Santé

La politique de vaccination est-elle « performante » ?

Sociologue

Conseillé par le cabinet McKinsey, le gouvernement envisage la politique de vaccination comme une série d’objectifs chiffrés s’appuyant sur des méthodes empruntées au management. Mais à partir du moment du moment où la mesure devient une cible, elle cesse d’être une bonne mesure – et engendre des effets pervers, comme la manipulation ambigüe des chiffres et la course aux résultats. Heureusement, le benchmark mis en œuvre pour les vaccins se distingue des procédures classiques en ce que l’instance évaluatrice n’est pas clairement identifiée, et laisse encore, ne soyons pas pessimistes, la possibilité d’une évaluation démocratique.

Le vaccin serait-il notre porte de sortie de la crise ? Le gouvernement semble en être convaincu, conforté en cela par le conseil scientifique qui, dans son dernier avis, qualifie la campagne vaccinale « d’espoir majeur pour limiter l’impact voire résoudre en grande partie la pandémie Covid-19 ». Une « course contre la montre » est ainsi engagée entre, d’une part, la vaccination de la population et, de l’autre, la pénétration du virus dans la population, spécialement du variant dit « anglais ».

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Le problème rencontré par le gouvernement a d’abord été l’opposition passive des « anti-vaccins ». À la fin de 2020, un tiers des Français ne croyaient pas que les vaccins seraient sûrs, ce qui faisait de la France la championne mondiale des réticents à l’inoculation. D’autre part, depuis peu de temps, le gouvernement est confronté à un sérieux problème d’approvisionnement et de logistique, qui ralentit sa course.

Après avoir écarté l’option de la vaccination obligatoire, remplacée par une demande d’expression de consentement avant inoculation, un des outils devenu hautement stratégique pour le gouvernement pour gagner cette course est l’indicateur du nombre quotidien de « personnes vaccinées ». Le gouvernement comptait initialement prendre le temps de convaincre les réticents, mais les comparaisons peu flatteuses de la presse avec les résultats des autres pays en termes de vaccination l’ont poussé à mettre cet indicateur au cœur de sa stratégie. Alors que le nombre de morts dues au Covid-19 assombrissait chaque soir le premier confinement, ce nouveau chiffre s’impose depuis le début de l’année 2021 dans le débat public (quoiqu’avec moins d’évidence) : il est annoncé au journal télévisé, répercuté partout quotidiennement. Le fonctionnement et les effets sociaux de ce nouveau décompte sont très différents du précédent. Alors que le nombre de morts portait la menace et nous incitait à nous terrer, le nombre de vaccinés porte l’espoir de sortie de crise ; il participe à produire l’engouement de la population pour l’option vaccinale.

Mais, et c’est le point que nous voudrions discuter ici, de tels « benchmarks », comme nous avons appelé ce type d’objectifs chiffrés avec ma collègue Isabelle Bruno, engendrent des difficultés parfois insoupçonnées. En particulier, ils oblitèrent beaucoup la discussion de fond sur l’objectif de la course.

Comment fonctionne le management par objectif ? Inspiré par des théories forgées pendant les années 1980 dans et pour les entreprises privées, en particulier le « reingeenering » de Hammer et Champi et le « benchmarking » de Robert Camp, il a pénétré la sphère publique dans les années 1990 par le biais du New Public Management dont un ouvrage de référence est celui d’Osborne et Gaebler intitulé Reinventing Government. L’idée est simple. Pour rendre la bureaucratie – devenue honnie à cette époque de crise de l’État-providence – plus efficace et productive, il faut motiver les agents individuellement, trouver un moyen pour qu’ils s’engagent personnellement dans leur tâche, qu’ils deviennent proactifs et prennent des initiatives. Pour ce faire, un détour consiste à leur donner des objectifs chiffrés à atteindre, ce qui implique aussi de mettre en place l’infrastructure numérique nécessaire pour qu’ils puissent compter et agréger, au jour le jour, leur productivité individuelle ou d’équipe.

Pourquoi des objectifs chiffrés ? Pour deux raisons. La première est que – pour parler l’anglais natif de ces raisonnements – what gets measured gets done, « ce qui est mesuré est accompli », entre autres parce que la mesure force à définir précisément l’objectif visé et donc encadre mieux l’action. Deuxièmement, si l’on mesure quantitativement les performances, alors il est facile de constater que l’objectif n’a pas été atteint. On peut alors moquer, humilier (on dit en anglais to shame) celui qui le porte. Éviter cette sanction est une forte motivation pour s’efforcer d’atteindre ses objectifs. Ajoutons une troisième raison, qui n’était pas mentionnée dans les livres de management de l’époque mais qui aujourd’hui est mis en avant par le gouvernement lui-même : le benchmark permet au gouvernement de comparer son action à celle des gouvernements étrangers – bien que, et cela a été très souvent relevé, chacun compte très différemment et donc que les résultats ne sont en fait, techniquement, pas comparables.

