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La démocratie compte : des chiffres et des votes aux États-Unis

Historien

À mesure que Biden accroît son avantage dans les sondages, Trump cherche à discréditer cette élection historique, au mépris de l’arithmétique et surtout de la démocratie : ainsi, il évoque des procédures électorales non-conformes, alors que lui-même encourage ouvertement des manœuvres malveillantes et illégales. Aussi alarmantes soient-elles, celles-ci ne devraient pas suffire pour que Trump obtienne une majorité électorale. Cependant, le décompte final risque d’être retardé… jusqu’à être annulé ?

La démocratie est une histoire de chiffres. C’est là un fait admis depuis que la république américaine a été fondée. La Constitution américaine définit les modalités non seulement des élections périodiques mais aussi de l’évolution de la répartition des représentants entre les États en fonction de la croissance de leur population. Malheureusement, toutes ces modalités n’ont pas toujours été louables. D’emblée, la nouvelle république a été conçue, de manière absurde, honteuse et dégradante, sur la distinction entre citoyens libres et esclaves.

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Les esclaves noirs, qui bien sûr n’avaient pas le droit de vote, étaient considérés dans le calcul électoral comme équivalant, individuellement, à trois cinquièmes d’une personne. Pour le reste, les fondateurs insistaient sur l’égalité politique – un homme, une voix –, ce qui impliquait la nécessité d’un recensement périodique comme base de redistribution du pouvoir politique.

Compter des millions de personnes ne sera jamais un exercice simple, et les méthodes de comptage et de classification des populations suscitent d’âpres controverses. L’actuel occupant de la Maison Blanche a fait tout ce qu’il a pu pour avilir les chiffres américains. Cette attitude est conforme à sa volonté de cultiver l’ignorance pour tout ce qui touche aux sciences, au point d’aller jusqu’à minimiser les conclusions de ses propres commissions d’experts concernant le sujet brûlant du Covid-19. Son déni des découvertes scientifiques qu’il juge inopportunes, tel le changement climatique anthropique, s’inscrit dans une tradition républicaine honteuse et reste parfaitement cohérent avec son refus de reconnaître le coût humain des politiques énergétiques. Ce qui lui reste de partisans, manifestement, s’en moque. Trump ne s’est pas gêné pour annoncer très publiquement sa stratégie pour améliorer les statistiques du Covid, laquelle, bien loin d’encourager des comportements susceptibles de réduire la contagion, prônait une manipulation des chiffres : diminuer le nombre de tests de sorte que les nouvelles infections demeurent invisibles plus longtemps.

Trump devient de plus en plus virulent dans ses efforts pour discréditer à l’avance cette élection historique.

Cette guerre contre les vrais chiffres menée par les Républicains ne date pas d’hier, c’est une vieille tradition que Trump pousse désormais à son comble. Depuis plusieurs décennies, les agents du Bureau américain du recensement prônent, à la quasi-unanimité, l’utilisation de l’échantillonnage probabiliste pour faciliter le recensement plus précis des populations sous-comptées – les millions de personnes, dont beaucoup de jeunes, de pauvres, de minorités, introuvables et non répertoriés sous leur nom. Ceux qui s’opposent à l’échantillonnage invoquent la Constitution elle-même, qui prévoit certes un recensement mais ne dit rien d’un échantillonnage aléatoire (pas plus, pourtant, qu’elle ne parle de formulaires électroniques ni même envoyés par la poste !). Les Républicains, en réalité, s’opposent à la précision accrue que permet l’échantillonnage ciblé.

Un recensement parfait est impossible. Les résultats d’un recensement dépendent du soin mis à identifier les personnes non comptées. Les opposants politiques à l’échantillonnage n’ont montré aucun désir de fournir les fonds nécessaires pour atteindre un niveau de précision que seul permet l’échantillonnage probabiliste. Bien au contraire ! L’administration Trump a inlassablement œuvré pour accroître le sous-comptage à des fins politiques. Et il semblerait qu’elle y soit enfin parvenue. Une première stratégie, qui a consisté à inclure une question sur la citoyenneté destinée à effrayer les nouveaux immigrants, a été portée jusqu’à la Cour suprême, où elle a été rejetée.

Il y a à peine quelques semaines, cependant, la Cour suprême a autorisé le secrétaire au commerce de miner la précision du recensement de l’année 2020 en mettant un terme à ce dernier, plusieurs mois avant que le travail ne soit achevé en cette période de pandémie. À quelle fin ? Selon une enquête récente du New York Times (13-14 octobre), il s’agissait de permettre à Trump d’avoir la mainmise sur des rapports faisant état d’inexactitudes servant les intérêts politiques et économiques des Républicains. Tout cela est en parfait accord avec l’extrême « gerrymandering » auquel les Républicains se livrent désormais, alors même que les Démocrates ont largement abandonné cette stratégie (qui consiste à redécouper les circonscriptions électorales pour favoriser un parti) au nom de la bonne gouvernance.

