Société

Le retour du matriarcat (préhistorique) ?

Historien

Certaines critiques des sociétés patriarcales, contemporaines ou anciennes, et des violences faites aux femmes qui y ont cours, se fondent sur des études selon lesquelles il aurait existé, par le passé, des sociétés pacifiques et matriarcales, attachées à un culte de la déesse-mère, avant que ne l’emporte partout un ordre patriarcal et guerrier. Mais ces thèses sont contredites par les travaux archéologiques, et la juste lutte contre la domination masculine ne saurait se fonder sur des arguments historiques ou préhistoriques biaisés, sinon intenables.

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Il est des causes justes qui ont parfois la malchance d’être défendues avec des arguments contestables, sinon erronés. Il en est ainsi de la critique, plus que justifiée, des sociétés patriarcales, contemporaines ou anciennes, et des violences faites aux femmes qui les accompagnent, mais critique au nom d’un passé matriarcal qui se serait épanoui dans les temps préhistoriques et aurait été ensuite brutalement anéanti.

Un matriarcat originel ? …

Cette thèse n’est pas nouvelle. Elle avait été développée dès 1861 par l’érudit suisse Johann Jakob Bachoffen dans son livre sur Le droit maternel (Das Mutterrecht), titre que l’on traduit souvent par Le matriarcat. Celui-ci s’appuyait sur certains aspects archaïques du culte de la déesse grecque Déméter et sur l’abondance des figurines féminines que la préhistoire commençait à sortir peu à peu de terre, tant pour la période des chasseurs-cueilleurs du paléolithique, que pour les sociétés agricoles du néolithique.

Il y aurait donc eu au début des sociétés pacifiques et matriarcales, attachées à un culte de la déesse-mère, avant que ne l’emporte partout un ordre patriarcal et guerrier. On en retrouve des échos dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État publié par Friedrich Engels en 1884, en partie à partir de notes de Karl Marx, mais aussi dans divers synthèses évolutionnistes, très en vogue à la fin du 19e siècle, mais désormais périmées.

La thèse de la déesse-mère originelle se poursuivit encore dans le livre de l’historien des religions Edwin Oliver James, professeur à l’université de Londres, avec son livre The Cult of the Mother Goddess: An Archaeological and Documentary Study, publié en 1959 et traduit en français dès 1962. Mais c’est surtout avec l’archéologue lituano-américaine Marija Gimbutas, décédée en 1994, qu’elle connaîtra un grand succès et se répandra depuis les rives de la Californie sur une grande partie de la planète. La thèse est simple. Les premières sociétés agricoles néolithiques de l’Europe, regroupées par elle sous le terme de Old Europe, étaient des sociétés matrilinéaires pacifiques, créatrices et égalitaires (peaceful, artloving, selon ses termes), révérant une déesse-mère originelle, pouvant elle-même se manifester sous plusieurs formes.

Mais à partir du 5e millénaire surgirent des steppes des populations de pasteurs patriarcaux et guerriers, qui détruisirent cet ordre ancien au profit de leurs propres vues, et cela jusqu’à nos jours, diffusant au passage les langues indo-européennes. Une grande partie de l’argumentation y repose également sur l’abondance des figurines féminines, effectivement majoritaires, par rapport aux masculines. Et sinon sur le caractère pacifique desdites sociétés.

Deux arguments qu’il convient de reprendre ici. En effet, les figurines humaines sont, dès le début de la figuration, il y a près de 40 000 ans, féminines pour la plupart. Mais avec des caractères sexuels exacerbés. La plus ancienne de toutes, découverte dans la grotte de Hohle Fels dans le sud de l’Allemagne, est une petite statuette en ivoire de mammouth, où la tête est remplacée par un anneau de suspension, mais où les seins et la vulve sont démesurés en proportions. La majorité de ces statuettes datent cependant de la période dite gravettienne, entre 29 000 et 21 000 ans environ avant notre ère et, souvent qualifiées de « Vénus », possèdent les mêmes caractéristiques.

On a voulu, depuis Bachofen, y voir un hymne à la fécondité féminine mais, outre qu’on ne connaît pas de figurines allaitantes ni de figurines d’enfants, il est au moins aussi cohérent d’y voir un regard masculin érotisé sur la féminité, et donc un symptôme manifeste de domination masculine. Elles sont de fait réduites à leurs caractères sexuels et leur tête, quand elle n’est pas absente comme à Hohle Fels, est soit à peine esquissée, soit comme voilée. La célèbre « dame à la capuche » de Brassempouy, avec un visage bien marqué, est une exception.

