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Italie, un coup d’arrêt pour les populistes ?

Historien et sociologue de la politique

Les récents échecs de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles aux élections régionales viennent renforcer la thèse d’un déclin des populismes en Italie. Il ne faudrait toutefois pas oublier combien ces populismes, dans toutes les formes qu’il ont empruntées et qu’ils empruntent encore aujourd’hui, s’expliquent par une série de profonds facteurs politiques, économiques, sociaux, et s’ancrent dans une histoire de plus longue durée. C’est dire qu’ils ne sauraient disparaître du jour au lendemain.

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L’Italie, cette « terre promise du populisme » selon la formule du politiste Marco Tarchi, serait-elle en train de changer de physionomie ? La question se pose après l’éclatement à l’été 2019 de la coalition Ligue de Matteo Salvini et Mouvement 5 étoiles formée un an plus tôt, le terrible impact de la crise du Covid-19 avec, à la date du 29 septembre, 35 968 décès (soit près de 14% de la mortalité de l’Union européenne), les décisions du Conseil européen de l’été dernier prévoyant d’accorder près de 209 milliards d’euros à l’Italie (81,4 sous la forme de subventions, 127 en prêts), et les résultats calamiteux du Mouvement 5 étoiles comme ceux, mitigés, de la Ligue aux élections régionales des 20 et 21 septembre qui n’a pas conquis la Toscane, pourtant érigée par sa candidate, Susanna Ceccardi, en « bataille cruciale ».

La Ligue qui avait le vent en poupe, notamment entre 2018 et 2019, traverse aujourd’hui une forte zone de turbulences. Depuis qu’il en a pris la direction en décembre 2013, Matteo Salvini tente de changer le logiciel de son parti qui n’avait obtenu que 4% des suffrages à la Chambre des députés aux élections de 2013. Il veut en faire un parti national, et plus simplement régionaliste désireux d’obtenir l’indépendance de la « Padanie ». Pour ce faire, il revendique une conception ethnoculturelle de la nation italienne fondée sur un catholicisme traditionnel, fustige les migrants, les immigrés et l’Islam, critique l’Union européenne et l’euro, et personnalise plus que jamais sa formation au point que le logo de celle-ci en 2018 était « Lega Salvini premier », « premier » signifiant qu’il aspirait à devenir président du Conseil.

Aux élections politiques de 2018, la Ligue rassemble plus de 17% des suffrages à la Chambre des députés et un an plus tard aux élections européennes, Matteo Salvini, devenu ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil du Gouvernement formé avec le Mouvement 5 étoiles et dirigé par Giuseppe Conte, triomphe avec plus de 34% des suffrages. Engagé dans une campagne permanente, hyper présent sur les réseaux sociaux, à la télévision, sillonnant le pays en tous sens, bénéficiant de sondages favorables, Salvini engage une épreuve de force au cours du mois d’août afin d’obtenir des élections anticipées. Cela se solde par un échec cinglant. Giuseppe Conte lui administre une leçon de droit constitutionnel dans une séance mémorable au Sénat suivie par des millions d’Italiens à la télévision et le président de la République Sergio Mattarella lui confie la tâche de former un nouveau gouvernement : ce qu’il réussit à faire en s’appuyant principalement sur le Parti démocrate (centre gauche) et le Mouvement 5 étoiles.

La Ligue se retrouve donc à l’opposition. Le président de la République, le président du Conseil, le nouvel exécutif, la majorité parlementaire qui comprend des élus d’un petit parti de gauche et d’Italia viva, la formation de Matteo Renzi, espèrent ainsi démontrer la véracité de l’aphorisme attribué à l’ancien dirigeant démocrate-chrétien Giulio Andreotti : le pouvoir n’use que ceux qui ne l’ont plus. Dans un premier temps, cela ne se vérifie pas. Matteo Salvini et la Ligue restent hauts dans les intentions de vote d’autant que le changement de gouvernement est mal perçu par une majorité d’Italiens. Tout bascule avec l’épidémie du coronavirus. La dynamique ascendante de Matteo Salvini s’enraye alors par paliers successifs. En effet, l’action du gouvernement est largement soutenue par l’opinion publique et la popularité du président du Conseil s’envole.

La tentative de transformer la Ligue du Nord en une Ligue nationale non seulement montre des limites, mais encore se heurte au scepticisme des fidèles au projet originel.

