Société

Les proches aidants en mal de reconnaissance

Économiste, Sociologue

Alors que la pandémie de Covid-19 s’installe dans la durée et que plane l’hypothèse d’un troisième reconfinement, la situation des proches aidants et des professionnels du soin et de l’accompagnement reste peu abordée. Elle révèle pourtant les tensions que connaît ce secteur, et impose de repenser la dépendance. Car il est possible de sortir, à l’occasion ce cette crise sanitaire, des problèmes structurels qui contraignent le libre-choix des personnes en situation de dépendance et de leurs proches, et qui érodent le sens au travail des professionnels du care. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

La crise sanitaire du Covid-19 a mis en lumière des populations souvent tapies dans l’ombre de la vie économique et sociale, une ombre dont nous sommes tous responsables. C’est le cas notamment des personnes âgées, des personnes en situation de handicap mais aussi de tous les gens qui gravitent autour d’eux : les proches aidants, les auxiliaires de vie sociale, les soignants. Paradoxalement, le confinement généralisé de la population a révélé le quotidien d’un pan entier de la population vivant ou travaillant dans des espaces confinés, que ce soit au domicile ou en établissement. Malgré les difficultés, les drames et les souffrances, cette crise est l’occasion de questionner le système segmenté, incomplet et peu lisible de prise en charge de la dépendance en France.

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Quelques avancées ont été mises en place depuis le début de la crise sanitaire. Ainsi, l’indemnisation du congé de proche aidant est entrée en vigueur en octobre, à quelques jours de la journée nationale des aidants. Revendication de longue date des associations des secteurs du handicap et du grand âge, ce dispositif permet à un salarié de réduire ou cesser temporairement son activité professionnelle pour accompagner un proche dépendant tout en étant indemnisé. Néanmoins, l’indemnisation limitée à trois mois pour l’ensemble de la carrière professionnelle apparaît largement insuffisante au regard des engagements de longue durée de beaucoup d’entre eux.

Parallèlement, au niveau des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les structures publiques et privées ont versé une prime exceptionnelle aux personnels mobilisés afin de souligner l’effort enduré dans la lutte contre le Covid-19. L’octroi de cette prime était toutefois conditionné à des questions de statut d’emploi et de temps de travail, écartant de fait les salariés les plus précaires. Ces deux mesures semblent surtout se superposer aux différentes parties du millefeuille du système de prise en charge de la dépendance en France et peuvent laisser un goût amer de « récompense » qui ne suffit pas à combler le mal de reconnaissance.

Alors que la sortie de crise s’éloigne et que se profile un troisième confinement, il convient de prendre au sérieux le risque que les contraintes supplémentaires liées au Covid-19 s’installent dans la durée et reposent in fine sur les proches aidants et les professionnels du soin et de l’accompagnement qui pallient déjà les insuffisances du système de prise en charge de la dépendance. Pour en prendre la mesure, il est instructif de se pencher sur les expériences vécues au cours de ces derniers mois.

Le rôle déjà essentiel des aidants avant le confinement s’est révélé comme étant vital dans la gestion de la crise sanitaire.

L’irruption du nouveau coronavirus a désorganisé les systèmes de soin et d’accompagnement à domicile, en accentuant des failles déjà existantes. Le rôle déjà essentiel des aidants avant le confinement, s’est révélé vital dans la gestion de la crise sanitaire. Dans le cadre d’un partenariat entre le Collectif Inter-Associatif des Aidants Familiaux (CIAAF) et l’Institut de recherches économiques et sociale (IRES), une enquête en ligne réalisée entre le 24 avril et le 25 mai 2020 a permis de recueillir 1 032 réponses d’aidants sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 et du confinement sur leur situation et celle de leur proche[1].

Les résultats de l’enquête montrent une accentuation de l’isolement des proches aidants en raison de la fermeture des établissements d’accueil de jour, du retour à domicile de certaines personnes hospitalisées ou internalisées, de la difficulté de maintenir des services d’aide à domicile (difficultés de déplacement, manque de matériel de protection, arrêts de travail, maladie, etc.) et des restrictions de déplacement qui ont pu limiter le soutien d’autres proches aidants. Cet isolement a été largement imposé aux aidants : seuls 20% des répondants ayant assumé seuls l’ensemble des activités d’aide déclarent l’avoir décidé pour se prémunir du risque sanitaire. Ces situations complexes illustrent bien les dilemmes moraux auxquels les aidants sont confrontés non seulement en temps de crise, mais aussi dans le cours de la vie ordinaire où ils doivent toujours arbitrer entre l’autonomie et la vulnérabilité de leur proche, et concilier leur rôle d’aidant avec leurs propres besoins.

