Santé

L’héroïsation des soignants – réflexions sur une entourloupe

Médecin de santé publique, Philosophe

Applaudissements, banderoles, messages et vidéos d’hommage aux accents épiques sur les réseaux sociaux : autant de signes qui, en cette période de crise sanitaire, ont semblé concourir à une héroïsation des soignants. Mais ceux-ci y voient pour la plupart une entourloupe, un stratagème visant non seulement à masquer les dysfonctionnements organisationnels, mais encore à brider la parole d’un secteur professionnel en souffrance. Il s’agit en fait d’une pseudo-héroïsation.

On a beaucoup parlé de l’héroïsation dont les « soignants », cette catégorie aux contours flous, feraient l’objet depuis le début de la crise. Et il est vrai que les banderoles, les applaudissements, les mails volontiers épiques de certains directeurs d’hôpital, les textes, chansons, vidéos d’hommage sur les réseaux sociaux fournissent des signes probants de cette héroïsation.

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S’il est pourtant un leitmotiv que nous retenons de nos échanges téléphoniques[1] avec les soignants, c’est bien le rejet de cette intronisation en place publique. Toutes les personnes que nous avons interrogées, ou presque, disent en être irritées, gênées, frustrées, parfois intimement affectées. La plupart y voient une entourloupe, un stratagème social ou encore ce que nous proposons de nommer une pseudo-héroïsation, une héroïsation qui n’en est pas vraiment une.

La pseudo-héroïsation peut désigner une héroïsation en trompe-l’œil. On voudrait faire croire qu’on érige les soignants en héros mais, en réalité, on ne leur réserve pas le traitement habituellement dévolu aux héros. Grosso modo, quand ils critiquent ainsi l’héroïsation, les soignants nous disent implicitement : « Oui, nous sommes des héros mais ne sommes pas traités comme tels ».

Toutefois, la critique de la pseudo-héroïsation peut être aussi celle du principe même de l’héroïsation. On voudrait que les soignants soient des héros alors que ce sont des professionnels dont l’activité est encadrée par un contrat de travail qu’ils ont accepté. Les discours pseudo-héroïsant visent à faire accepter aux soignants les entorses continuelles qui leur sont infligées, les efforts qui leur sont indûment demandés et qu’ils préféreraient ne pas accomplir. Le discours implicite serait alors celui-ci : « Non, nous ne sommes pas des héros et ne devrions ni agir en héros ni être traités comme tels ».

Ces deux critiques antithétiques s’entendent dans les discours des « soignants » et parfois, curieusement, dans les propos d’une seule et même personne interrogée.

La figure du héros se définit à notre sens par quatre traits caractéristiques, autant de conditions nécessaires à une héroïsation en bonne et due forme. On peut montrer, notamment à la lumière des témoignages des soignants que nous avons interrogés, qu’aucune de ces conditions n’est vraiment satisfaite pendant la crise que nous continuons de traverser.

Le héros juge et décide par lui-même, sans obéir à un ordre extérieur et sans répondre à un quelconque devoir, des actes qu’il accomplit pour la communauté : il agit de façon « surérogatoire », par-delà les obligations qui lui sont imposées. Selon Hannah Arendt, « le consentement à agir, à parler, à s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi » est constitutif du héros.

Il serait à la fois erroné et injuste d’associer cette dimension du héros aux soignants quand certains témoignent qu’ils n’ont pas osé faire valoir leur droit au retrait de crainte d’être licenciés. Plus généralement, la plupart expriment le sentiment d’avoir été instrumentalisés et placés dans une situation très difficile, provoquée par des décisions politiques ou institutionnelles qui ont abouti à un fort manque de moyens humains et matériels et à des conditions de travail dégradées, décisions auxquelles ils n’ont pris aucunement part.

Les héros se portent volontaires pour affronter un danger extérieur que la communauté ne pouvait aucunement prévenir ni combattre. Quoi de comparable avec les soignants qui se disent dans l’ensemble acculés et forcés de compenser par leur bonne volonté, et parfois à leurs corps défendant, les difficultés d’une situation que l’on peut, à certains égards, considérer comme évitable ?