Il est choquant de voir notre plus haute cour épauler une telle volonté politique de cultiver l’inexactitude. Mais il y a pire encore.

L’évolution récente la plus alarmante quant à la manipulation des chiffres à des fins politiques concerne les prochaines élections. Alors que les sondages montrent un avantage croissant pour Biden dans les États les plus déterminants, Trump devient de plus en plus virulent dans ses efforts pour discréditer à l’avance cette élection historique. Or, c’est un principe fondamental qui est en jeu ici. Si nous refusons de nous fier aux résultats électoraux pour décider du choix d’un président, nous renonçons à la démocratie. Au mépris de l’arithmétique et de l’ordre politique, Trump nous demande de croire à des affirmations sans fondements concernant la généralisation de pratiques électorales illégales. Il refuse de promettre de respecter le résultat du scrutin, tout en encourageant ouvertement des manœuvres malveillantes et illégales comme l’installation, dans les rues de certaines villes de Californie, de fausses urnes.

Clairement, les mensonges de Trump autour du scrutin sont potentiellement les plus dangereux. Sans des chiffres dans lesquels les citoyens ont confiance, il ne peut pas y avoir de démocratie. Plusieurs scénarios ont été décrits pour ce qui reviendrait alors à une prise de contrôle politique. Les attaques contre l’équité des élections ont déjà commencé avec des mesures visant à radier des listes électorales des électeurs, en particulier ceux appartenant aux minorités, et à fermer des bureaux de vote de proximité. On a cru, un temps, que Trump parviendrait à éliminer le service postal américain dans sa guerre contre le vote par correspondance. Désormais, il propose de poster, devant certains bureaux de vote bien choisis, des « observateurs » menaçants dans le but d’intimider les électeurs appartenant à des minorités.

N’oublions pas qu’il existe un précédent qui ne date que de vingt ans.

Il semble peu probable, à l’heure actuelle, que même des méthodes comme celles-ci, aussi alarmantes soient-elles, suffisent à donner à Trump une majorité électorale. Mais en contestant systématiquement le décompte des voix dans les circonscriptions majoritairement démocrates de certains États-clés, le décompte final pourrait être retardé suffisamment longtemps pour que Trump apparaisse, pendant des semaines, voire des mois, en tête. Que faire alors ?

N’oublions pas qu’il existe un précédent qui ne date que de vingt ans. En 2000, les Républicains n’avaient probablement pas prévu de stratégie pour perturber un recomptage. Alors que les résultats électoraux en Floride se révélaient de plus en plus serrés, des manifestants républicains se sont mobilisés et ont pénétré de force dans un immeuble gouvernemental à Miami pour protester contre le recomptage manuel et faire pression contre les administrateurs électoraux.

Si les méthodes improvisées de 2000 ont réussi c’est parce que le scrutin en Floride entre Gore et Bush était à tel point serré. Cette fois, le parti de Trump s’est bel et bien préparé afin de poursuivre, à une échelle beaucoup plus grande, ses manipulations. Si, une fois de plus, ces manigances peuvent retarder un décompte définitif jusqu’en décembre, tandis que des dizaines ou des centaines de milliers de bulletins dans des États-clés attendent toujours d’être dépouillés, et que Trump qualifie ces suffrages d’illégitimes et déclare de manière tonitruante la victoire, que se passera-t-il alors ?

En 2000, avec un scrutin aussi serré en Floride, et surtout compte tenu de tous les problèmes liés aux machines à voter, les résultats se sont heurtés aux limites de la précision. Pourtant, les procédures de recomptage étaient éminemment claires. Un dépouillement à une telle échelle ne peut pas être le seul fait de machines, il doit se faire selon des procédures de comptage claires et dignes de confiance, menées à bien par des scrutateurs compétents et sous la surveillance de membres du bureau. Il aurait pu en être ainsi.

Cependant, en 2000, la Cour suprême des États-Unis a implicitement approuvé les protestations illégales dans le palais de justice de Miami en mettant un terme au recomptage en Floride. Une Cour suprême dominée par les Républicains a décidé d’épargner aux citoyens l’incertitude qu’il y a à laisser le nombre de suffrages déterminer le résultat, et a répondu au problème de l’énumération par une solution permettant une parfaite précision. Le vote qui comptait était celui de la Cour suprême, soit 5 voix contre 4, en parfaite obéissance à la ligne du parti – et, de ce fait, un Américain sur deux a vu son suffrage non pris en compte.

Trump a tout fait pour que sa candidate à la Cour suprême soit approuvée rapidement afin que l’institution puisse intervenir pour corriger un résultat électoral indésirable. La candidate en question est restée silencieuse sur ce point.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.


Theodore M. Porter

Historien, Professeur d’histoire des sciences à l'université de Californie à Los Angeles (UCLA)