essayer de comprendre les effets de la crise qui s’est abattue sans préavis sur la vie des gens.

Voici un point faible qui permettra de s’attaquer à l’actuel président, aussi bien qu’à son gouvernement et son parti, apparemment incapables d’empathie ! Comme s’il sentait cette faiblesse, la campagne de Donald Trump se focalise et vise à renforcer le noyau dur de ses fervents au lieu d’élargir son public en vue d’un deuxième mandat. Chez soi, semble-t-il dire, où il n’y a que des nôtres faisant bloc contre l’ennemi, il n’y a pas non plus de limites, on n’a pas besoin de prendre en compte le point de vue de l’autre, il faut élargir au plus loin notre unité. Ce refus de reconnaître des limites va de pair avec l’absence d’empathie. Dans les deux cas, des qualités souvent dites morales et des vertus dites privées se révèlent profondément politiques, surtout au sein d’une démocratie comme la nôtre dont le destin est en jeu.

La bataille politique s’esquisse : Trump versus « Black Lives Matter »

Revenons au début de l’année 2020, l’économie américaine était florissante, le chômage était historiquement bas alors que la bourse était au sommet. Alors que les candidats démocrates à sa succession s’évertuaient à souligner leurs différences dans des débats télévisés et lors des meetings avec leur base, Donald Trump semblait avoir de fortes chances de triompher de l’éventuel candidat démocrate. Le président pouvait être d’autant plus confiant de son avenir que le Sénat avait refusé de voter sa déchéance (« impeachment ») au début du mois de février malgré son inculpation par la Chambre le mois précédent. Au lieu d’annoncer des projets législatifs pour son deuxième mandat, Donald Trump renouvelait avec les pratiques arbitraires qui lui avaient valu d’être inculpé par la Chambre. Était-ce par tropisme autoritaire ou par un froid calcul visant à éliminer d’avance d’éventuelles menaces ? En tous les cas, le motif d’une revanche contre des professionnels du département d’État et du Pentagone qui avaient osé témoigner devant le Sénat sur sa politique en Ukraine furent perçus comme excessifs par le président et ses affidés.

Quoi qu’il en soit, Donald Trump profitait de la « libération » du pouvoir présidentiel pour s’assurer de son autonomie. Il se (re)mettait à faire le ménage au sein du gouvernement, se débarrassant des fonctionnaires tièdes, soupçonnés de déloyauté, soit pour installer ses gens à la tête des administrations, telles la Poste, les médias de la Voice of America, ou bien les services de l’immigration (ICE, une sorte de police des frontières intérieures) ou bien, plus surprenant, pour chapeauter la collecte de l’intelligence étrangère, il installait un ancien député, inexpérimenté, qui s’était distingué lors des débats sur l’impeachment. Comme pendant la période précédente, ceux qu’il désignait étaient nommés de façon temporaire (leur titre est précédé par la qualification « acting ») ; n’étant pas confirmés par le vote du Sénat, ils ne pouvaient pas exercer une autorité sur leurs subordonnés, au mieux ils devaient parer au plus pressé.

L’avantage de cette méthode était que ministres et hauts fonctionnaires « acting » savaient ainsi leur dépendance ; ils devaient jouer le jeu du maître, faire preuve de loyauté et chanter les louanges du président. Le désavantage se faisait sentir dans la désorganisation du gouvernement qui caractérise un gouvernement incapable de réfléchir au-delà de l’immédiat, contraint de réagir au lieu d’agir. Poussant plus loin son pouvoir arbitraire, Donald Trump s’est mis à dénouer le système des contrôles exercés par les « Inspecteurs généraux », des fonctionnaires confirmés par le Sénat et chargés d’assurer la régularité des activités par exemple du département de la Justice ou celui de l’Intelligence qui pourraient limiter son arbitraire. Cette façon de contrôler le pouvoir institutionnel explique l’absence d’initiatives indépendantes des opportunistes médiocres qui peuplent les rangs de l’administration Trump.