Par ailleurs, les soignants sont nombreux à rappeler qu’ils n’ont fait ni plus ni moins que leur devoir, de sorte que l’héroïsation, par l’exceptionnalité des actes et des circonstances qu’elle présuppose, tend insidieusement à occulter les difficultés habituelles, comme le souligne cet infirmier: « Quelle gigantesque hypocrisie. Pourquoi vient-on me dire que je suis un héros du quotidien ? Moi, je n’ai rien changé, je suis un professionnel qui travaille avec sa conscience. Je me lève tous les matins à 5h30, pas plus pendant la crise qu’avant ou après. » Une réanimatrice que nous avons interrogée tient également à relativiser l’exceptionnalité des circonstances : « Là, c’est le Covid et tout le monde en a peur mais, finalement, il y a plein d’autres pathologies, transmissibles aussi, qu’on affronte tous les jours. Là, tout à coup, on devient des héros, c’est un peu facile ».

Au-delà de la crise de la Covid-19 et du manque chronique de moyens, les soignants disent majoritairement souffrir du fait d’être trop souvent cloîtrés dans des rôles d’exécutants, supposés obéir aux protocoles. Cette limitation des capacités d’initiative qu’ils évoquent semble peu propice à l’accomplissement d’actes « surérogatoires ».

L’intérêt supérieur

Les héros agissent au nom d’un intérêt considéré comme « supérieur ». Comprenons : au mépris de leurs intérêts privés et pour la collectivité politique[2]. On retrouve cette notion d’ « intérêt supérieur », parfois sous la forme de la notion de « vocation », dans les discours d’une partie des soignants. Mais on aura peine à identifier cette motivation chez tous, y compris pendant la crise : la volonté d’exercer un métier du soin peut être aussi, voire seulement motivée, par des intérêts privés – la recherche d’un emploi stable, par exemple.

La crise a été pour certains l’occasion de prendre conscience ou de se rappeler que leur métier n’était finalement « qu’un métier » : « Cette période m’a fait me rendre compte de choses importantes et que, finalement, je n’allais pas sacrifier ma famille et mes proches, donner toute mon énergie pour un métier. » (psychologue, Ehpad). Ou encore : « Je ne suis pas moine. J’ai le droit de vivre moi aussi. Je suis un être humain bordel ! » (Infirmier, hôpital public).

Là encore perce le sentiment d’avoir été floué, l’héroïsation apparaissant comme un stratagème pour justifier une négligence collective : « Ce truc de héros, c’était horrible à vivre. “C’est normal, allez crever à notre place”. Cela justifiait qu’on n’ait pas de masque. Des soignants sont morts du Covid. Est-ce qu’ils étaient prêts à mourir en héros ? Ce n’est pas parce qu’on travaille à l’hôpital qu’on veut mourir en héros. » (sage-femme, hôpital public). L’injonction à l’héroïsme tendrait à réduire certains professionnels au silence : « Les héros ne demandent rien, n’ont pas peur, n’ont pas mal, n’ont pas le droit de souffrir. “Soigne-moi et tais-toi”. Je trouve ça très dangereux. Du coup, les soignants ont toutes les peines du monde à s’autoriser à dire “je souffre”. » (Psychologue, équipe mobile de soins palliatifs)

Certaines professions, qui ne sont pas considérées comme soignantes, ont eu le sentiment de porter la charge de l’intérêt supérieur, sans être suffisamment reconnues pour leurs efforts. « J’étais dedans sans y être (…). Il y a une espèce de scission entre le personnel soignant et les autres : “nous, on est directement avec le patient et toi, tu l’es pas”. » (Assistante médico-administrative, hôpital public). Enfin, parmi les « non-soignants », certains ont été au contact de patients Covid-19 : « Dans les médias, on ne parle jamais de nous de toutes façons. Les applaudissements, je ne les ressentais pas pour moi. Alors que logiquement, il n’y avait pas de raison. Mais je me dis : les gens, ils applaudissent les médecins, les infirmières et les aide-soignantes. Ils n’applaudissent pas le technicien ou l’administratif parce qu’ils ne se rendent pas compte qu’il y en a vraiment besoin et que, même nous, on allait au Covid. » (Technicien hospitalier)

