Arts plastiques

Virtual Miró – sur l’exposition virtuelle des Bleus de Joan Miró

Critique d'art

Le Centre Pompidou entre dans une nouvelle ère du musée, celle du XXIe siècle, en proposant sur son site Internet une exposition virtuelle des Bleus de Joan Miró. Une démarche qui a le mérite de rendre accessible gratuitement un chef-d’œuvre de la peinture moderne mais qui présente par ailleurs plusieurs écueils, le principal étant le manque de mobilité du visiteur. Ce qui est pour le moins paradoxal quand on sait que les trois œuvres exposées ont été réalisées sous le signe du mouvement, de la danse et de l’infini.

En novembre 2020 a ouvert sur le site du Centre Georges-Pompidou l’exposition « Bleu I, Bleu II, Bleu III » consacrée à la série éponyme de Joan Miró. Soixante ans après la célèbre exposition des Bleus du peintre catalan à la galerie Maeght, les œuvres trouvent un nouvel écrin dématérialisé à l’occasion d’une visite pensée en « réalité virtuelle ». Par ce mouvement, qui pourrait paraître anecdotique, mais aussi salvateur en période de confinement et de fermeture contrainte, la noble institution parisienne fait un pas dans un inconnu largement balisé et semble ainsi entrer dans une nouvelle ère du musée au XXIe siècle, avec un décalage qui pourrait s’être creusé en fossé.

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Cette exposition se dévoile aujourd’hui en ligne et cela au lendemain de l’annonce prochaine d’une fermeture du Centre pour trois ans de 2023 à 2027. Les mois précédents, l’actualité en ligne du Centre Pompidou a été marquée par le lancement de son jeu vidéo « Prisme 7 », qui fait dialoguer l’architecture du bâtiment et les collections, l’apport conséquent de son catalogue de cours en ligne consacrés à l’histoire de l’art en plus de la numérisation et de la documentation de quelques milliers d’œuvres l’été dernier.

Ce volet on line de novembre 2020 intervient dix ans après le lancement du Google Art Project (2011), grâce auquel on peut visiter virtuellement dix-sept grands musées du monde. Réalisé en collaboration avec les institutions, il se distingue de l’exposition Miró, construite ex nihilo et non à partir du cheminement dans les musées et leurs collections comme dans le projet de la firme californienne. C’est à cet endroit que la démarche virtuelle de l’exposition Miró est particulièrement surprenante. En effet, plutôt que de saisir l’accrochage des trois œuvres emblématiques au premier étage du musée, la plateforme nous invite à une découverte dans un Centre Pompidou reconnaissable, posée dans l’architecture de Piano & Rogers, dans son dialogue avec les grandes surfaces vitrées et d’où ressortent ses si emblématiques tuyaux.

Ainsi, à la technologie street view à 360 degrés qui est utilisée par Google répond une circulation proche qui permet également de simuler le déplacement du visiteur, dans les deux salles de l’exposition. L’entrée de l’exposition ouvre sur le traditionnel (et nécessaire) texte introductif, s’ensuivent la frise chronologique et biographique de l’artiste et, faisant face, un mur donnant à voir l’offre d’action culturelle qui se rapporte à l’exposition.

Les répliques

Nous le voyons, l’exposition en réalité virtuelle Joan Miró « Bleu I, Bleu II, Bleu III » prend les habits traditionnels de l’exposition, ayant à cœur d’en utiliser les codes et la présentation. Ainsi le choix de ce triptyque éminemment symbolique de la richesse des collections du Centre n’est ici pas sans importance. L’ensemble de 1961 a été complété en 1993 grâce à un ensemble de donateurs privés, qui ont permis au musée d’acquérir la troisième pièce du puzzle. Entièrement rénovées en 2016, elles sont réunies depuis cette date dans une salle à part des collections modernes, ce qui leur confère une puissante présence. Il appartient également à cette introduction des « expériences immersives virtuelles » de se confronter à la finesse et à la fragilité de l’ensemble pictural. Si l’écran ne permet que faiblement de s’en rendre compte, les œuvres sont marquées par une incroyable finesse d’exécution.