Ce pouvoir sans limites acquis par le président est en partie responsable de l’ineptie de la réponse de son gouvernement face à la double crise sanitaire et économique. Tout puissant, il était aveugle face à un danger qui n’était ni social ni institutionnel ; comme il était incapable de le nommer afin de le circonscrire, le président niait d’abord son existence. Ne pouvaient l’avertir que les scientifiques, dont le statut était indépendant. Les chiffres prenaient la parole ; le magnat de l’immobilier reconnaissait le taux de chômage qui montait alors que les cours boursiers chutaient ; de même l’augmentation du nombre de malades contrastait avec l’absence de lits d’hôpitaux. Trump entendait les chiffres, il laissait faire les scientifiques et économistes pendant un court moment ; mais déjà il prévenait que « la cure ne doit pas être pire que la crise ». Il sentait vite le besoin de revenir sur le devant de la scène sans savoir y parvenir ; il semblait avoir perdu les pédales, s’accrochant à des « cures » pseudo-scientifiques (la chloroquine, voire l’eau de javel…), répétait que le virus allait « bientôt » disparaître tandis que l’économie serait sur le point de reprendre par une reprise rapide en forme d’un « V ». Ses réflexes de bretteur politique se réactivaient ; mais les vieilles recettes n’avaient plus prise sur le cours des événements, qui s’accéléraient précisément parce qu’il ne reconnaissait pas de limites hors de son contrôle.

Les leaders démocrates au Congrès – surtout à la Chambre sous la main ferme de Nancy Pelosi – faisaient voter la création de commissions d’enquête que la majorité républicaine sous la férule de Mitch McConnell au Sénat allait ignorer superbement. Les démocrates ne protestaient pas trop car les sondages pour novembre restaient favorables (y compris à une reprise du Sénat). Il y avait pourtant des acteurs qui ne pouvaient ni ne voulaient patienter : ce fut l’éruption sur la scène de « Black Lives Matter » (BLM).

Ce mot d’ordre qui circulait depuis le meurtre de Michael Brown à Ferguson, Missouri, en 2013, fut repris l’année suivante lors de la mort d’Eric Garner à Staten Island, New York, tous deux tués par des policiers de façon apparemment arbitraire. Bien que la presse nationale n’en parle guère, d’autres incidents eurent lieu les années suivantes, mais des protestations locales n’attiraient pas l’attention ; l’économie ronronnait et les mécontents politiques pouvaient suivre le progrès du procureur Müller chargé d’enquêter sur les turpitudes du président. L’étincelle qui ralluma et élargit la portée de « Black Lives Matter » fut le meurtre – encore un ! – d’un Noir par un policier ; cette fois l’assassinat fut capturé par une vidéo où l’on voyait George Floyd, 46 ans, mourir pendant 8 minutes et 43 secondes sous la pression du genou de Derek Chauvin à Minneapolis le 26 mai. La victime, appelant au secours sa maman, répétait les dernières paroles d’Eric Garner : « je ne peux pas respirer ». La paille était sèche, l’étincelle devenait une flamme qui s’élargissait ; des grandes villes jusqu’au cossues banlieue blanches (sans le renfort des campus fermés pour raison de Covid-19), le chant rythmé, « Black Lives Matter », a fait écho nuit après nuit pendant plus d’un mois.

C’est l’un des mystères de l’action collective, une soudaine prise de conscience lorsqu’un événement particulier acquiert aux yeux de tous une portée universelle. Il ne s’agit pas d’une réunion de victimes impuissantes, ni de l’expression d’une rancune vengeresse ou désespérée ; le ressort de cette universalité est positif, tourné vers l’avenir, anticipant une fusion où les individus se réalisent ensemble, une unité de ce que Miguel Abensour appelait « la communauté des tous uns ». En l’occurrence, deux aspects de la conjoncture aident à comprendre cette politisation de ce qui, hélas, était presqu’un fait divers quotidien dans l’Amérique de nos jours.[5] Il semble qu’on vive sous le règne de l’arbitraire dont l’ombre portée du racisme est de plus en plus pesante au sein d’une Amérique blanche qui devient tendanciellement minoritaire alors qu’une société individualiste rend illusoires les valeurs attribuées à un passé mythifié.[6] Qu’elle veuille ou non l’admettre, l’Amérique est devenue un pays multiculturel. Reste à savoir assumer ce qu’on est devenu.

À première vue, le mot d’ordre de BLM comporte une ambiguïté sinon une contradiction vite relevée par les humanistes partisans de la loi et l’ordre : « All Lives Matter » (« toutes les vies comptent ») ! N’est-ce pas pour s’assurer de cette valeur d’égalité dans le réel que se sont battus les militants du mouvement des droits civiques des années 60 ? En effet ; mais cette égalité n’est encore que formelle et abstraite, sinon idéologique. L’humanisme universalisant n’est qu’un idéalisme impuissant pour autant que ses valeurs se particularisent, s’incarnant et se réalisant dans la société actuelle dont elles peuvent influencer l’histoire à venir.

On connaît cette dialectique depuis la critique hégélienne de la morale kantienne ; sa prétendue résolution par la théorie du prolétariat marxienne – une « classe » particulière qui incarne l’universel générique – a beau avoir fait long feu : sous une figure ou une autre, elle hante les mouvements politiques de gauche des temps modernes. À l’époque du mouvement des droits civiques, ce fut la prétention de ce qu’on appelait la Nouvelle Gauche ; aujourd’hui elle est reprise de façon similaire par les plus radicaux du mouvement BLM, ceux qui poussent à la confrontation croyant ainsi exposer sous le gant de velours du Pouvoir l’arbitraire des partisans de l’ordre poing de fer de l’ordre établi. Cette alliance des victimes noires sacrifiées rejoints par leurs nouveaux alliés blancs en révolte contre l’arbitraire pourrait sembler être une reprise contemporaine de la figure politique d’une Nouvelle Gauche.

Je ne suis pas le seul à constater la ressemblance des réclamations du mouvement BLM avec celui des années 1960 ; c’est à Donald Trump que je dois cette comparaison. Essayant de réaffirmer sa domination perdue sur la scène politique, celui-ci semble se réjouir d’avoir trouvé un ennemi contre lequel il peut se profiler, reprenant ainsi des thèmes qu’on lui connaissait. Ses actes comme ses paroles rappellent ceux du temps de l’ancien régime ségrégationniste dont le « pouvoir blanc » fut alors mis au défi. C’est comme si, incapable d’articuler une réponse politique à la double crise sanitaire et économique actuelle, le président faisait appel à son propre racisme (peu caché par ailleurs du moins depuis l’affaire de Charlottesville[7]). La méthode est simple et éprouvée ; tout comme les sherifs sudistes d’antan, Trump dénonce les manifestations comme un danger pour la « loi et l’ordre » dont il se réclame.

De façon codée, il reprend des paroles devenues fameuses en 1967 et reprises depuis : « when the looting starts the shooting starts », pour menacer explicitement de faire intervenir l’armée pour suppléer la police. Sur la même lancée, face à une manifestation du premier juin au Square Lafayette, devant la Maison blanche, Trump en parle comme « un champ de bataille » et, rappelant une nouvelle fois les vieux sherifs, menace d’envoyer des « chiens vicieux » pour les disperser. Autre recours bien connu, il fait appel à l’autorité de la religion pour justifier des moyens qui servent ses fins politiques, une tactique employée de manière presque caricaturale par la même occasion lorsque le président, ayant fait disperser les manifestants au gaz lacrymogène, sortait à pied de la Maison blanche, accompagné par son ministre de la Justice et le général en chef des armées (dont l’apparent soutien à Trump occasionna des remous au Pentagone), traversait le square pour se placer devant l’église en face où, le sourire content sur le visage, il sortait de sa poche une Bible, qu’il tenait haut comme un trophée face aux caméras[8].