… que l’archéologie ne valide pas

Comme l’a remarqué le regretté anthropologue Alain Testart dans son livre La déesse et le grain (2010), l’abondance des représentations féminines dans une société donnée n’est nullement un gage de puissance des femmes. Il n’est que de regarder nos panneaux publicitaires ou nos magazines, sans compter une bonne partie des thèmes de la peinture occidentale depuis la Renaissance (sans parler d’autres régions du monde), pour voir que la femme est un thème dominant, mais présentée pour l’essentiel comme un objet de consommation ou à faire consommer.

Quant au caractère pacifique des premières sociétés agricoles de l’Europe, il est pour le moins contestable. Au bout de quelques siècles à peine de développement de l’agriculture, la plupart des villages s’entourent de fossés et de palissades, et se hissent souvent sur des hauteurs malcommodes. On recense un certain nombre de massacres avérés, notamment dans la civilisation dite de la Céramique Linéaire ou Rubané, la plus ancienne de l’Europe tempérée, comme sur les sites de Talheim en Allemagne ou d’Asparn en Autriche.

En outre, dans ces charniers et dans d’autres, les jeunes femmes sont en général très peu présentes, ce qui pourrait plaider pour des enlèvements. Or ce type de violence est attesté à toutes époques et dans diverses régions du monde, que l’on songe à la Guerre de Troie, à l’enlèvement des Sabines ou à celui des femmes de la tribu grecque des Lapithes par les centaures, un thème récurrent sur les temples grecs. Si donc, pour reprendre les thèses de Gimbutas, il y a bien eu, au cours du 3e millénaire, des mouvements de populations en provenance des steppes orientales vers l’Europe centrale et occidentale, ils n’ont nullement rencontré des sociétés pacifiques ; ils se sont en revanche mélangés à ces sociétés.

Enfin, les analyses génétiques de l’ADN ainsi que la chimie osseuse des squelettes trouvés dans les nécropoles indiquent que les femmes de ce premier néolithique étaient la plupart du temps étrangères à la région, et qu’il s’agissait donc d’un système patrilocal, sinon patrilinéaire, où les femmes venaient habiter dans la résidence du mari.

Marija Gimbutas n’en est pas moins devenue, à partir des années 1980, l’égérie de certains mouvements féministes californiens, parfois en relation avec des sectes ésotériques, comme le mouvement néopaïen wikka considéré comme une religion à part entière aux États-Unis, et qui rend en particulier un culte à une grande déesse-mère. Les sectes qui s’en réclament réinventent de manière éclectique divers cultes de divinités antiques, et l’on trouvera sans peine sur internet des manifestations de ces croyances, certes inoffensives mais à l’authenticité plus que contestable, quoiqu’en phase par ailleurs avec de légitimes inquiétudes écologiques. Le livre culte de l’universitaire et artiste féministe Merlin Stone, disparue en 2011, When God was a Woman (1976) en est une autre référence.

Des sociétés matriarcales ?

C’est dans une mouvance pas très éloignée que se situe la vaste tentative de synthèse de l’historienne féministe allemande Heide Göttner-Abendroth, traduite en français en 2019 sous le titre Les sociétés matriarcales – Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde. Elle y reprend à son compte les hypothèses de Marija Gimbutas en les généralisant à une partie du monde, définissant les sociétés matriarcales, non pas comme l’inverse du patriarcat, mais comme des organisations matrilocales et matrilinéaires où les femmes auraient un statut égal à celui des hommes, définition certes originale, mais susceptible de confusion. Toujours dans la lignée de Bachofen et de Gimbutas, elle suppose une période originelle de l’humanité, matriarcale, pacifique et créatrice, avant que les hommes ne prennent le pouvoir, transformant la plupart des sociétés en entités patriarcales et guerrières, centrées sur le pouvoir et la domination.

Toutefois, surnageraient encore de par le monde quelques sociétés matriarcales rescapées, matrilocales et matrilinéaires, où les femmes ont une certaine autorité, y compris religieuse et politique, mais parfois aussi économique avec la possession de la terre ou de la maison. En outre, il y aurait eu un mouvement de diffusion de telles sociétés depuis l’Asie du Sud-Est, à travers l’Océanie, les côtes de l’Amérique du Sud, et jusqu’au Canada. Les monuments mégalithiques, féminins d’après leur forme, en seraient des vestiges.