« Il m’a fallu une très grande tension intérieure, pour arriver à un dépouillement voulu. L’étape préliminaire était d’ordre intellectuel. C’était comme avant la célébration d’un rite religieux, oui, comme une entrée dans les ordres. Vous savez comment les archers japonais se préparent aux compétitions ? Ils commencent par se mettre en état – expiration, aspiration, expiration –, c’était la même chose pour moi. Je me préparais intérieurement. Et, finalement, je me suis mis à peindre : d’abord le fond, tout bleu, mais il ne s’agissait pas simplement de poser de la couleur, comme un peintre en bâtiment : tous les mouvements de la brosse, ceux du poignet, la respiration d’une main intervenaient aussi. “Parfaire” le fond me mettait en état pour continuer le reste. » C’est en ses mots que Joan Miró raconte la réalisation du triptyque au début des années 60, entre méditation et mouvement.

Il fallait donc commencer par un chef d’œuvre, et prendre pour cette expérience, frappé du sceau du contemporain, un puissant commun du moderne. Pourtant, la valeur esthétique de l’objet, ici, n’est pas en cause ; il s’agit plutôt d’examiner la fonction du « bien voir » qui incombe aux musées, fonction que certains historiens de l’art dénoncent comme une entrave à l’analyse de la portée des expositions, tandis que d’autres la considèrent comme une nécessité. Ainsi, montrer en virtuel c’est d’abord « bien montrer » ce que l’on a exposé auparavant. La question du « bien voir », si elle appartient au champ de la muséologie des expositions, est également au cœur des questions de l’outil numérique de la muséologie. Se construit alors, à sa manière, la nouvelle cathédrale des temps moderne : un Musée dans le temple numérique répondrait, par là même, à un rituel similaire, à celui traversé par le spectateur dans l’architecture bien réelle.

Néanmoins, les dix années qui nous séparent de l’ouverture des visites virtuelles ont nourri les débats autour de sa pertinence tant dans l’usage de la sensibilisation que du regard sur la création et sa médiation. Pousse-t-on plus facilement la porte d’une institution culturelle que l’on ne clique sur le lien qu’elle nous propose ? Ainsi, la critique de l’approche de l’histoire sociale de l’art qui examine le musée à partir de la dimension « invisible » de ses expositions, c’est-à-dire le discours idéologique, s’y trouverait renouvelée, affirmant qu’il faut, au contraire, accorder plus de place au visible dans l’étude du musée contemporain : autrement, on acceptera le fait de ne pas « bien voir » les objets et on tolérera les accrochages ratés, sous prétexte que c’est son accessibilité qui nous préoccupe.

Virtualiser un monument

Le premier élément marquant à l’ouverture de l’exposition est sa volonté de localiser la présentation. Nous arrivons dans un Centre Pompidou virtuel, mis en espace dans un dialogue, un peu flouté, avec le reste du bâtiment et son environnement. Nous sommes donc bien au cœur de Paris, d’une certaine manière. L’exposition est située sur un plateau surélevé et réduit au regard du reste de l’étage. Une ancienne pratique du jeu vidéo amène rapidement le spectateur à tester les limites de l’espace, lesquelles sont proches, et nous ne pouvons que très peu nous déplacer dans cette architecture que l’on sait immense. De la même manière nos déplacements sont relativement réduits et, si l’on peut s’approcher des tableaux et en apprécier le format, nous ne bénéficions que d’une très faible circulation dans la surface de l’œuvre elle-même.

Cette étrange sensation aurait tendance à nous rendre doublement extérieurs à son appréhension. Premièrement par le nécessaire écran et, dans un second temps, au regard de la fonction magique de l’art. Celle-ci est centrale dans la mesure où elle est directement liée à la dimension pratique du sensible et son appréciation. En cela, l’approche des trois Bleus de Miró est ici réduite à son usage conventionnel du numérique et n’utilise que très peu la foule d’outils à disposition de ces visites et des pratiques induites. Nous serions probablement séduits, en dehors de l’appréciation visuelle de l’œuvre et du temps nécessaire à son appréhension, par le parasitage possible de vidéos et d’interviews, un chemin dans l’atelier de l’artiste ou la possibilité de se concentrer sur les détails et les textures.

