Théâtre

Vivre l’Insta présent – à propos de _jeanne_dark_ de Marion Siéfert

Critique

Le titre de la pièce de Marion Siéfert, _jeanne_dark_, correspond au pseudonyme Instagram d’une millenial mal dans sa peau (dark), orléanaise et catho (Jeanne Dark donc). La représentation a lieu à la fois sur scène et sur le fameux réseau social – grâce à l’option live – et s’adresse à un double public : le public présent dans la salle et le public virtuel composé de followers qui peuvent interagir en direct avec la comédienne via des commentaires. Peut-on y voir, par là-même, un spectacle proprement participatif ?

jeanne_dark_ n’a pas grand-chose à voir avec la vraie Jeanne d’Arc, sauf par clins d’œil. Encore moins avec les multiples représentations que son histoire – son enfance, ses combats, son procès – a offert aussi bien au cinéma, donnant lieu à des chefs-d’œuvre – de l’expressionnisme larmoyant de Dreyer au stoïcisme bouleversant de Bresson, ou encore récemment à l’ovni musical de Bruno Dumont –, qu’au théâtre.

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Il serait en effet vain d’y trouver des références au texte ardu et lancinant de Péguy, qui sera de son côté mis en scène au TNP à Lyon, où le classique Christian Schiaretti continue mordicus de défendre un théâtre de langue, ambition artistique de plus en plus rare. Le titre ne fait pas non plus écho au personnage éponyme de la pièce de Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs, dans laquelle Jeanne Dark soutient la cause ouvrière dans une organisation religieuse proche de l’Armée du Salut.

Non, la Jeanne de Marion Siéfert est une millenial un peu spéciale et la pièce s’ancre dans son environnement, avec ses usages technologiques, sa langue rapide et mordante, ses préoccupations adolescentes. Le titre correspond au pseudonyme sur Instagram, comme l’induit l’usage des tirets, d’une jeune fille (Jeanne), mal dans sa peau (dark), orléanaise et catho (Jeanne Dark donc). La metteuse en scène travaille un matériau autobiographique, mais cette Jeanne pourrait être une version grandie de l’enfant de son précédent spectacle, Le Grand sommeil, qu’incarnait déjà Helena de Laurens. On retrouve la comédienne de nouveau seule en scène, cette fois moulant ses membres longilignes dans un corps pubère, corps objet de tracas et d’obsessions, corps mal calibré aux canons de beauté imposés, où il y a toujours « trop » ou « pas assez ».

Tout commence ainsi : Jeanne, seize ans, entre dans la boîte scénique s’apparentant à un white cube ouvert vers le public, qu’elle colore de son ciré vert, son jean bleu clair et ses Pataugas. Épaules rentrées et cheveux devant les yeux, elle dégaine son téléphone portable.

Cet agencement opère comme un redoublement à la fois de l’adresse, du regard et de la mise en abyme.

Le dispositif se met alors en place : la représentation a en effet lieu à la fois sur scène et sur Instagram grâce à l’option live de l’application, live qui est projeté en direct sur chaque pendant rectangulaire de la boîte scénique, formant une sorte de retable connecté. Cet agencement opère comme un redoublement à la fois de l’adresse, du regard et de la mise en abyme, et le spectacle explore ingénieusement une utilisation théâtrale des réseaux sociaux.

Dans sa première pièce Deux ou trois choses que je sais de vous, Marion Siéfert utilisait déjà Facebook pour aborder le public : elle réalisait un travail en amont en collectant des informations à travers l’événement en ligne du spectacle, et elle projetait pendant la représentation des captures d’écran prises lors de son enquête. Mais son désir de rencontre relevait d’une autre nature : elle cherchait ainsi à dépasser l’anonymat de la communauté d’un soir qu’est une assemblée de spectateurs en articulant des récits à la fois collectifs et individuels, tout en interrogeant les traces que l’on laisse derrière soi sur Internet.

Ici, la metteuse en scène va plus loin dans les interactions avec le public : elle entend relativiser le point de vue classique de la mise en scène en le multipliant. Cette ambition est réalisée à travers une scénographie bi-frontale qui joue sur le double plan du virtuel et du réel, en les hybridant. En effet, le spectacle est pensé aussi bien pour les spectateurs présents dans la salle que pour les gens qui suivent la confession de Jeanne via Instagram. Cette situation entraîne au départ quelques quiproquos malicieux quand, devant les réactions affichées dans certains commentaires, quelqu’un précise en écrivant « je crois que c’est une pièce de théâtre… », coupant court au soupçon illusionniste qui pouvait demeurer chez quelques followers non avertis.