Il n’y a pas grand chose qui tienne en réalité d’un point de vue historique et archéologique, dans cette vaste démonstration qui se situe aussi dans une certaine mouvance New Age et postmoderne. L’auteure a en effet fondé le mouvement HAGIA – Internationale Akademie für Moderne Matriarchatsforschung und Matriarchale Spiritualität (Hagia – Académie internationale pour la recherche moderne sur le matriarcat et sur la spiritualité matriarcale), hagia signifiant en grec, ancien ou moderne, « sainte » ou « sacrée ». En réalité, les monuments mégalithiques sont en général des tombeaux exaltant la puissance des hommes (mâles) qui y sont inhumés.
Aucun mouvement de diffusion à travers la planète n’est attesté tel qu’il est décrit ici. Les sources de l’auteure sont, pour chaque société décrite, disparates et hétérogènes, sinon vieillies, provenant parfois d’ethnologues ou d’historiens, mais souvent de journalistes, de voyageurs, d’artistes, voire d’aventuriers, même si elle privilégie certains travaux autochtones, censés être plus authentiques.

Le seul mérite de l’ouvrage est sans doute de rappeler qu’il est néanmoins des sociétés où l’oppression des femmes est moins forte que dans d’autres, une préoccupation qui n’est pas loin des travaux dits de l’ « anthropologie anarchiste », tels ceux des regrettés Pierre Clastres et David Graeber, ou de James Scott, David Wengrow, Marshall Sahlins, Alfredo Gonzalez Ruibal ou encore Christian Sigrist – ce dernier, germanophone et donc moins bien connu, explicitement cité par Heide Göttner-Abendroth.

Femmes chasseresses

C’est dans ce climat favorable qu’ont paru ces derniers temps plusieurs études affirmant que ni la chasse, ni la guerre n’avaient été de tout temps l’apanage des seuls hommes (mâles), mais que des femmes les avaient tout autant pratiquées. Ainsi, en novembre 2020 un article collectif d’une équipe américaine de l’Université Davis en Californie titrait « Female Hunters of the Early Americas ». En effet, dans une tombe présumée féminine du site de Wilamaya Patjxa au Pérou, remontant à 7 000 ans avant notre ère, le squelette, très mal conservé par ailleurs, était accompagné d’une vingtaine d’objets en pierre, taillée ou non, dont une demi-douzaine de pointes de flèches.

Partant de là, les auteurs notaient que, parmi les quelque 400 tombes de chasseurs-cueilleurs préhistoriques connues dans toutes les Amériques, 27 seulement recelaient à la fois des armes de chasse et un squelette dont le sexe était déterminable ; mais que parmi ces dernières, 11 étaient féminines. L’article fit donc le tour du monde et suscita d’innombrables commentaires enthousiastes, sur le thème des femmes chasseresses du temps jadis.

En réalité, comme l’a bien montré l’anthropologue Christophe Darmangeat sur son blog, l’affaire n’est pas si simple. Le sexe de la tombe de Wilamaya Patjxa n’a pu être déterminé que par l’analyse chimique de l’émail dentaire, une technique récente mais qui admet une certaine marge d’erreur. Et les objets déposés étant fort divers, il pourrait aussi bien s’agir d’offrandes. Plus généralement, la présence d’outils de chasse repose souvent, parmi la trentaine de tombes en question, sur celle de banner-stones (pierres-bannières), un objet perforé en pierre polie, en forme de papillon, qui aurait lesté les propulseurs des javelots. Mais cette interprétation est en réalité plus que contestée, au profit du lestage d’un simple outil à perforer, voire d’un objet rituel, entre autres.

De fait, à l’exception de l’ethnie Aeta ou Agta de l’île de Luçon dans les Philippines, sur les milliers de sociétés répertoriées depuis longtemps par les ethnologues, on n’en connaît aucune où les femmes chassent avec des armes perforantes ou tranchantes qui fassent couler le sang, comme l’a montré, là encore, Alain Testart – qu’on le mette, ou non, en rapport avec les tabous universels sur le sang menstruel. Et pas plus, mises à part les onze tombes américaines de cet article, sur l’ensemble de toutes les tombes préhistoriques connues dans le monde et contenant des armes de chasse.

