Ecologie

Et maintenant, on fait quoi ? On attend la prochaine pandémie ?

Biologiste, écologue

Il est temps, au moment où nous traversons une réplique de l’épidémie de Covid-19, de tirer la sonnette d’alarme. Car si la crise actuelle n’entraîne pas un profond changement dans notre économie mondialisée, cause des crises climatique, écologique, sanitaire, économique, alors préparons-nous aux prochaines pandémies. Pour autant, alarmisme ne veut pas dire catastrophisme : voici un appel à réorienter nos relations avec l’environnement, un appel à fonder une social-écologie de la santé et du bien vivre-ensemble.

La solution n’est pas de se préparer au pire, à une prochaine pandémie, mais de l’éviter en s’attaquant aux causes, c’est-à-dire aux dysfonctionnements des relations entre les humains et les non-humains, dont les animaux domestiques et la faune sauvage. La mobilité globale des marchandises, des produits de l’agriculture, du capital, des humains comme des connaissances dans un monde de plus en plus urbanisé doit se repenser en considérant que la biodiversité, l’agriculture, la diversité culturelle mais aussi la justice sociale, économique et de santé sont des biens pour les communautés locales. L’avenir que nous voulons nous oblige à réorienter les relations actuelles qu’entretiennent nos sociétés avec notre environnement naturel. C’est un appel pour fonder une social-écologie de la santé et du bien vivre-ensemble.

Et pourtant, on savait tout

Quelques semaines avant la pandémie de Covid-19, le 4 novembre 2019, Gabriel Recchia et Haydn Belfield, du Centre universitaire pour l’étude des risques existentiels de l’Université de Cambridge lancent une alerte avec un article intitulé « Changement climatique, pandémies, perte de biodiversité – aucun pays n’est suffisamment préparé ». Ces deux chercheures identifient cinq risques globaux majeurs : les points de basculement du système environnemental dus au changement climatique ou à la perte massive de biodiversité ; une utilisation malveillante ou accidentellement nuisible de l’intelligence artificielle ; une utilisation malveillante ou des conséquences imprévues de biotechnologies avancées ; une utilisation intentionnelle, mal calculée ou accidentelle d’armes nucléaires ; et une pandémie mondiale naturelle ou artificielle.

On connaissait aussi les risques sanitaires liés à l’élevage industriel comme source majeure de sélection et d’amplification d’agents pathogènes à potentiel pandémique. Ce risque est souligné en 2005 dans un rapport commandité auprès d’experts de l’industrie, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) et de l’Agence américaine pour l’agriculture (USDA)[1]. Ce rapport, intitulé « Les risques globaux des maladies infectieuses animales », souligne le rôle central de l’élevage industriel pour la santé animale et humaine, en s’appuyant sur les exemples de la crise de la fièvre aphteuse de 2000-2001 et de la crise de la grippe aviaire H5N1 de 2004. Il faut y ajouter la pandémie de grippe porcine H1N1 qui a émergé d’une méga-ferme porcine des États-Unis en 2009.

On savait tout de la crise de la biodiversité et de ses conséquences pour l’émergence de maladies zoonotiques. La liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) estime que 27 % des espèces suivies par ses experts sont menacées d’extinction. En 2019, la plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rend publique sont rapport sur la biodiversité. Un million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction. En septembre 2020, le Fonds mondial pour la nature (WWF) publie l’indice planète vivante basé sur un suivi à long terme de populations animales réparties sur la planète. Entre 1970 et 2016 les effectifs de près de 70 % des populations animales se sont effondrés.

Une semaine après, c’est au tour de la Convention sur la diversité biologique (CDB) de publier son « Global Biodiversity Outlook 5 » avec l’évaluation des objectifs d’Aichi pour la décennie 2011-2020. Ces objectifs, portés par une majorité des nations, avaient l’ambition de stopper la dégradation de la biodiversité. Ils sont totalement manqués avec une augmentation notable des facteurs responsables et des états de perte de biodiversité. Seules les réponses politiques s’améliorent. Tout du moins dans les écrits, car leurs mises en œuvre sont toujours attendues, et de toute urgence.