Cet isolement accru des proches de personnes dépendantes a des conséquences sur l’intensité de leur activité d’aide et d’accompagnement. Dans le contexte incertain et anxiogène de la pandémie, les personnes enquêtées déclarent exercer une surveillance plus importante et apporter davantage de soutien moral. Au niveau des actes intimes, dont on sait qu’ils peuvent déstabiliser les rapports entre proches et générer de la souffrance morale, la majorité des aidants se déclarent concernés par une augmentation de l’aide à la toilette et à l’excrétion. Plus de la moitié des aidants disent également avoir augmenté les soins de rééducation, les activités de stimulation ou d’éducation afin de soutenir l’autonomie de leur proche.

Cette intensification de l’activité des aidants a des effets négatifs sur leur santé qui se manifestent par une augmentation des niveaux de stress, de fatigue physique et morale. Malgré ces effets négatifs sur le vécu de l’aide, une majorité d’aidants déclare se sentir plus proche de la personne accompagnée. Le rapport aux institutions semble en revanche se détériorer pendant la crise sanitaire. Les aidants sont unanimes pour évoquer le manque de reconnaissance des pouvoirs publics et avancent comme principaux freins du recours aux dispositifs la lourdeur administrative, le reste à charge et une offre de services déficiente.

Du côté des Ehpad, l’épreuve du confinement a marqué résidents, personnels et la société française tout entière qui avait durant cette période les yeux tournés vers le décompte terrible des décès en institutions. Victimes premières et désignées du Covid-19 du fait de leur fragilité et des facteurs de comorbidité, mais aussi de la pénurie de masques, de gels et de tests, les résidents ont, de plus, dû faire face à une situation qu’ils ne comprenaient pas ou mal, et qu’ils ont mal supportée. Ils ont parfois été les sujets de décompensation, de dépression, de perte d’appétit, de solitude et de tristesse profonde.

La fin des visites a mis à mal la dynamique sociale qui rythme la vie des résidents et a généré un isolement et une solitude des personnes âgées bien-sûr mais aussi du personnel soignant. En effet, pour les professionnels du soin, les cadences intenables et les mesures de précaution ont accentué les charges de travail. D’autres difficultés se sont rajoutées aux conditions matérielles comme la confrontation à l’inquiétude des familles et l’augmentation des décès non accompagnés par les proches. De fait, résidents et personnels du soin se sont retrouvés dans des situations de huis clos lourds à supporter.

Les caractéristiques structurelles du secteur de la dépendance pèsent lourdement quand un choc exogène et inattendu intervient.

Ces éléments de contexte mettent en lumière des problèmes aigus qui se sont accentués avec la pandémie de Covid-19, mais qui existent de longue date. Pour preuve depuis 2010, de nombreux conflits du travail (grèves unitaires ou grèves perlées) mobilisent à l’échelle locale et nationale l’ensemble des catégories de salariés du secteur (aides-soignants, infirmiers, directeurs d’établissement)[2]. Ces différents conflits ont contribué à médiatiser les conditions de vie des résidents dans ces institutions, mais aussi les conditions de travail des salariés. L’évolution de ces dernières est en partie liée aux transformations des caractéristiques des usagers des Ehpad. L’entrée en établissement apparaît souvent comme la dernière étape du parcours de vie, lorsque les possibilités du maintien à domicile sont épuisées. Souvent, elle ne correspond pas à un choix mais plutôt à la conséquence d’autres facteurs : perte de l’aidant, hospitalisation, chute, avancée dans la maladie, etc. De ce fait, le passage du domicile à l’établissement manque généralement de préparation et d’anticipation.

En résultent des évolutions importantes en ce qui concerne le public des Ehpad : des usagers plus âgés, entrant plus tardivement en institution, avec un niveau de dépendance plus élevé. En raison de ces changements, les personnels soignants soulignent un alourdissement de leur charge de travail et, par conséquent, une modification de leurs conditions de travail puisque les tâches à réaliser dépendent directement du public accueilli. Si l’accompagnement de personnes âgées dans les actes de la vie quotidienne a toujours été le cœur du métier soignant en Ehpad, les missions des professionnels se sont au fil du temps davantage concentrées sur des tâches de soin, de nursing et d’hygiène de base au détriment, en proportion, de l’accompagnement relationnel, humain et du maintien des capacités. Cette amplification des tâches sanitaires au détriment du relationnel, le renforcement des exigences de qualification des professionnels et du contrôle qualité, des budgets réduits et une organisation du travail souvent en tension sont des sources de dégradation des conditions de travail présentes bien avant la pandémie et qui se sont accentuées depuis.

Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les personnels soignants en Ehpad et les proches aidants à domicile font face à des difficultés similaires dans le cadre de leur activité, sont confrontés à des dilemmes moraux entre risque sanitaire et autonomie de la personne, et vivent les mêmes situations de fatigue et de non-reconnaissance. La crise sanitaire et son impact virulent dans la sphère de la dépendance agissent comme un miroir grossissant des difficultés que ce secteur connaissait jusque-là. Elle oblige à penser le système de prise en charge de la dépendance dans sa globalité.

Les caractéristiques structurelles du secteur de la dépendance pèsent lourdement quand un choc exogène (telle qu’une pandémie) et inattendu intervient. Car si le secteur de la dépendance est riche en croissance d’emplois depuis plus d’une décennie, il est toutefois confronté, de façon paradoxale, ces dernières années, à des pénuries de personnel. Rotation du personnel, absentéisme, fortes difficultés de recrutement, dégradation des conditions de travail sont les contraintes auxquelles sont confrontés les Ehpad et leurs personnels. Mais ces difficultés varient selon la situation géographique et selon le statut juridique de l’Ehpad, les catégories de personnel ou la direction même de l’établissement. Ces difficultés et cette diversité s’observent également dans les établissements pour personnes en situation de handicap.

De la même façon, les difficultés auxquelles sont confrontés les proches aidants varient en fonction des offres de services sur les territoires, des politiques mises en œuvre par les conseils départementaux, des situations familiales, de l’adaptabilité de l’habitat et des caractéristiques des personnes en situation de dépendance. Il n’existe pas un seul type d’aidant et d’aidé, ni un seul mode d’aide ou type de lieu d’accueil. Il existe en revanche des problèmes structurels qui contraignent le libre-choix des personnes en situation de dépendance et de leurs proches, et qui érodent le sens au travail des professionnels du care.

Voilà pourquoi il est nécessaire, à la lumière de la crise actuelle, de réfléchir à la mise en place de passerelles entre ces différents mondes du soin et de l’accompagnement vers l’autonomie. Les enjeux d’une prise en compte de la personne en situation de dépendance et de son parcours de vie (même en fin de vie) doivent être pensés comme un ensemble cohérent de politiques publiques destinées à un public large et varié, qu’il soit concerné par l’aide à domicile, l’accueil de jour, l’hébergement temporaire ou la résidence en institution. Cette cohérence dans les politiques publiques du care destinées à la dépendance symboliserait l’importance que la société pose sur les personnes dont l’autonomie est altérée et sur celles qui œuvrent au quotidien à l’établissement d’un lien social inclusif.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 28 janvier 2021 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Programme sur lanuitdesidees.com.


[1] Cet échantillon n’est pas représentatif, mais il permet de dégager des éléments de connaissance dans un contexte d’urgence. Les personnes ayant répondu au questionnaire, majoritairement des femmes (78%), sont des parents (67%), des conjoints (14%), des enfants (11%), des frères et sœurs (5%), un autre membre de la famille (2%), un ami ou un voisin (1%).

[2] À ce propos, voir Sophie Béroud, Christèle Meilland, Cristina Nizzoli, Catherine Vincent, « La dimension genrée des luttes dans les EHPAD : une dynamique fragile entre reconnaissance du travail et construction d’un entre-soi féminin », 2019, Congrès AFSP Bordeaux.

Christèle Meilland

Économiste, Chercheuse à l'Institut de Recherches Economiques et sociales (IRES)

Arnaud Trenta

Sociologue , Chercheur à l'Institut de Recherches Economiques et sociales (IRES) et membre du Cnam

Rayonnages

Société

Mots-clés

Nuit des idées

Notes

[1] Cet échantillon n’est pas représentatif, mais il permet de dégager des éléments de connaissance dans un contexte d’urgence. Les personnes ayant répondu au questionnaire, majoritairement des femmes (78%), sont des parents (67%), des conjoints (14%), des enfants (11%), des frères et sœurs (5%), un autre membre de la famille (2%), un ami ou un voisin (1%).

[2] À ce propos, voir Sophie Béroud, Christèle Meilland, Cristina Nizzoli, Catherine Vincent, « La dimension genrée des luttes dans les EHPAD : une dynamique fragile entre reconnaissance du travail et construction d’un entre-soi féminin », 2019, Congrès AFSP Bordeaux.