Les ressemblances aux tactiques et aux enjeux des années 1960 ne doivent pas être exagérées. Si les réactionnaires sudistes faisaient appel à la religion, les forces antiracistes puisaient en partie leur inspiration chez le Révérend Martin Luther King et les militants de son Southern Christian Leadership Council. La divinité ne se laisse pas aussi facilement instrumentaliser que le rejet raciste de l’autre ! Dès le début de sa campagne, Donald Trump s’est appliqué à mettre son racisme au goût du jour, dénonçant les « Mexicains, violeurs, dealers et criminels » et proposant la construction d’un Mur le long de la frontière (payé par le Mexique). Dès sa prise de fonctions, il prenait des mesures pour limiter la migration et la réunion familiale ; dans le même esprit il restreignait le droit d’asile ; plus étonnant encore, il proposait d’interdire le territoire du pays aux ressortissants des pays musulmans. De même que jadis, les excès de l’arbitraire de l’État attiraient une réplique d’abord juridique qui serait relayée politiquement par la mobilisation militante pour traduire les droits formels en réalité vécue. Ce conflit ne fait que se radicaliser depuis ; d’ici aux élections du 3 novembre, on peut s’attendre à des surprises.

Et maintenant ?

L’entrée de facto en campagne[9] de Donald Trump a eu lieu le weekend de la Fête de l’indépendance nationale, le 4 juillet. Toujours désireux de se mettre en scène, Donald Trump a fait un grand discours télévisé devant l’immense monument sculpté dans le granit de Mount Rushmore, dans les Black Hills du Dakota du Sud, pas très loin du lieu des dernières résistances de Crazy Horse, leader des Sioux vaincu en 1877. Sans porter de masque, le président faisait fi de la double crise actuelle ; la présence derrière lui des images sculptées de Washington et Jefferson, de Lincoln et (Théodore) Roosevelt inspirait un discours que les siens pouvaient comprendre comme un éloge patriotique alors qu’il était avant tout une déclaration de « guerre culturelle ».

Ayant de nouveau recours à l’arsenal éprouvé du White Power, il remettait à jour l’anticommunisme de la Guerre froide pour dénoncer une « extrême gauche culturelle fasciste » qui incite des émeutiers, encourage la « criminalité urbaine » et essaie d’imposer ses valeurs sur la jeunesse. Composée de « marxistes, anarchistes…et des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils font », leur agitation est une cause du « carnage américain » que Trump dénonce depuis son discours inaugural. Cet ennemi veut « détruire nos statues et effacer notre histoire », ce qu’il faut empêcher par tous les moyens. Et en attendant, une commission sera établie pour la création d’un « jardin monumental pour honorer nos héros ». Pour faire bonne mesure, le porte-parole du White Power veut rassurer ; les statues qui peupleraient le mémorial ne seront « ni abstraites ni modernes ».

Ce discours et cette mise en scène résultaient d’un changement inattendu dans les perspectives électorales de Donald Trump. Six mois plus tôt, en janvier, Trump se réjouissait d’avoir comme opposant le « socialiste indépendant » Bernie Sanders ; selon les observateurs, l’économie fleurissante devait suffire à elle toute seule comme argument. Les aléas des six mois qu’on vient de vivre suggèrent que Trump est animé par une vision plus subtile, et plus dangereuse, des fruits de sa victoire promise. « Bernie » était symboliquement le candidat des jeunes, des minorités – de toutes les minorités de tous genres alors que Trump se présentait comme le défenseur d’une population blanche qui se sent menacée de devenir minoritaire (du fait du « grand remplacement », thèse reprise sans honte de l’extrême droite française). Sa victoire serait la défaite de tous les « Bernies » passés, présents et surtout à venir ! Cela mettrait fin une fois pour toutes à la menace multiculturelle. Finie alors cette encombrante opposition qui le harcelait pendant les trois premières années de son mandat ; libérées ses propres tendances autoritaires, son incapacité à reconnaître la légitimité de l’autre, le besoin de prendre en compte les limites imposées par des obstacles réels (comme le virus Covid-19, mais aussi l’existence d’une opposition légitime) qui ne peuvent pas être domptés par la volonté géniale du leader qui serait « le seul capable de vous protéger [only I can save you] ». En effet, le projet de Donald Trump est d’une radicalité que son incompétence avait jusqu’ici cachée mais dont il faudrait craindre la mise en œuvre pendant un éventuel second mandat. Choyant un projet si vaste, que fera cet homme en cas de défaite en novembre ? Et que feront les supporteurs qui se sont inscrits dans sa « guerre culturelle » pour défendre in extremis la cause de la civilisation blanche ?