Matteo Salvini paie rapidement son attitude incohérente, contradictoire et démagogique, irresponsable au plus fort de la crise sanitaire. Ses diatribes contre les migrants apparaissent en décalage par rapport aux urgences de la lutte contre la maladie. Son rejet du plan de relance de l’Union européenne d’une phrase assassine, « une arnaque grosse comme une maison », apparaît vite comme déplacé et excessif. Enfin, survient l’échec de sa candidate à s’emparer de la Toscane, malgré une forte poussée électorale de son parti, qui vient après celui de l’Emilie-Romagne en janvier dernier.

Plus généralement, sa tentative de transformer la Ligue du Nord en une Ligue nationale non seulement montre des limites – elle n’arrive pas à percer dans le Sud – mais encore se heurte au scepticisme des fidèles au projet originel d’Umberto Bossi, le fondateur de la Ligue du Nord : obtenir l’indépendance de « la Padanie ». C’est le cas du président de la région de Vénétie Luca Zaia, un homme relativement modéré, qui a bien géré l’épidémie et jouit de ce fait d’une grande popularité dans son parti, chez ses électeurs – il a été réélu en septembre avec 77% des voix – mais aussi auprès des Italiens en général. Elle contraste avec celle de Attilio Fontana, un proche de Matteo Salvini, qui préside la région Lombardie fortement affectée par l’épidémie.

En outre, plusieurs grandes figures du parti, dont Giancarlo Giorgetti, qui fut sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil du premier gouvernement Conte, incitent Salvini à changer de politique aussi bien en Italie qu’envers l’UE pour gagner en crédibilité et pouvoir ainsi légitimement aspirer à de plus hautes fonctions. Toutefois personne au sein de la Ligue n’entend pour l’instant remettre en cause le leadership de Salvini bien qu’il soit menacé par des poursuites judiciaires et qu’il ait perdu une grande partie de sa popularité dans les sondages, tout comme son parti en recul de près de dix points dans les intentions de vote par rapport au score obtenu aux européennes de 2019.

En outre, la Ligue est désormais défiée par l’un de ses alliés, Fratelli d’Italia, qui progresse électoralement (il est crédité de 17% des intentions de vote) tandis que sa dirigeante, Giorgia Meloni, âgée de 43 ans, bénéficie d’une popularité grandissante, supérieure désormais à celle de Matteo Salvini. Il s’agit d’un parti issu du courant post-fasciste qui conserve de ses origines nombre de caractéristiques – par exemple son solide enracinement dans le Sud – et d’attitudes politiques tout en cherchant à les modifier quelque peu. Frères d’Italie, dont le nom reprend le titre de l’hymne national, est un parti de droite, nationaliste, attaché au rôle de l’État, conservateur, catholique et défenseur des valeurs traditionnelles, de la famille par exemple.

À la différence de la Ligue, le nationalisme de Giorgia Meloni, du fait même de l’histoire de la mouvance politique dans laquelle elle milite depuis l’âge de 14 ans, s’avère crédible. En outre, elle fait preuve d’habileté politique. Ainsi n’a-t-elle pas rejeté d’un revers de la main le plan de relance de l’Union européenne sans pour autant épargner le gouvernement. De même, elle ne demande pas la sortie de l’Union européenne mais veut agir au sein de celle-ci pour la transformer en une Confédération d’États libres et souverains, collaborant sur quelques sujets comme la politique extérieure, la défense et le marché commun. D’ailleurs, elle vient d’être élue présidente du Parti des Conservateurs et des réformistes européens.

Enfin, la dernière grande formation populiste, le Mouvement 5 étoiles, qui avait rassemblé plus de 32% d’Italiens aux élections politiques de 2018, enregistre défaite sur défaite. Le succès du « oui » au référendum des 20 et 21 septembre sur la réduction du nombre de parlementaires, une disposition dont il est à l’initiative, ne saurait occulter sa profonde crise. Celle-ci est due principalement à l’exercice du pouvoir d’abord avec la Ligue et maintenant avec le Parti démocrate (PD). Ces coalitions ont contraint le Mouvement 5 étoiles à des compromis permanents et il n’a pas toujours réussi à imposer ses vues. Actuellement, par exemple, il se confronte avec le PD sur le contenu du plan de relance en s’opposant à ce que l’Italie recourt au Mécanisme européen de stabilité que souhaitent Giuseppe Conte et le PD. De même, il refuse l’abolition exigée par le PD des décrets de sécurité anti-migrants promulgués par le ministre Salvini.

