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Retisser inlassablement les liens défaits – à propos de Letter to you de Bruce Springsteen

Journaliste

Avec Letter to you, Bruce Springsteen signe un nouvel album résolument « classique ». Enregistré live en studio et en quelques jours avec les survivants du E Street Band, l’album s’écoute et se lit à la lumière élégiaque de la prise d’âge, de la mort et des bilans existentiels. Mais sa tonalité est aussi aux retrouvailles émues et joyeuses entre vieux briscards de toutes les batailles : une célébration des valeurs du rock et de la camaraderie qui sonne comme un geste politique dans ces états désunis de 2020.

Aux yeux et oreilles de beaucoup, Bruce Springsteen est un rocker classique, voire académique. À l’heure des nouvelles idéologies identitaires, on imagine même que pour certaines et certains, le Boss n’est qu’un vieux mâle blanc dominant, un OK Boomer qu’il ne serait que temps de jeter aux oubliettes de la cancel culture. Ce serait oublier tout ce que le progressisme américain doit à cette icône rassembleuse, tant sur le plan social que sociétal.

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Tout le monde sait que Springsteen a toujours défendu la classe ouvrière d’où il est issu, qu’il a régulièrement soutenu les candidats démocrates successifs à la présidentielle, mais on a tendance à oublier qu’il a aussi toujours été aux côtés des minorités, des Noirs, des Latinos, des LGBT. Pour ne citer que quelques exemples, il défendait le mariage gay avant qu’il ne soit légalisé, et il a écrit la chanson American skin (dénonçant le meurtre d’un jeune Noir par la police) en 2001, soit pas mal d’années avant l’affaire George Floyd ou la naissance du mouvement Black Live Matters.

Quant au classicisme de sa musique, l’observation est à la fois exacte et fausse. C’est entendu, Springsteen n’est pas un inventeur de nouveaux sons, mais penser qu’il s’est contenté de répéter toute sa vie les accords de Born to run serait totalement à côté de la plaque. Souvenons-nous, après l’immense succès de The River, il avait sorti Nebraska, un disque d’une noirceur radicale, collection de démos enregistrées dans sa cuisine sur un magnéto 4 pistes, puis pour refroidir la chaudière emballée du phénomène Born in the USA (sous les séductions du gros rock FM, encore des textes extrêmement sombres), il avait signé Tunnel of love, un album intimiste tant au niveau des textes que de la musique qui croisait le folk avec l’électro-pop.

Sa discographie est émaillée d’autres albums dépouillés sans le E Street Band (The Ghost of Tom Joad, Devils & dust), il s’est essayé à des productions pop baroques chamarrées (Working on a dream), aux racines country roots irlandaises (The Seeger sessions), il s’est aventuré dans la world musique (Worlds apart, sur The Rising, alliance avec le Pakistanais Nusret Fatah Ali Khan en guise de réponse au 11 septembre), a tenté d’intégrer le rap (sur l’album Wrecking ball)… En 2018, il a amené ses chansons dans le cadre intime (et inédit pour lui) d’un théâtre de Broadway pour en presser tout le jus narratif et faire scintiller la réverbération autobiographique de tous les personnages fictifs de ses textes-nouvelles. Et puis l’année passée, il a commis cet écart magnifique qu’est Western stars, rivière paisible et majestueuse de chansons intimistes et orchestrales, inspirées par la country-pop luxueuse et mélancolique d’un Glen Campbell ou d’un Burt Bacharach et par les BO de westerns.

En fait d’académisme, Bruce Springsteen n’a cessé de chercher à se réinventer (mais sans jamais s’éloigner radicalement de ses bases), redoutant la répétition, la formule routinière, l’ennui de ses auditeurs. Comme il le dit lui-même, son public désire deux choses contradictoires : être surpris et retrouver son jardin springsteenien. Le Boss a (presque) toujours su concilier cette équation impossible.

Il faut écouter et lire Letter to you à cette lumière élégiaque de la prise d’âge, de la mort et des bilans existentiels.

Cette longue recontextualisation pour expliquer la tonalité résolument « classique » du nouvel album, Letter to you. Le Jersey Devil n’avait plus enregistré avec son E Street Band depuis Wrecking ball (2012), mais surtout, n’avais plus joué live en studio avec tous ses potes depuis Born in the USA (1984). Autres éléments à prendre en compte : Springsteen a perdu en route son organiste Danny Federici (en 2008), son saxophoniste et alter ego scénique Clarence Clemons (en 2011), son roadie guitares, et tout récemment George Theiss, le chanteur et co-leader de son tout premier groupe, The Castiles.

Bruce et ses musiciens survivants ont de leur côté passé le cap des 70 ans. Il faut écouter et lire Letter to you à cette lumière élégiaque de la prise d’âge, de la mort et des bilans existentiels, quand les kilomètres restant à parcourir se raréfient et que l’essentiel d’une vie de rocker se regarde dans le rétroviseur.

Le Boss a donc réuni ses vieux druides et ils ont décidé de fabriquer cet album ensemble, soudés, dans le pur plaisir du moment présent et d’un flash d’adrénaline concentré sur un temps bref. Pas d’overdubs, pas de discussions infinies sur les arrangements, pas de re-recording ou autres fioritures technologiques, non, une, deux, trois, on envoie, on refait une ou deux prises pour parfaire tel ou tel passage et on emballe.