Le coût

Il ne suffit pas que les héros poursuivent un intérêt supérieur ; il faut encore que cette implication représente pour eux un coût, qu’ils aient dû endurer des pertes ou prendre des risques. Le héros se met en jeu, s’expose à des circonstances incertaines. Les soignants que nous avons interrogés se sont certes personnellement exposés en voyant moins leurs proches, en risquant de les contaminer ou de se contaminer, ou encore en exerçant des tâches auxquels ils n’étaient pas formés. Certains soignants affirment n’avoir pas compté leurs heures et expriment parfois de fortes remontrances à l’encontre de ceux de leurs collègues qui n’ont pas pris part à l’effort collectif, à l’égard de ceux qu’une psychologue interrogée n’hésite pas à qualifier de « planqués ».

Les situations sont toutefois beaucoup trop diverses pour qu’on puisse évoquer uniformément, et sans fournir davantage de précisions, « le sacrifice » ou « la souffrance » des soignants. Certains des soignants interrogés nous ont aussi fait part de leur enthousiasme à retrouver le sens de leur métier et la force du collectif ; le goût de l’aventure et du défi est parfois très perceptible même s’il n’efface pas la dureté d’un travail intense, physiquement et émotionnellement.

Inversement, ceux qui disent avoir souffert pendant la crise ne sont pas nécessairement ceux qui, parce qu’ils étaient sur le front, étaient reconnus comme les héros. « Je constate que les soignants les plus en souffrance ne sont pas forcément ceux des unités qui accueillent les patients atteints de Covid. Il y a le traumatisme des soignants qui n’y sont pas confrontés et qui, du coup, sont minés par la situation. » (Psychologue, équipe mobile de soins palliatifs). Entre l’âpreté d’efforts que l’on sait momentanés et la pénibilité de souffrances anciennes, réveillées et avivées par la crise, il importerait d’établir des distinctions.

Un autre effet de l’héroïsation, et de cette rhétorique de l’intérêt supérieur, est qu’elle tend à raviver l’existence plus ou moins discrète de hiérarchies symboliques au sein des soignants ou entre soignants et non-soignants. « Je n’ai pas vu l’héroïsation du personnel des Ehpad », dit une psychologue. La même idée est développée par une réanimatrice : « Beaucoup de services accueillent les patients qu’on n’a pas accepté en réanimation, accompagnent ces malades, leur transmettent un peu d’humanité avant leur décès, se retrouvent en charge de ça du jour au lendemain alors que c’est pas forcément leur spécialité. Ça, je trouve que c’est effectivement héroïque et que ces services-là sont déconsidérés. »

Au final, l’héroïsation a eu pour conséquence d’ajouter un poids supplémentaire, un coût psychologique inutile, à tout ceux qui, symboliquement, n’ont pas été reconnus comme héros et/ou ne se sont pas sentis dignes de ce qualificatif.

La reconnaissance

Le héros laisse une trace, son nom survit au temps. Un héros ne peut s’autoproclamer héros, il est tout entier construit par la parole ou l’écriture de la communauté pour laquelle il agit. Du reste, comme l’écrit Axel Honneth, la véritable reconnaissance est un acte lui-même coûteux, qui n’est pas simplement une parole, sans quoi elle s’apparente à un acte de soumission visant à maintenir l’être-reconnu à un rôle bien délimité (la bonne servante, la bonne épouse, etc.). Et certains soignants se demandent justement ce qu’il restera de ces belles paroles, de ces banderoles, de ces applaudissements passée la crise, et surtout ils pointent l’indifférence totale des décideurs et du public à l’égard de l’importance de leur profession avant la crise, que traduit notablement le peu de soutien qu’ils ont reçu à l’occasion des manifestations de l’automne 2019.

« C’est deux poids, deux mesures. C’est très gentil de leur part sauf que, quand il a fallu manifester, j’ai pas vu beaucoup de monde avec nous. On est scindé en deux : d’un côté, on a les applaudissements mais, d’un autre côté, on nous crache aussi dessus », dit une infirmière libérale. La même amertume transparaît dans les propos d’une aide-soignante : « Les applaudissements, ça me donnait la chair de poule. Je me disais : est-ce que les gens ont enfin compris ? Non, les gens ont oublié. On recommence à être insulté à nouveau. Je pensais que derrière, il y aurait eu un respect. »

En somme, ce mouvement d’héroïsation n’a que l’apparence de la reconnaissance. Comme tout phénomène d’idéalisation, il ne dure qu’un temps – celui de la mise à distance d’une réalité trop lourde à porter – et menace à tout moment de se retourner contre les soignants sous forme d’agressivité ou de plaintes.