Deux publics se font alors face, mais de façon inégalitaire. Si l’audience Instagram jouit d’une commune position d’œil du prince vis-à-vis de l’image, les spectateurs présents, de leur côté, n’ont pas exactement la même appréciation du spectacle suivant leur place dans les gradins. Ces derniers ont cependant l’avantage de voir les réactions sur Instagram alors que les individus derrière leurs téléphones, eux, ne peuvent avoir accès aux leurs. Le bi-frontal est donc biaisé, et cette inégalité est rappelée par les commentateurs sur l’application qui exigent à plusieurs reprises : « montre-nous le public ! » De telles remarques confirmeraient-elles que l’on va, décidément, toujours au théâtre pour se voir ?

Le spectacle joue alors sur plusieurs niveaux. À celui de la fable, Jeanne, confinée dans ses marges – périurbaine, provinciale, religieuse – s’ouvre vers le vaste monde numérique, et sa chambre (enfin) à soi se fait chambre d’écho. Dans une forme d’« extimité » désormais banale, elle peut faire éclater ses coups de gueule, ses énervements contre sa mère oppressante, contre son père à la pondération exaspérante ou sa sœur plus dégourdie, ou exposer sa hantise de la sexualité, elle la Pucelle qu’on surnomme aussi Jeanne d’Arc pour cette raison. Une résonance politique affleure seulement à un moment, quand Jeanne fait allusion à la mort d’Adama Traoré pour mettre en évidence l’hypocrisie paternelle : son père soutient le mouvement Black Lives Matter mais reste aveugle aux discriminations envers les Noirs en France… Cependant la discussion ne va pas plus loin, Jeanne reste prisonnière de son univers sclérosé et égocentré.

Des attitudes et des thèmes résonnent avec le film Adolescentes de Sébastien Lifshitz, à ceci près que Jeanne vit dans une famille chrétienne pratiquante avec laquelle elle est en crise. Les choix musicaux soulignent une identité traversée par des influences hétérogènes et parfois contradictoires, entre guitare classique, chant de messe, Démons de minuit des soirées paroissiales et rap gangsta. La « petite poucette » chère à Michel Serre s’agite désormais avec trépied et accessoire néon, et se révèle experte dans la sophistique de la selfie-stick. Le live fonctionne comme une bulle exutoire et la catharsis s’apparente même à une forme d’empowerment : Jeanne se réapproprie son corps dans les moments de danse effrénée et de travestissements à coups de gloss pop et de filtres déformants.

Car Jeanne se fait comédienne, et elle utilise son téléphone selon différentes orientations qui  transforment son visage en masques grotesques. Elle croque et passe ainsi aisément d’un personnage à l’autre de son entourage tandis que la lumière dans la salle sature ou colore l’image du téléphone, jouant à chaque fois sur les deux tableaux, l’écran et la scène.

Toutes ces imbrications déjouent l’opposition entre réel et virtuel, la dévoilant comme leurre tant ces deux aspects s’entremêlent dans nos vies. Déjà Jean Baudrillard dans Le Crime parfait en 1995 écrivait que « chaque existence est téléprésente à elle-même. (…) Les psychotechniques court-circuitent sans cesse la “vie réelle”, nous sommes déjà l’état de socio-, de photo-, de vidéosynthèse. Le virtuel et les médias sont notre fonction chlorophyllienne. » L’existence de Jeanne via les réseaux est ainsi une part essentielle de sa vie, mais son originalité est de faire un usage repoussoir d’Instagram, à rebours des mises en scène de vies rêvées aptes à instiller le démon de la jalousie comparative, à revers des influenceuses et autres youtubeuses pimpantes. Miroir mon beau miroir dis-moi qui est la plus… Jeanne, elle, vomit de façon régressive ses déboires et n’hésite pas à s’enlaidir devant son écran avec des gros plans disgracieux. Et ce sentiment de rejet et ce mal-être la feront passer au fil du spectacle de l’autre côté du miroir, dans une version de plus en plus dark, mettant sa main de velours dans un gant de fer.

En impliquant l’audience, en lui donnant un espace d’interaction par les commentaires en direct, Marion Siéfert reconfigure-t-elle la place d’un spectateur participatif ?

Tout au long de la performance, les followers peuvent de leur côté interagir avec elle, ce qui implique une attention décuplée et la gestion de divers problèmes techniques pour la comédienne. La volonté de faire participer le public est une ambition récurrente dans l’histoire du théâtre, dans la mesure où le spectateur, flatté par l’industrie culturelle, serait relégué à un simple consommateur. La distinction entre le voir et le faire a pu ainsi donner lieu à de belles constructions critiques et artistiques, qui ont tenté d’effacer cette vieille relation de subordination, que ce soit chez Brecht ou Artaud et leurs héritiers. Mais le philosophe Jacques Rancière, attaché à l’égalité des intelligences, a battu en brèche cette opposition simpliste en montrant que le spectateur, face à une œuvre, était tout sauf passif.