Born to run avait pris des années pour être accouché : Letter to you, ce fut quatre jours d’enregistrement et le 5ème jour pour écouter le résultat en éclusant des bières. Après les audaces tempérées de Wrecking ball ou de Western stars, retour aux fondamentaux du E Street Band, cette machine formidablement huilée qui fusionne à merveille le rock, la soul et la country. Dès l’ouverture (One minute you’re here), le « big black train » de la mort pointe sa locomotive menaçante. Le son est à l’os, on se croirait chez le dernier Johnny Cash.

La mort rôdera encore sur Ghosts ou Last man standing, dédiés aux Castiles et aux amis fauchés, mais la mélancolie de la perte est largement compensée par les souvenirs joyeux, la réactivation mémorielle des débuts et la puissance transfigurative de la musique (aussi bien dans le texte que dans le son). Un brulôt comme Ghosts n’a rien d’un faire-part funèbre mais tout d’un hymne à reprendre à 50 000 à s’en faire cramer les poumons le jour où la troupe pourra enfin reprendre la route.

Et puisque la tonalité est aux retrouvailles émues et joyeuses entre vieux briscards de toutes les batailles, le Boss a décidé de sortir de son grenier aux merveilles inédites quelques pépites longtemps désirées (car connues des fans par tel ou tel bootleg). Ainsi du formidable If I was a priest, western dylanien où Jesus fait office de cowboy justicier suprême sur les ouailles de Dodge City. Dans la même veine dylanienne bourrée jusqu’à la gueule de mots et d’images, Janey needs a shooter est un blues féministe, écrit et composé en 1978, donc une petite quarantaine d’années avant Me Too. Le troisième inédit déterré du passé est Song for orphans, où on retrouve la trace Dylan au son, avec cette association orgue-harmonica qui renvoie immanquablement à la séquence mercuriale Highway 61-Blonde on blonde.

Célébrer ainsi de façon cash les valeurs du rock et de la camaraderie est peut-être un geste plus politique qu’il n’y paraît dans ces états désunis de 2020.

Et la politique dans tout ça ? Elle est présente à jauge minimale. Une allusion dans le splendide House of 1000 guitars : « the criminal clown has stolen the throne/le clown criminel a volé le trône » chante le Boss au deuxième couplet. L’allusion est transparente. Et puis il y a Rainmaker, sur un charlatan qui promet la pluie à des agriculteurs en détresse victimes de sécheresse : « Sometimes folks need to believe in something so bad, so bad, so bad, they’ll hire a rainmaker/parfois les gens ont un tel besoin de croire à tout prix, à tout prix, à tout prix, qu’ils vont engager un faiseur de pluie ».

Et s’il faut préciser le trait, cette ligne qui suit : « rainmaker says white’s black and black’s white, says night’s day and day’s night, says close your eyes and go to sleep now/le faiseur de pluie vous dit que blanc est noir et que noir est blanc, que la nuit est le jour et que le jour est la nuit, il vous dit de fermer les yeux et d’aller dormir ». Pas mieux pour résumer les concepts de fake news ou de vérités alternatives chers au président orange. À part ces exceptions (qui ne sont pas anodines non plus), Letter to you n’a rien de la charge politique qui marquait The Ghost of Tom Joad (sur l’immigration mexicaine et les promesses bafouées du rêve américain), The Rising (sur le 11 septembre) ou Wrecking Ball (sur la crise financière de 2008).

Alors que ce nouvel album est sorti dans la dernière ligne droite de la campagne présidentielle la plus cruciale depuis longtemps, cela peut surprendre. Le Boss s’en est expliqué dans ses entretiens avec la presse américaine : il ne voulait pas être trop explicite, trop donneur de leçon, trop lourd ou redondant, la nécessité de battre Donald Trump étant pour lui une évidence. Après s’être engagé à fond pour Bill Clinton, John Kerry et Barack Obama, il a choisi une manière plus discrète de soutenir Joe Biden en lui offrant sa voix et une chanson pour l’un de ses clips de campagne.

Il y a peut-être aussi une raison plus inconsciente, plus enfouie, dans cet engagement plus léger du Boss : la population qu’il incarne le plus vote désormais majoritairement pour Trump (de même qu’en France, les ouvriers votent plus volontiers RN que PS). À leurs yeux, le Parti Démocrate est trop bourgeois, trop urbain, trop distant, voire trop corrompu. Peut-être perçoivent-ils Springsteen ainsi ? On a entendu certains de ces mâles blancs déclassés dire « j’aime la musique de Bruce mais je déteste ses opinions politiques ». Conscient de ce hiatus, Springsteen ne veut peut-être pas trop en rajouter pour ne pas décevoir Billancourt. En se recentrant sur la joie d’être ensemble (avec son groupe comme avec son public), sur la mesure d’un compagnonnage de cinquante années, sur la communion de l’amitié et du rock, sur l’hommage aux copains tombés en route, Bruce Springsteen foule un terrain plus rassembleur, moins miné par de potentielles polémiques.

Mais face au charlatanisme, à la violence et aux mensonges permanents de Donald Trump et de ses supporters, face au contexte de pré-guerre civile sur fond de Covid, célébrer ainsi de façon cash les valeurs du rock et de la camaraderie est peut-être un geste plus politique qu’il n’y paraît dans ces états désunis de 2020. Alors que le tissu social américain se déchire de toutes parts, Springsteen et son E Street Band retissent inlassablement du lien.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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