*

Les réticences des soignants face au qualificatif de héros – qu’elles contestent la forme prise par cette héroïsation ou son principe – sont presque unanimes. Cette fabrique éphémère de héros, à laquelle ont contribué aussi bien les discours gouvernementaux que médiatiques ou « citoyens », est globalement interprétée comme un stratagème visant à masquer les dysfonctionnements organisationnels, à brider la parole des soignants, à dépolitiser leurs revendications ou encore à justifier leurs souffrances. C’est en effet une violence exercée à l’encontre d’une personne que de l’héroïser alors qu’elle n’a rien demandé et, surtout, qu’elle n’a pas vraiment la liberté de le refuser.

Nous notons aussi qu’en portant aux nues certains actes ou en justifiant certaines souffrances, l’héroïsation conduit aussi à rendre invisibles d’autres actes ou d’autres souffrances. Nous pensons ici aux actes de désobéissance et à ces souffrances qu’Andrew Jameton[3] et Christophe Dejours ont qualifiées d’éthiques parce qu’elles résultent d’une discordance entre les actes prescrits et les valeurs de la personne qui doit les réaliser. En un sens, les actes de désobéissance réunissent les conditions susmentionnées pour être qualifiés d’héroïques ; ils bénéficient pourtant rarement d’un important soutien public. Héroïsons-nous les soignants lorsqu’ils manifestent dans la rue ou lorsqu’ils tentent de résister aux logiques comptables ?

C’est là la force de ce phénomène social que de dessiner une cartographie morale du monde simplifiée, et qu’il est essentiel de démonter, non pas pour disqualifier le travail des soignants héroïsés, mais pour conserver sur la réalité un regard lucide et aussi juste que possible. Cette cartographie est séduisante, voire exaltante, pour au moins deux raisons.

D’une part, l’imaginaire héroïque nourrit le narratif guerrier, incite à rentrer dans le rang et à cristalliser tous ses efforts dans une seule et même direction – la lutte contre la Covid-19, en taisant les désaccords et les divergences. Or, c’est plutôt une exacerbation des frustrations, des conflits et des lignes de fracture que nous avons constatée au sein des professionnels. D’autre part, cette fabrique de héros révèle notre besoin de transcendance et tente d’y apporter une réponse. Il est attendu de ces soignants héroïsés qu’ils donnent du sens à cette période trouble, afin que nous puissions comprendre ce qui nous arrive. Cette attente démesurée déresponsabilise et dédouane de l’effort de se forger soi-même une opinion et de « commencer une histoire à soi ».


[1] Depuis mars 2020, nous avons entrepris un travail sur les discours des professionnels du soin et de l’accompagnement à propos de ce qui est souvent décrit comme « la souffrance des soignants ».

[2] Il n’est pas question ici de la distinction entre égoïsme et altruisme.

[3] Andrew Jameton, Nursing Practice: The Ethical Issues, Prentice-Hall, 1984. L’expression anglaise, employée par Jameton dans le contexte des soins infirmiers, est « moral distress ».

 

Anne-Caroline Clause-Verdreau

Médecin de santé publique, Responsable de l’Observatoire des pratiques éthiques, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France

Paul-Loup Weil-Dubuc

Philosophe, Responsable du Pôle recherche, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France

Rayonnages

SociétéSanté

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Depuis mars 2020, nous avons entrepris un travail sur les discours des professionnels du soin et de l’accompagnement à propos de ce qui est souvent décrit comme « la souffrance des soignants ».

[2] Il n’est pas question ici de la distinction entre égoïsme et altruisme.

[3] Andrew Jameton, Nursing Practice: The Ethical Issues, Prentice-Hall, 1984. L’expression anglaise, employée par Jameton dans le contexte des soins infirmiers, est « moral distress ».