Il y a donc eu dans toutes les sociétés humaines, et en partie jusqu’à nos jours, une nette division sexuelle du travail. Les analyses des ossements montrent aussi que ce ne sont que des squelettes masculins préhistoriques qui portent les stigmates ligamentaires du tir, le thrower’s elbow, bien attesté chez les joueurs de baseball – à côté du tennis elbow des tennismen ou du golfer’s elbow des golfeurs. De même, les usures des dents, souvent utilisées dans divers travaux manuels, diffèrent chez les femmes et chez les hommes de la préhistoire.

Femmes guerrières

Pour revendiquer d’éventuelles guerrières, on a objecté que le sexe des tombes contenant des armes n’a pas toujours été déterminé biologiquement, toute tombe avec des armes ayant souvent été, de manière circulaire, automatiquement considérée comme masculine, ce qui permettait de se dispenser d’analyses biologiques (par la morphologie osseuse ou l’ADN). De fait, il a pu être établi en 2017 qu’une tombe viking fouillée au 19e siècle à Birka près de Stockholm, longtemps considérée comme masculine de par son arsenal guerrier (épée, hache, lances, flèches, étriers, boucliers, et même deux chevaux), était en réalité celle d’une femme, ce qui a, là encore, été largement médiatisé.

On connaît par ailleurs en Ukraine et dans le sud de la Russie, chez les Scythes du premier millénaire avant notre ère, de nombreuses tombes de femmes portant des armes, un fait largement rapporté par les auteurs antiques et qui a donné naissance au mythe des Amazones, comme l’a rappelé récemment l’historienne nord-américaine Adrienne Mayor dans un livre.

Il convient néanmoins de distinguer deux choses. L’existence isolée d’une tombe de femme assurée, mais contenant des armes, tout comme celle d’un individu mâle avec des parures normalement féminines, peut tenir à une différence entre sexe biologique et sexe social, un fait attesté dans de nombreuses sociétés. Ces cas de figure se rencontrent par exemple très épisodiquement dans les nombreuses nécropoles celtiques connues en Europe occidentale.

En revanche, les sociétés comportant des femmes explicitement combattantes en nombre sont exceptionnelles, et les très rares cas connus concernent des sociétés déjà étatiques, comme chez les Scythes et leurs voisins. Plus récemment, on connaît aux 18e et 19e siècles les « Amazones » du Dahomey, un régiment de 5000 femmes descendantes d’esclaves et particulièrement attachées à la royauté – une tradition qui fut reprise, par exemple, par le dirigeant libyen Mouammar Khadafi. Aujourd’hui, outre l’État d’Israël, où les jeunes femmes sont astreintes au service militaire, ou l’actuelle zone autonome kurde du Rojava en Syrie du nord, de nombreuses armées professionnelles intègrent des femmes – au nombre de 10% dans l’armée de terre française – ce qui pourrait passer pour un indice de démocratisation.

La domination masculine n’est pas fatale

En résumé, l’idée qu’il y aurait eu jadis des sociétés véritablement matriarcales, ainsi que d’autres, ou les mêmes, où les femmes se seraient livrées à la chasse voire à la guerre, repose à l’heure actuelle sur très peu d’indices probants. Certes, l’étude de la préhistoire a longtemps souffert d’une vision « genrée » des sociétés préhistoriques, comme l’ont bien montré les travaux de Claudine Cohen ou de Marylène Patou-Mathis. Certes, l’archéologie du genre (gender archaeology), qui étudie la place des femmes dans les sociétés anciennes, a mis plus longtemps à se développer en France que dans les pays de culture anglo-saxonne.

Mais la lutte contre la domination masculine ne saurait se fonder sur des arguments historiques ou préhistoriques biaisés, sinon intenables. Que les sociétés préhistoriques aient été violentes, ou non, envers les femmes, ou que, pour aller plus loin encore, dans telle ou telle société de primates actuels (nos lointains cousins, mais qui ont évolué aussi en parallèle) les mâles fassent ou non violence aux femelles, n’est ni une excuse, ni une explication, ni une consolation.

Cela n’a rien à voir avec les combats d’aujourd’hui contre l’oppression des femmes. Si la domination masculine est sans doute à la racine de toutes les dominations, toutes les sociétés ne sont pas oppressives de la même façon, ni contre les femmes, ni contre l’ensemble de leurs membres. De même qu’il y a eu et qu’il y a encore des sociétés beaucoup plus égalitaires que d’autres, de même il doit être possible de construire des sociétés qui respectent enfin l’égalité entre les sexes.


Jean-Paul Demoule

Historien, professeur émérite à l'Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne