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Les bonnes paroles de PJ Harvey – sur Stories from the City, Stories from the Sea

Journaliste

Témoignant des mois passés à New York à ressasser des déceptions sentimentales, le triste appât du sexe et la puissance du bonheur lorsqu’il voulait bien l’effleurer, Stories from the City, Stories from the Sea, le cinquième album de PJ Harvey, le plus solaire de tous, avait contrarié les puristes, séduit les néophytes et dérouté les critiques. Sa ressortie augmentée offre le prétexte d’une précieuse remise en perspective.

Ayant fêté ses 20 ans en octobre 2020, Stories from the City, Stories from the Sea suit logiquement une série de rééditions en vinyle initiées par PJ Harvey, qui en profite pour renvoyer à l’impression les disques partagés avec John Parish, comme Dance Hall at Louse Point (1996). En ces temps pandémiques, elle a également sorti de ses armoires les démos de Dry (1992), Rid of Me (1993), To Bring You My Love (1995), Is This Desire ? (1998) et de Stories from the City, Stories from the Sea (2000). C’est celui-ci qui tire le plus bénéfice de l’exhumation de ces maquettes abruptes.

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En témoigne « The Mess We’re In », duo avec Thom Yorke qui, sur la version officielle, s’avère très (trop) produit et où le leader de Radiohead ne se manifeste guère à son avantage. Dans la version démo, le morceau est chanté par la seule Polly Jean, accompagnée de sa guitare, et c’est à tomber de sensibilité.

On dit souvent de Stories from the City, Stories from the Sea qu’il a été un immense succès commercial, le plus important à ce jour de PJ Harvey. Pourtant, il n’a ni la beauté aride de Rid of Me, ni la recherche orchestrale de Let England Shake, paru dix ans plus tard. Lorsqu’elle chante, elle semble parfois s’amuser à pasticher Chrissie Hynde et Patti Smith, période Easter – même si le morceau « Horses in my Dreams » est un évident clin d’œil. Sacrilège. Mais ça fonctionne, l’âpreté de ses récits amoureux ayant déjà atteint son paroxysme sur Is This Desire?, et sera plus tard cathartique avec le dépouillé White Chalk (2007), composé à la cithare et au piano.

Cette femme sous influence ne ressemble pas à la Polly Jean qu’on connaît, qui œuvre pour être la seule et l’unique, s’entourant d’une armada d’instrumentistes majoritairement masculins qui lui obéit au doigt et à l’œil. Elle a toujours fait ce qu’elle voulait, raconter ses histoires – et non pas des histoires, la singularité se devant d’être déconcertante. Et ce qu’elle voulait ici, c’était un disque témoignant des mois passés à New York à ressasser des déceptions sentimentales, le triste appât du sexe et la puissance du bonheur lorsqu’il veut bien l’effleurer. Ce qui fait de Stories from the City, Stories from the Sea son album le plus solaire, contrariant les puristes, séduisant les néophytes et déroutant les critiques. Or, « Big Fortune », « A Place Called Home », « You Said Something » et « This is Love » justifient à eux seuls le nombre d’exemplaires vendus. « This is Love » vaut aussi pour sa vidéo, réalisée par une autre femme de tête, Sophie Muller, à une époque où les metteuses en scène de clips se comptent sur les doigts d’une main. Vêtue comme Elvis d’un smoking de satin blanc frangé à pattes d’eph, sans rien en dessous de la veste, les boots mi-country, mi-Vegas et la moue feignant le mépris des crooners don juanesques sous Prozac, Polly Jean fouette sa guitare. Et nous demande ce qu’est l’amour avec une ironie, elle, non feinte : « I can’t believe that life’s so complex / When I just want to sit here and watch you undress. »

D’ailleurs, c’est quoi l’amour ? PJ nous donne l’impression de beaucoup en parler sans jamais le connaître réellement, et de le déplorer tant elle paraît distante, cérébrale en tout point. Sa passion première est à trouver du côté des geekeries de studio, des micros, des instruments – le saxophone est le premier qu’elle a maîtrisé – des consoles, des mix par centaines… L’amour de l’Autre (être humain) ne serait-il pas rien d’autre qu’une parfaite source d’inspiration pour ses chansons ? Ceux qui pensaient que PJ Harvey était obsédée par le sexe avaient tort. Elle a toujours été titillée par la (petite) mort, qui peut survenir d’un instant à l’autre alors qu’elle n’a pas encore tout accompli. Afin de conjurer une bataille intérieure entre urgence vitale et nihilisme nonchalant, aucun de ses albums ne choisit entre l’austérité et la flamboyance. Et raconte sa propre histoire : le désœuvrement amoureux, l’euphorie sensuelle, la rupture éprouvante, le choix de l’indépendance.

On est loin du blues décharné et néanmoins incarné jusqu’à la moelle de ses albums précédents.