Notre regard rétrospectif-prospectif éclaire quelques défis auxquels aura à faire face le mouvement « Black Lives Matter ». Cette nouvelle figure de la gauche devrait apprendre de son ancêtre des année 1960, car à force de se radicaliser celui-ci s’est, d’une certaine façon, autodétruit (avec « l’aide » des sales coups du FBI). Déçu par les lents progrès et frustré par les résistances d’une classe politique habituée aux compromis politiques entre deux partis du statu quo, le mouvement s’est radicalisé.[10] Cela s’est fait dans un contexte oublié depuis au moins depuis un quart de siècle (car il ne faut pas oublier que la fin des années 1960 fut marqué aussi par la guerre au Vietnam et l’opposition croissante qu’elle suscitait). Comme le gouvernement américain dénonçait les « ennemis de la démocratie » de façon trop unilatérale, comme des « communistes »), la nouvelle gauche adoptait une politique « anti-anticommuniste ». Par la suite, elle se mettait à creuser des écrits marxistes, voire trotskistes, plus tard castristes ou maoïstes pour chercher le point d’Archimède (par exemple, l’ersatz contemporaine du prolétariat, une classe particulière de portée universelle) qui permettrait la transformation souhaitée. Le dénominateur commun de son projet était l’idée d’une démocratie réelle où l’égalité prendrait la place de la liberté libérale du marché. Fatiguée à la longue, la lutte perdait peu-à-peu son apprêté ; la société s’apaisait, la morale des affaires quotidiennes remplaçait le primat de la lutte politique pour une justice qui ne paraissait plus être de cette terre.

Quel chemin donc pourront emprunter le BLM et ses supporteurs ? Plus concrètement, quelle est la place des « Bernies » dans le combat électoral des mois qui précèdent le 3 novembre ? S’enrôler sous la bannière de Joe Biden pour éviter la réélection de Trump serait sans doute le moindre mal. Depuis le choix de l’ancienne procureure générale de la Californie, Kamela Harris, comme colistière, cette option aurait l’avantage de mettre encore en lumière les méfaits, les abus du pouvoir et l’arbitraire du président Trump. Que la sénatrice Harris soit fille d’immigrants de la première génération arrivée après la libéralisation de 1964 est aussi une manière de valoriser l’élément multiculturel qui caractérise volens nolens le pays.

Enfin, au-delà des plateformes des deux candidats et de leurs partis, il y a une différence fondamentale, symbolique et d’une certaine façon plus importante encore, car le symbolique exprime le sens des possibles envisagés et envisageables comme horizon des choix par les concurrents pour le suffrage populaire. La différence des deux visions symboliques aura des effets au fur et à mesure des progrès de la campagne (et de celui des figures de la crise) ; elle rebondira sur les autres choix – qu’il ne faut pas négliger – pour le renouvellement du Sénat, de la Chambre et – dans l’optique de la décennie des années 2020 – des gouvernement des cinquante États fédéraux. Il y va d’un choix clair et net. S’inscrire dans une guerre culturelle pour défendre la civilisation est une chose ; autre chose est de s’engager dans la recherche d’une Justice qui reste l’horizon d’une multiplicité de projets sans prétendre être exclusivement incarnée dans l’un ou l’autre. La première est une bataille défensive dont l’objet est fixé d’avance, défendu de façon rigide et autoritaire, exclusive dans sa gouvernance interne. La seconde est offensive et créative, définie par l’horizon de sens projeté par l’idéal de Justice qui donne leur sens aux multiples cultures d’où procèdent ses initiatives. Quelles que soient les divisions au sein du parti démocrate – et parmi les supporteurs du BLM – il faut partir tout d’abord du binaire, qui laisse la porte ouverte aux débats.