La grande différence avec le modèle classique du benchmark est que le gouvernement se soumet lui-même à ses propres objectifs.

Avec les vaccins, il semble bien que ce soit ce type d’organisation qui ait été mise en place, avec cependant quelques variations sur lesquelles nous allons insister. D’abord, le gouvernement fixe effectivement des objectifs chiffrés à atteindre. Pourtant, la grande différence avec le modèle classique est que le gouvernement se soumet lui-même à ses propres objectifs.

Habituellement, les dirigeants établissent des objectifs (en discussion avec leurs subordonnés) et ensuite les laissent agir les mains libres pour endosser le seul rôle de l’évaluateur, qui, in fine, constate, souvent au cours d’un véritable rituel statistique, si oui ou non l’objectif a été atteint (et sanctionne les agents en conséquence, positivement ou négativement). Ici nous assistons au spectacle d’un ministre qui change d’objectif avec les difficultés, parfois dans la même journée, et surtout qui endosse cet objectif et promet qu’il parviendra à l’atteindre. « Le gouvernement table sur 4 millions de personnes fin février, 9 millions fin mars, 20 millions fin avril, 30 millions fin mai, 43 millions fin juin, 57 millions fin juillet et 70 millions fin août. » Déclarait le Ministre le 23 janvier. Reconnaissons que ceci est courageux car il se met dans la situation d’être évalué avec son administration.

Les objectifs n’auraient cependant aucun sens si l’on ne pouvait compter le nombre d’injections effectivement réalisées. On a parfois tendance à croire que compter est tout naturel, qu’il n’est pas bien difficile d’ajouter un vaccin à un vaccin. C’est pourtant une erreur : chaque décompte demande de mettre en place une infrastructure, qui est toujours le produit de petites décisions souvent très significatives. Dans le cas des vaccins, la première question à résoudre était de décider qui, au plus près de l’acte vaccinal, remplirait le formulaire, lequel pourrait être transmis et agrégé aux autres formulaires. Personne n’a envie de faire cela « pour la science » comme on dit, ou en l’occurrence pour la France. De sorte qu’après négociation, les médecins ont accepté de le faire, mais en échange de rémunération. Cette petite prime incitative, en même temps qu’elle permet d’avoir des données, participe à motiver les soignants à prendre part à l’effort collectif de vaccination.

Deuxième point : autant le nombre de morts du Covid était publié par Santé publique France qui dépend du ministère de la santé, autant les chiffres de la vaccination sont rendus publics par VaccinTracker, une initiative qui se définit elle-même comme « citoyenne indépendante et non officielle », laquelle récupère cependant les données produites par le ministère. La production et publication des chiffres est le produit d’un engagement militant de certains acteurs qui eux aussi s’engagent pour la politique vaccinale. Notons encore que quatre cabinets de conseil en communication ont été recrutés par le gouvernement pour motiver la population à participer à la politique vaccinale, dont le célèbre cabinet McKinsey qui semble avoir effectivement participé à élaborer la stratégie vaccinale et suggéré la technique des « benchmarks » (dans leurs propres termes) au gouvernement (lire l’enquête de François Krug pour Le Monde). Ainsi, l’infrastructure du nombre de vaccinés est pensée aussi et en même temps qu’elle compte, pour susciter l’engagement des citoyens comme des médecins.

Maintenant, comment le gouvernement utilise-t-il ces chiffres pour atteindre son objectif ? Comme dans l’excellente série devenue classique, Sur écoute (en anglais The Wire), on assiste au spectacle du gouvernement expliquant son action en séparant, d’une part, l’ensemble des variables qui a priori ne dépendent pas de lui – ici principalement la diffusion virale, la vitesse de contamination, la dangerosité des variants – et de l’autre celles qui relèvent spécialement de son action – nombre de doses reçues, nombre de centres de vaccination installés, etc. Le gouvernement peut ainsi montrer comment il répond aux problèmes soulevés par le premier ensemble de variable au moyen du second. En l’occurrence il essaie de maximiser le nombre de vaccinés de façon à ralentir la circulation virale (qui se concrétise par exemple par le fait de ne pas reconfiner une troisième fois fin janvier).