C’est probablement ici qu’apparaît l’écueil de l’exposition, dans le faible apport proposé tant dans le cheminement, que dans le contenu, et ce notamment au regard des possibilités de médiation en histoire de l’art. La proposition soudaine du Centre Pompidou nous permet de comprendre que celle-ci n’est pas l’Histoire des historiens de l’art, mais une histoire de l’art en relation avec l’évolution de la société et des techniques. C’est l’idée d’une telle évolution, historique, qui justifie l’usage de la réalité virtuelle pour cette exposition Miró, l’idée d’une différence qualitative des fonctions de l’art au cours de l’évolution des sociétés humaines, c’est-à-dire aujourd’hui la fermeture des Musées et la contrainte de notre confinement. Cette exposition renouvelle à sa manière une autre fonction magique de l’art et nous invite à reconnaître que ce que nous appelons « exposition » n’a pas toujours existé et a été amené à se déplacer récemment, notamment par le Google Art Project, et auparavant par un ensemble de collection diffusées sur CD-Rom dans les années 90.

Les utopies numériques

Évidemment, l’ampleur du Google Art Project, dans sa mégalomanie, tend à ringardiser toutes les initiatives suivantes. Il se caractérise par la possibilité de visiter et de parcourir des collections publiques et privés aux quatre coins du monde, de se plonger dans des espaces méconnus des musées, de visiter aussi bien les collections que les cages d’escaliers du Ohara Museum of Art à Kurashiki au Japon et de se projeter dans les collections de la surprenante Pinacoteca de Sao Paulo. Il est aussi possible de se plonger dans des musées au hasard, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que cette pratique semble participer de l’idéal contemporain visant une connaissance ouverte et globale par l’utopie du numérique, mais aussi, dans un second temps, parce que cela permet de visiter différemment les musées et de s’y déplacer autrement. L’idéal de circulation et de mobilité, l’autre approche de la structure muséale et du labyrinthe, qui parfois la compose, s’y dessine comme rarement.

C’est probablement l’écueil de la mobilité qui fait trébucher l’exposition Miró. Un effet paradoxal pour trois œuvres qui ont été réalisées sous le signe du mouvement, de la danse et de l’infini. Au seuil de l’exposition nous sommes face à un renouvellement qui s’avère bien plus théorique que pratique. À considérer les choses de près, on se rend compte que le fil directeur de la réflexion ici proposée sur le Musée n’est pas celui de l’art mais celui de l’image, dans une perspective qui contribue à relativiser la conception représentative liée à la tradition picturale qui a conduit au siècle des musées : le XXe siècle. La reformulation de ce débat initié à la fin des années 2010 avec le chantier de la numérisation des collections, et son usage, multiple, tant par les artistes que par les nouveaux spectateurs nous conduit à repenser la place et les usages de ces derniers comme leurs identités.

Paradoxalement, le vecteur de sensibilisation trouve probablement un écho plus important dans la numérisation et la documentation en ligne des œuvres du Centre Pompidou. Quelques semaines avant l’ouverture de l’exposition des Bleus, Beaubourg annonçait que 120 000 œuvres sont désormais consultables en ligne. Cet espace numérique est agrémenté d’une riche documentation, à l’image de l’institution, entre approche spécialisée et démarche de vulgarisation. L’effervescence de ces projets nous laisse penser que l’exposition virtuelle Miró serait moins un mouvement pour faire entrer le visiteur dans son œuvre, via une interface numérique, que de faire entrer le Centre Pompidou dans un nouvel espace qui sera pleinement occupé lors de sa prochaine fermeture pour quatre ans.

L’exposition virtuelle « Bleu I, Bleu II, Bleu III » est accessible en ligne sur le site du Centre Pompidou (gratuitement).


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art