Pire, tout est déjà dit il y un peu plus de 50 ans. En 1968, une conférence de l’Unesco est organisée à Paris sur les liens entre sociétés, santé et conservation biologique[2]. En matière de santé, la dégradation de la santé physique et mentale est déjà, à cette date, associée à la perte de biodiversité. Afin d’enrayer la dégradation des écosystèmes et ses conséquences sanitaires, le rapport de cette conférence propose des recherches en écologie humaine. Après avoir souligné que « l’homme fait partie intégrante de la plupart des écosystèmes, non seulement en influençant mais en étant influencé ; que sa santé physique et mentale, aujourd’hui et demain, est intimement liée aux systèmes dynamiques d’objets naturels, de forces et de processus qui interagissent avec la biosphère et y compris aussi la culture de l’homme », le rapport recommande que des recherches « doivent être entreprises sur l’écologie des maladies humaines, avec des références spéciales à celles associées aux changements environnementaux et aux maladies zoonotiques résultant des interactions entre l’homme et l’animal ».

Malgré ces avertissements, on a assisté à une grande accélération du nombre d’épidémies et à l’émergence de nouvelles maladies infectieuses au cours des dernières décennies avec, en parallèle, une augmentation croissante du nombre d’animaux d’élevage, une augmentation des extinctions d’espèces, et une accélération de l’empreinte des activités humaines sur les écosystèmes et les habitats.

Les causes des crises

Force est de constater également l’échec des stratégies de préparation au risque sanitaire pandémique, comme d’ailleurs des stratégies de prédiction des émergences – échec déjà observé lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. Les réponses biopolitiques aux crises sanitaires à répétition ne remettent pas en cause les stratégies mais conduisent principalement à accroître la biosurveillance et la biosécurité. La nécessité impérative de répondre à l’urgence sanitaire conduit à ignorer les causes de l’émergence de nouveaux agents infectieux. Comme de répondre à la question « comment un virus circulant dans des populations de chauve-souris quelque part en Asie a-t-il pu se retrouver en l’espace de quelques mois dans l’ensemble des populations humaines de la planète ? ».

Les écologues de la santé ont montré que l’augmentation de nouvelles maladies infectieuses est principalement associée aux interfaces entre animaux domestiques et faune sauvage. Leurs travaux montrent que la transformation des habitats en faveur d’une agriculture industrielle et d’un élevage intensif, ou de plantations commerciales, causent de multiples émergences et risques sanitaires infectieux. Les écologues de la santé s’inquiètent de l’augmentation spectaculaire de la place des animaux de « rente ». Le poids total du bétail est plus important que le poids total des humains. Le nombre de poulets a dépassé les 23 milliards d’individus. Il y a plus de poulets et de poules pondeuses sur la planète que l’ensemble de tous les oiseaux sauvages. Les archéologues futurs ne trouveront que des os de poulets dans leurs chantiers de fouilles.

Cette accélération de la mise en élevage s’accompagne d’une uniformisation génétique afin de complaire à l’industrialisation. La base de données mondiale de l’Organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) sur les ressources génétiques animales répertorie plus de 7 600 races animales. Mais 190 races ont récemment disparues et plus de 1 500 sont menacées d’extinction (dont 37 % des races de poulets). Les raisons sont principalement liées à la disparition concomitante de l’élevage familial qui entretient une diversité de races locales adaptées aux environnements locaux. L’effondrement de la cette diversité bioculturelle laisse place aux quelques races commerciales standardisées génétiquement, physiologiquement adaptées pour la rentabilité de la production des systèmes industriels, mais au risque de l’accroissement de leur susceptibilité aux maladies infectieuses nécessitant une surconsommation de médicaments.