Le Mouvement 5 étoiles est au bord de l’éclatement et semble en perdition.

Au demeurant, ces choix totalement divergents mettent en lumière les contradictions de ce parti atypique. Les sensibilités de gauche ont eu du mal à accepter le premier accord, celles de droite le second d’autant qu’originellement le Mouvement refusait toute alliance puisqu’il dénonçait tous les partis. Une consultation interne a été organisée cet été qui entérine la possibilité de nouer des accords avec d’autres partis comme de briguer deux mandats successifs ce qui était interdit au départ. Or justement, le Mouvement 5 étoiles se déchire entre la composante qui entend prolonger l’expérience des responsabilités et une aile désireuse de renouer avec ses origines en revenant à une opposition systématique. Ces controverses se doublent de rivalités personnelles. Il en résulte que le Mouvement 5 étoiles est au bord de l’éclatement et semble en perdition.

Est-ce à dire que la vague du populisme en Italie reflue ? Plusieurs éléments plaident en faveur de la thèse de leur déclin. La Ligue et Fratelli d’Italia, mais aussi dans une large mesure le Mouvement 5 étoiles, ont démontré leur incapacité à affronter la pandémie. Leurs sempiternelles critiques des experts tombent à plat car en cette occasion leur parole est recherchée et attendue. Une partie des Italiens a pu saisir l’importance des interactions entre pays européens (par exemple, des hôpitaux allemands ont pris en charge des malades italiens). Enfin, le soutien de l’Union européenne s’avère indispensable pour la relance de l’économie italienne et l’amortissement des plans de licenciement qui s’annoncent. Toutefois, une interprétation opposée peut être avancée. La Ligue a certes perdu des points mais reste le premier parti italien, cependant que Fratelli d’Italie ne cesse de progresser. Le Covid peut être interprété en Italie comme la preuve des méfaits de la globalisation.

L’efficacité des mesures de confinement pour enrayer la propagation du Covid-19 fournit un argumentaire aux populistes adeptes de la fermeture des frontières. Ils exploiteront également une éventuelle deuxième vague du virus et la dégradation de la situation sociale. Ils expliquent que les experts sont peu fiables puisqu’ils n’ont cessé de se diviser et que, de toute façon, leur indépendance est soumise à caution car ils sont soupçonnés d’être au service des groupes pharmaceutiques. Ils soulignent que l’argent de l’Union européenne n’est toujours pas arrivé et ils entretiennent la défiance envers elle. Enfin, le gouvernement italien est paralysé par ses querelles internes, au sein du Mouvement 5 étoiles, entre celui-ci et le PD, entre ces deux-là et Matteo Renzi et ses amis qui cherchent par tous les moyens à peser sur les décisions politiques et à se constituer un petit espace. De ce fait, l’exécutif est soumis à la critique et les demandes d’une dissolution anticipée des Chambres redoublent.

Il est certain que les populistes en Italie abordent une phase périlleuse. La Ligue d’abord et avant tout, mais aussi Fratelli d’Italia, alliés mais en compétition entre eux, vont devoir apprendre – pour reprendre une formule célèbre de François Mitterrand – à donner du temps au temps. La législature devrait en effet aller à son terme, soit jusqu’en 2023. D’où la nécessité pour eux de repenser leur stratégie, leur positionnement, leur programme. Une véritable épreuve pour les populistes qui se situent toujours dans la temporalité de l’urgence, pratiquent la démagogie et affirment qu’il n’existe pas de problèmes complexes mais que des solutions simples.

Ce qui est certain également c’est que le populisme en Italie, dans toutes les formes qu’il a empruntées et qu’il emprunte, populisme du chef d’entreprise (Berlusconi), populisme régionaliste (Ligue du Nord), populisme de droite et national (Ligue de Salvini et Fratelli d’Italia), populisme ni de gauche ni de droite (Mouvement 5 étoiles) s’explique par une série de profonds facteurs politiques, économiques, sociaux, et s’ancre dans une histoire de plus longue durée. C’est dire qu’il ne saurait disparaître du jour au lendemain.


Marc Lazar

Historien et sociologue de la politique, Professeur des universités

Mots-clés

Populisme