[1] L’élection du 29 février mettait fin au challenge de Michael Blumberg, l’ancien maire de New York et milliardaire dont l’argent devait mettre fin au gauchissement du parti.

[2] Lors des primaires de 2016, Bernie n’apportait son soutien à Hillary Clinton qu’au moment de la Convention du parti en août ; et la mauvaise grâce évidente avec laquelle le « socialiste » soutenait la candidate adoubée du parti démocrate pendant la campagne de l’automne détournait plus d’un de ses supporteurs de donner son bulletin à Mme. Clinton.

[3] Ce que la gauche dénonce comme des compromis chez les « New Democrats » de Bill Clinton mettait fin à un quart de siècle de domination républicaine à partir de l’échec des ambitions de la Great Society en 1968. Est-ce que ce sont les ambitions réduites qui portèrent les démocrates au pouvoir en 1992 étaient la cause ou le résultat d’un abandon supposé d’une politique de classe ? Ou est-ce que celle-ci était fondée sur une théorie historiquement dépassée ?

[4] C’était l’erreur de Hillary Clinton en 2016 qui négligeait les États de Wisconsin et Michigan, considérés pré-acquis par les démocrates et qui finirent par donner des minces majorités, et donc la présidence, à Donald Trump.

[5] Voici le nombre de meurtres par la police selon le New York Times entre 2013 et 2019: 1111; 2014, 1059; 2015, 1103; 2016, 1071; 2017, 1099; 2018, 1143; 2019, 1099. À en regarder la constance à partir de la date du meurtre de Michael Brown, on comprend que la mémoire des morts arbitraires se soit rallumée !

[6] Rappelons qu’après la vague d’immigration d’avant la guerre de 1914, venue de l’Europe de l’Est et du Sud, le Congrès votait une loi en 1924 qui fermait la porte aux immigrés. Ce n’est qu’après 1964, dans la foulée du Mouvement des droits civiques qu’elle fut ouverte à nouveau. Donald Trump fait de son mieux pour la refermer.

[7] Pour mémoire, il s’agissait de la première grande manifestation du Pouvoir Blanc pendant l’été 2017. Donald Trump refusa de condamner aussi bien les militants que les contre-manifestants, expliquant qu’il y avait « des gens bien » des deux côtés. J’en ai parlé à l’époque dans Esprit avant de revenir dans Les Ombres de l’Amérique. De Kennedy à Trump. Je n’étais pas seul à y voir un point tournant dans la politique américaine ; Joe Biden a dit récemment que sa décision d’entrer dans les listes date de cet événement !

[8] Hélas, il s’agissait de l’église St. John, obédience épiscopalienne plutôt libérale. Trump ne la connaissait manifestement pas, mais son choix fut remarqué par quelques militants évangéliques qui commencent à se poser des questions sur ce président aux mœurs peu chrétiennes.

[9] Selon la tradition, la campagne ne commence qu’après les Conventions des deux partis, soit au moment de la Fête du Travail (Labor Day). Or, d’une certaine façon la présidence de Trump n’a été qu’une campagne continue car, encore une fois, il ne reconnaît pas de limites : le seul but de son mandat présidentiel semble être la réélection de Donald Trump !

[10] On mettait en question cette démocratie consensuelle déjà en 1950 dans le rapport d’un comité de l’American Political Science Association publié sous le titre « Toward a More Responsible Two Party System. » Depuis le début du XXIe siècle, la portée de l’interrogation s’est inversée ! On se plaint du blocage politique, de l’incapacité de trouver des compromis politiques, de l’affaissement de la participation démocratique. Tout cela renforce le pouvoir exécutif et encourage la personnalisation de la présidence.