Mais comme toujours avec le management par les nombres, la réponse engendre peu à peu des jeux avec les variables directement dépendantes. Trois exemples sont frappants. On pensait avoir un certain nombre de doses à distribuer en fonction du nombre de flacons de vaccins reçus. Mais peu à peu il est apparu que l’on pouvait compter 6, et non plus 5 doses par flacons. Remarquons que ce décompte est ambigu : on peut compter 6 si et seulement si les 5 premiers sont prélevés par une main experte et qui ne commet pas d’impair et dispose du matériel idoine ; donc pas toujours, et même pas souvent. Mais le benchmarké prend toujours l’interprétation la plus favorable à l’évaluation, qui doucement peut occulter celle qui est la plus favorable au vrai sens de l’action. Il a donc été décidé d’en compter six. Ce qui a eu pour effet inattendu que les laboratoires ont immédiatement demandé à être rémunérés pour cette dose supplémentaire supplémentaire et ont aussi livré moins de doses !

Deuxième moyen d’action : la définition des cibles prioritaires. La question de la hiérarchisation des priorités est aussi classique en benchmarking. Le problème est qu’une priorité peut s’avérer à l’usage imprécise, de telle sorte qu’il faut analyser la variable cible et la préciser en plusieurs sous-cibles intermédiaires. Ici, la priorité était initialement donnée aux personnes les plus fragiles et ceux qui les soignent : d’où le choix des personnes en Ehpad. Mais ces centres fermés posaient trop de problèmes logistiques. Priorité a donc été donnée aussi aux personnels soignants de plus de 50 ans, qui en outre se révèlent être proches de la population en général et qui devraient donc participer à la convaincre de se faire vacciner.

Le problème à démultiplier les cibles est que quand il y a un grand nombre de priorités, il n’y en a plus du tout ! Et ce qui devait arriver arriva : l’afflux de personnes prioritaires a participé à engendrer un manque de vaccins, donc une pénurie. Le gouvernement l’avait d’ailleurs probablement anticipé mais redoutait par-dessus tout de sembler être à la traîne des autres pays ! Ne nous y trompons pas, peu de vaccins arrivent en France, mais si la cible prioritaire était restée très étroite, le débat n’aurait pas été le même. Cette fois, on a eu peur de l’effet démobilisateur d’une comparaison peu flatteuse avec les autres pays (combien de fois notre « score » a-t-il été comparé à celui de la Grande-Bretagne !) et on a préféré le risque d’une pénurie rendue visible par les chiffres à une démobilisation de la population lassée d’attendre le vaccin.

Dernier exemple de jeux avec les chiffres : la définition d’une « personne vaccinée ». L’est-elle après une ou deux injections ? Quelle durée optimale doit séparer l’une de l’autre ? La réponse à ces questions a été erratique. Alors que VaccinTracker affichait initialement qu’il comptait le nombre de personnes « vaccinées », il indique maintenant le nombre de personnes « partiellement vaccinées », mais sans changer la méthode de décompte, c’est-à-dire en comptant celles n’ayant reçu qu’une seule injection. De même, la durée qui sépare la première de la seconde semble être définie d’abord en fonction de la disponibilité de doses afin de faire augmenter cet indicateur, et secondairement en fonction du degré de sécurité atteint par les vaccinés – sur lesquels la science ne semble d’ailleurs pas très établie. Le nombre qui est rendu public par les journalistes, en tous cas, est le plus important : celui du nombre de doses inoculées, c’est-à-dire celui qui est intitulé « personnes partiellement vaccinées » par VaccinTracker, alors que personne n’est très sûr du niveau de sécurité qu’il indique.

Sur ces trois exemples, la conclusion est la même : les décisions ont apparemment été prises pour maximiser l’indicateur de « personnes vaccinées » et impliquer le plus possible la population dans la politique vaccinale. La grande différence avec les benchmarks classiques est qu’ici le gouvernement a l’autorité nécessaire pour choisir la nouvelle méthode de décompte comme la bonne méthode. Au lieu de prêter le flanc à l’accusation de tricherie (qui survient souvent dans les évaluations classiques), il décide que dorénavant on compte ainsi, et il est bien difficile d’avoir quoi que ce soit à redire.

La procédure partage avec les techniques classiques de benchmarking son principal défaut et nous fait courir une grande menace. Le défaut est ce qu’on appelle la politique de performance.

Il faut bien reconnaître cependant que la position du gouvernement est difficile tant les fournisseurs de vaccin lui résistent. Les doses ne sont tout simplement pas livrées, ni en France ni en Europe. Contre ce mur du réel, ni la motivation ni l’engagement de tous n’y peuvent grand-chose. Le gouvernement nous montre ainsi que certaines réalités résistent aux jeux avec les chiffres.