Néanmoins, en impliquant l’audience, en lui donnant un espace d’interaction par les commentaires en direct, Marion Siéfert reconfigure-t-elle la place d’un spectateur participatif ? En constatant la teneur des remarques, au contenu assez faiblard, la tentation de la blague facile et l’avalanche de cœurs, de pouces levés, d’émojis et de XD, l’activation de la sensibilité et de l’intelligence de l’audience par ce procédé semble assez limitée. Le dispositif lui-même tend-il, presque malgré lui, à la démagogie, ou bien cela dépend-il des individus derrière leur écran ?

En mettant en scène Instagram, Marion Siéfert réinterroge non seulement la scène comme lieu de représentation avec des techniques au goût du jour, mais cherche aussi à attirer vers un théâtre dépoussiéré des publics qui en sont tenus le plus souvent éloignés, projet louable et semé d’embûches. Pour cela, son parti pris est affiché : pour séduire les jeunes gens d’aujourd’hui, il faut penser le théâtre pour eux et avec eux. Avec Du sale, elle avait ainsi réuni une rappeuse de la scène hip-hop du 93, Laetitia Kerfa aka Original Laeti et une danseuse de popping et de Lite Feet, Janice Bieleu. Pour _jeanne_dark_, l’application Instagram ne suffit pas à elle seule comme carotte, et tout un travail de communication est à (re)penser pour atteindre d’autres spectateurs potentiels.

Le spectacle soulève aussi des questions plus larges sur le théâtre et son essence, dont le confinement de mars à mai fut le révélateur. Durant cette période de fermeture et de repli, certains artistes de la scène ont cherché à tout prix à combler le vide, déployant toute leur inventivité pour continuer, malgré tout, à créer alors que les conditions mêmes pour qu’il y ait théâtre n’étaient pas réunies.

À une période où nous subissons tous l’injonction au sans contact et que le basculement vers le numérique s’accélère, la réouverture du théâtre m’a personnellement permis de comprendre non pas intellectuellement mais phénoménologiquement, dans mon corps, ces expressions souvent dites ou lues pour définir le théâtre : la coprésence ; l’attention, le temps et l’espace partagés ; la fabrique d’un commun, d’une existence collective le temps de quelques heures. Tous ces mots prenaient soudain un poids, s’incarnaient, alors que je retrouvais les chuchotements impatients dans la salle, le pacte du silence lorsque la lumière baisse, le souffle qui anime et transporte la parole vivante (quel beau nom, spectacle vivant, d’ailleurs !), les applaudissements partagés, et tout cela malgré les masques et les sièges vides et les écarts de 1 mètre 50 avec ses voisins une fois debout et le temps de la sortie… L’idée que la politique au théâtre se joue, comme le soutient là encore Jacques Rancière, dans le « rapport de la scène et de la salle, signification du corps de l’acteur, jeux de proximité ou de la distance » avec celui du spectateur retrouvait de la vigueur après ces mois de disqualification de la présence.

Et _jeanne_dark_ opère un découpage sensible qui reflète aussi notre terrible solitude dans notre société exposée et explosée. Le spectacle se clôt sur Jeanne agenouillée dans un angle de sa chambre vide, vulnérable, touchant ses bras dénudés, cherchant comme à se donner un contour et à s’assurer de sa consistance. Le live se termine. On ne sait rien de ces individus derrière leurs écrans et de ce qu’ils vont faire, de ce qu’ils ont pensé. Dans le public, on s’ébroue, on discute, on retrouve un ami, on va boire un verre. Alors, tu as trouvé ça comment ?

Spectacle présenté jusqu’au 18 octobre au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, dans le cadre du Festival d’Automne

En tournée :

    • 12 novembre 2020 › L’Empreinte –  scène nationale (Brive-Tulle) + d’infos
    • 18 & 19 novembre 2020 › Théâtre Nouvelle Génération – CDN (Lyon) + d’infos
    • 24 & 25 novembre 2020 > Théâtre d’Arles (Arles) + d’infos
    • 16 & 17 décembre 2020 › Espaces Pluriels – scène conventionnée de Pau (Pau) + d’infos
    • du 5 & 7 janvier 2021 > Théâtre Sorano (Toulouse) + infos
    • 14 & 15 janvier 2021 > Tandem – scène nationale d’Arras-Douai (Douai) + d’infos
    • 21 & 22 janvier 2021 > Festival Parallèle (Marseille)
    • 11 & 12 février 2021 > CDCN d’Angers (Angers) + d’infos
    • 13 mars 2021 > Le ! POC ! (Alfortville) + d’infos
    • du 18 au 26 mars 2021 > Théâtre National de Bretagne (Rennes) + d’infos
    • du 30 mars au 1 avril 2021 > Le Maillon – scène européenne (Strasbourg) + d’infos
    • du 8 au 12 avril 2021 > T2G – CDN de Gennevilliers + d’infos
    • du 18 au 21 mai 2021 > Théâtre Olympia – CDN (Tours) + d’infos
    • du 26 au 28 mai 2021 > CDN d’Orléans + d’infos

Ysé Sorel

Critique