Dick Howard

Philosophe, distinguished professeur émérite de l’université d’État de New York

Notes

[1] L’élection du 29 février mettait fin au challenge de Michael Blumberg, l’ancien maire de New York et milliardaire dont l’argent devait mettre fin au gauchissement du parti.

[2] Lors des primaires de 2016, Bernie n’apportait son soutien à Hillary Clinton qu’au moment de la Convention du parti en août ; et la mauvaise grâce évidente avec laquelle le « socialiste » soutenait la candidate adoubée du parti démocrate pendant la campagne de l’automne détournait plus d’un de ses supporteurs de donner son bulletin à Mme. Clinton.

[3] Ce que la gauche dénonce comme des compromis chez les « New Democrats » de Bill Clinton mettait fin à un quart de siècle de domination républicaine à partir de l’échec des ambitions de la Great Society en 1968. Est-ce que ce sont les ambitions réduites qui portèrent les démocrates au pouvoir en 1992 étaient la cause ou le résultat d’un abandon supposé d’une politique de classe ? Ou est-ce que celle-ci était fondée sur une théorie historiquement dépassée ?

[4] C’était l’erreur de Hillary Clinton en 2016 qui négligeait les États de Wisconsin et Michigan, considérés pré-acquis par les démocrates et qui finirent par donner des minces majorités, et donc la présidence, à Donald Trump.

[5] Voici le nombre de meurtres par la police selon le New York Times entre 2013 et 2019: 1111; 2014, 1059; 2015, 1103; 2016, 1071; 2017, 1099; 2018, 1143; 2019, 1099. À en regarder la constance à partir de la date du meurtre de Michael Brown, on comprend que la mémoire des morts arbitraires se soit rallumée !

[6] Rappelons qu’après la vague d’immigration d’avant la guerre de 1914, venue de l’Europe de l’Est et du Sud, le Congrès votait une loi en 1924 qui fermait la porte aux immigrés. Ce n’est qu’après 1964, dans la foulée du Mouvement des droits civiques qu’elle fut ouverte à nouveau. Donald Trump fait de son mieux pour la refermer.

[7] Pour mémoire, il s’agissait de la première grande manifestation du Pouvoir Blanc pendant l’été 2017. Donald Trump refusa de condamner aussi bien les militants que les contre-manifestants, expliquant qu’il y avait « des gens bien » des deux côtés. J’en ai parlé à l’époque dans Esprit avant de revenir dans Les Ombres de l’Amérique. De Kennedy à Trump. Je n’étais pas seul à y voir un point tournant dans la politique américaine ; Joe Biden a dit récemment que sa décision d’entrer dans les listes date de cet événement !

[8] Hélas, il s’agissait de l’église St. John, obédience épiscopalienne plutôt libérale. Trump ne la connaissait manifestement pas, mais son choix fut remarqué par quelques militants évangéliques qui commencent à se poser des questions sur ce président aux mœurs peu chrétiennes.

[9] Selon la tradition, la campagne ne commence qu’après les Conventions des deux partis, soit au moment de la Fête du Travail (Labor Day). Or, d’une certaine façon la présidence de Trump n’a été qu’une campagne continue car, encore une fois, il ne reconnaît pas de limites : le seul but de son mandat présidentiel semble être la réélection de Donald Trump !

[10] On mettait en question cette démocratie consensuelle déjà en 1950 dans le rapport d’un comité de l’American Political Science Association publié sous le titre « Toward a More Responsible Two Party System. » Depuis le début du XXIe siècle, la portée de l’interrogation s’est inversée ! On se plaint du blocage politique, de l’incapacité de trouver des compromis politiques, de l’affaissement de la participation démocratique. Tout cela renforce le pouvoir exécutif et encourage la personnalisation de la présidence.