La dernière caractéristique du benchmarking est qu’il faut bien une autorité pour déterminer finalement si l’objectif a ou non été atteint. D’habitude, le haut de la hiérarchie se réserve cette fonction. Mais ici, comme nous l’avons vu, le ministre a accepté d’endosser le manteau de l’évalué. Qui évalue donc ? De nombreuses instances peuvent être candidates. D’abord, le président Emmanuel Macron, qui, sentant la menace d’être associé trop étroitement aux résultats du ministère de la santé, s’est exprimé vigoureusement sur les errements de l’administration. Ceci a eu pour principal effet de l’extraire lui-même du benchmark et de lui rendre une position de surplomb. Il pourrait donc jouer ce rôle d’évaluateur. Remarquons d’ailleurs qu’il prend bien garde de ne pas donner de chiffres mais répète plutôt qu’« à la fin de l’été, chaque personne qui le souhaite » pourra être vaccinée.

Mais l’appel à une démocratie plus participative a été entendu et l’option d’un président évaluant seul cette politique semble assez fragile. De telle sorte que plusieurs instances plus « démocratiques », mais dans des sens chaque fois différents, ont été mises en place. Premièrement, le comité citoyen composé de 35 personnes tirées au sort sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental a été chargé de relayer les questions des Français à l’endroit de la stratégie vaccinale. La question de cette évaluation fait-elle partie de ces questions ? Nul ne le sait très clairement. Un certain nombre de députés se sont cependant déjà exprimés pour que l’Assemblée nationale ne soit pas affaiblie par ce comité et conserve son rôle d’évaluation de l’exécutif.

Vient ensuite le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, dirigé par Alain Fischer et composé principalement d’experts, dont parmi eux un sociologue et un représentant de l’Union nationale des associations familiales et plus récemment une économiste – donc pas exclusivement des spécialistes du virus –, et qui à ce titre pourrait jouer un rôle d’expert en charge de l’évaluation, même si sa fonction est d’abord le conseil au gouvernement. Confier l’évaluation d’une politique à un processus de participation démocratique serait un très grand pas en avant. Et, ne boudons pas notre plaisir, il semble que ces institutions constituent des tentatives allant dans ce sens. Cependant, nous n’en sommes à l’heure actuelle qu’à un stade de tâtonnement – car l’État tâtonne et ceci n’a rien de choquant – qui pourrait très bien se finir malheureusement par une décision parfaitement verticale.

Ainsi, la stratégie vaccinale du gouvernement repose sur un mécanisme de benchmarking bien connu des managers, à la différence qu’il ne sert pas seulement à évaluer l’administration, mais aussi à susciter l’adhésion de la population dans son ensemble. Contrairement à l’indicateur du nombre de morts du Covid qui suscitait la peur, le nombre de vaccins est censé susciter le désir, le provoquer. Le point commun est que tous les deux sont chargés d’affects, et pas seulement de rationalité. Les chiffres ont aussi un affect, qui n’est pas exclusif de rationalité.

D’autre part, le benchmark mis en œuvre pour les vaccins se distingue des procédures classiques en ce que l’instance évaluatrice n’est pas clairement identifiée, et laisse encore, ne soyons pas pessimistes, la possibilité d’une évaluation démocratique.

Mais la procédure partage avec les techniques classiques de benchmarking son principal défaut et nous fait courir une grande menace. Le défaut est ce qu’on appelle en France la politique de performance, énoncée il y a bien des années par le britannique Charles Goodhart de la façon suivante : à partir du moment où la mesure devient une cible, elle cesse d’être une bonne mesure – et engendre des effets pervers comme la manipulation ambigüe des chiffres et la course aux résultats. Tous les agents du système de santé sont maintenant familiers de ces problèmes causés par les mesures de la performance, tant elle a pénétré notre système de soin depuis une trentaine d’années et a causé d’effets pervers. Ce qui est à craindre est donc qu’à trop vouloir chercher l’adhésion de la population avec cette technique, on engendre la défiance des soignants !

La menace que nous fait courir cette technique est de trop nous focaliser collectivement sur le nombre de vaccinés qui est produit par toutes ces procédures comme l’alpha et l’oméga de la politique anti-Covid – et d’autant plus qu’il nous faudra très bientôt compter des vaccins ayant des degrés d’efficacités différentes. Certains ont pu montrer que la politique vaccinale était efficace si et seulement si elle était associée à des politiques de santé publique variée. Et, en effet, si par exemple d’autres éléments comme le moral de la jeunesse laissée à l’écart de cette politique comptait autant que le vaccin des personnes à risque, la plupart âgées ? Et s’il fallait mitiger les réponses contre le virus ? Prenons garde de ne pas mettre tous nos œufs dans le seul panier de la vaccination.


Emmanuel Didier

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de l’ENS et de l’EHESS.