Ce n’est pas tout, il faut aussi nourrir tous ces animaux et donc augmenter les surfaces agricoles nécessaires à leur alimentation. Les conséquences sont l’accélération de la déforestation en Amazonie pour nourrir les élevages nord-américains ou européens, ou bien encore la conversion d’une agriculture familiale polyvalente entretenant des paysages multifonctionnels au bénéfice d’une agriculture industrielle qui consomme beaucoup d’eau, d’intrants et de biocides. La mondialisation de la marchandise agricole est donc une des causes des pandémies qui affectent humains et animaux. Si la crise actuelle n’entraîne pas un profond changement dans notre économie mondialisée prédatrice des ressources de la planète, cause des crises climatique, écologique, sanitaire, économique, énergétique et financière, alors préparons-nous aux prochaines pandémies.

En route pour une social-écologie de la santé et du bien vivre-ensemble

Alarmisme ne signifie pas catastrophisme, et un pessimisme nourri de l’analyse des données et des faits peut aider à la construction d’un avenir commun pour humains et non-humains.

Pour cela, la science écologique se doit de rechercher les causes premières. Parler de la nature c’est parler des liens entre humains et non-humains qui sont les fruits d’une longue évolution et d’une histoire plus récente, dont on pourrait dater le début avec la sédentarisation, la révolution de la domestication animale et végétale et l’apparition des civilisations agrariennes. S’agissant d’une écologie des liens entre les humains et leurs environnements, la science écologique doit s’« humaniser » et se « socialiser ». C’est-à-dire faire preuve d’humilité et prendre conscience que comprendre et interpréter l’écologie des interactions humains-nature nécessite de s’appuyer et de s’irriguer des travaux et de l’arsenal conceptuel des sciences anthropologiques et sociales.

La science écologique ne peut être une science pharmacologique en charge du développement de traitements pour traiter les symptômes des crises écologiques. La science écologique doit contribuer à la santé humaine, mais différemment de la médecine dont le rôle est d’identifier le symptôme (la maladie), d’effectuer une bonne étiologie (identifier l’agent infectieux), afin d’appliquer le bon remède (le traitement), ou de la santé publique dont le but est d’éduquer, de surveiller, de prévoir si possible, mais surtout de se préparer à répondre aux risques sanitaires. Une écologie de la santé pose les problèmes différemment.

La science écologique ne peut que difficilement être support de la techno-industrie. Car pour cette dernière, il y a une réponse technologique pour répondre à tous les défis. Le dérèglement climatique peut être rapidement mis sous contrôle grâce aux promesses de la géo-ingénierie. Les manipulations génétiques des plantes, des animaux d’élevages, des insectes, des bactéries, des virus promettent la fin de l’insécurité alimentaire et des risques sanitaires pour les élevages, les productions végétales et les humains. La science écologique, elle, montre la complexité des interactions entre le vivant, les humains et l’environnement et incite à la prudence quant à la manipulation à grandes échelles de certaines des composantes des systèmes écologiques globaux. La science écologique est donc plus modeste, car elle érige en principe l’ignorance des comportements des systèmes complexes nature-humain quand ils sont perturbés.

Les réponses de la science écologique sont donc politiques afin de contribuer à la construction d’un monde qui ne refuse pas la part intrinsèque de la nature dans les civilisations humaines. Cela veut dire une science écologique qui fonde ses valeurs dans la reconnaissance de la pluralité des valeurs humaines. Une science écologique qui est en route vers une social-écologie du bien vivre ensemble.

NDLR : Serge Morand vient de publier L’Homme, la faune sauvage et la peste aux éditions Fayard.


[1] Council for Agricultural Science and Technology (CAST), « Global risks of infectious animal diseases », février 2005.

[2] Utilisation et conservation de la biosphère : actes de la Conférence intergouvernementale d’experts sur les bases scientifiques de l’utilisation rationnelle et de la conservation des ressources de la biosphère, Paris, 4-13 septembre 1968, Unesco, 1970.

Serge Morand

Biologiste, écologue, Chercheur au CNRS et au Cirad,

Rayonnages

Écologie

Notes

[1] Council for Agricultural Science and Technology (CAST), « Global risks of infectious animal diseases », février 2005.

[2] Utilisation et conservation de la biosphère : actes de la Conférence intergouvernementale d’experts sur les bases scientifiques de l’utilisation rationnelle et de la conservation des ressources de la biosphère, Paris, 4-13 septembre 1968, Unesco, 1970.