Au demeurant, Polly Jean Harvey a choisi de vivre seule dans les plaines verdoyantes du Dorset, après des années à errer de métropole en métropole. Elle peint, écrit des pièces de théâtre, affronte le vent pluvieux quotidiennement. Contrairement à Kate Bush au temps de « Wuthering Heights », PJ n’est pas Katherine, elle est Heathcliff. Lorsque les histoires d’amour qui finissent mal en général n’ont plus représenté qu’un terrain aride de toute inspiration, elle s’est approprié le champ autour duquel elle tournait depuis quelques années : la politique. Sous-tendant l’histoire passée de nos folles sociétés… C’est ainsi qu’est né, en 2010, Let England Shake, enregistré dans une vieille église du Dorset. Là où elle a été élevée par des parents hippies qui invitaient régulièrement des amis musiciens durant son enfance, alors qu’elle portait les cheveux courts et réclamait qu’on l’appelle Paul. Brillante élève, Polly Jean a d’abord choisi des études artistiques à Bristol, mais de nombreuses performances scéniques, à la guitare et/ou au saxo, la persuadent rapidement qu’elle tient là la seule voie à suivre. Dont acte. Après moult disques charnels passés par de multiples urbanités, la souris des champs se transforme en rat des studios. Elle a imaginé un chef-d’œuvre servi de trompettes, falsetto, de tragi-comédie chauvine, aux rythmes lancinants jusqu’à en être frénétiques. De quoi réveiller les fantômes des soldats britanniques d’antan : Let England Shake.

C’était à cette occasion que j’ai pu parler avec PJ Harvey au Gore Hotel de Londres, à deux pas de Hyde Park. Décorum victorien rehaussé de tableaux représentant les Stones, et où toute la faune du Swinging London adorait venir, jadis, boire jusqu’à plus soif et prendre des acides jusqu’à se faire virer du Pink Floyd. Elle était très mince, la chevelure très noire, le teint très pâle, les yeux très clairs. Elle pesait chaque mot, et se tartinait les lèvres de manière compulsive avec un baume hydratant qu’elle ne cessait de sortir et de remettre dans son sac. Nous avons parlé de l’Angleterre, d’engagement, d’écologie, de guerre, du folk britannique d’antan et de John Parish, fidèle compagnon musical depuis la première formation à laquelle elle a contribué, Automatic Dlamini.

Sa volonté de faire croire que PJ Harvey était un groupe, alors qu’elle soumettait ses partitions à des partenaires (Rob Ellis et Steve Vaughan) osant à peine sourciller, n’a pas été crédible très longtemps. Ses histoires, elle les garde pour elle. Exceptions faites de Parish, qui a joué le rôle de révélateur lorsqu’elle n’avait que 20 ans, et de Marianne Faithfull, dont elle a co-écrit Before the Poison, en 2004. Il fallait bien une madone déchue pour réveiller son désir de se mettre au service d’autrui. Six ans après Let England Shake, le propos socio-politique s’intensifie avec The Hope Six Demolition Project, accompagné du documentaire A Dog Called Money, fruit de sa collaboration avec le photoreporter Seamus Murphy et de séjours en Afghanistan et au Kosovo. Depuis, quelques chansons ont été lâchées pour la série All About Eve, et on attend patiemment qu’elle revienne nous raconter ses récits d’enfants perdus et de terre malmenée. Ou de n’importe quoi d’autre, car la narration, chez PJ Harvey, ne cesse de s’enrichir de nouveaux chapitres. Si on s’extasie souvent sur les différentes incarnations d’une Madonna ou d’un David Bowie, on oublie que PJ Harvey a su, elle aussi, rester fidèle à elle-même tout en façonnant, au gré de ses humeurs, son personnage.

Revenons à Stories from the City, Stories from the Sea. Sa pochette est sans doute la plus datée de toutes celles de PJ, le virage séculaire se faisant sentir. Le sac est doré, la monture de ses lunettes de soleil s’inscrit dans la tendance de l’époque. Produit avec Rob Ellis et Mick Harvey, issus de sa garde rapprochée, c’est un disque rock’n’roll à la new-yorkaise, qui ne lésine ni sur les guitares électriques ni sur un certain lyrisme. Si ce n’est l’accent british (parce que PJ se réinvente mais ne se refait pas), seules les interventions de Thom Yorke sur deux titres, dont « The Mess We’re In », devenu, une fois arrangé, un titre typiquement radioheadien, nous ramènent sur sa terre anglaise. On est loin du blues décharné et néanmoins incarné jusqu’à la moelle de ses prédécesseurs. Habituellement plus incisive, sa grammaire naturellement élimée semble s’être à la fois restreinte à l’essentiel et rendue plus accessible afin de séduire le plus grand nombre :

« In Chinatown
Hungover
You showed me
Just what I could do, do, do. »

scande-t-elle dans « Good Fortune ». On est loin des paroles comme celles du « Dancer » :

« He said dance for me, fanciulla gentil
He said laugh a while, I can make your heart feel (…) And then cry with joy at the depth of my love. »

De plus, Stories from the City, Stories from the Sea arrive juste avant le bon moment : très vite, le monde va s’emballer pour la nouvelle vague garage, des Strokes aux White Stripes, qui cultive les relents bluesy que PJ délaisse complètement. Un coup d’avance, donc, et un temps de retard : Stories… aurait parfaitement complété le tableau rock post-grunge des années 90. Acte sans doute volontaire : elle s’est toujours bien gardée de rallier quelconque chapelle, et ne comptait pas être une riot grrrl parmi les autres. Il n’en demeure pas moins qu’elle est une féministe qui souhaite remettre en cause et en question le patriarcat du rock’n’roll. Ses tout premiers singles, « Dress » et « Sheela-Na-Gig », ou, plus tard, « 50Ft Queenie », raillaient les efforts désespérés des hommes pour fantasmer les femmes comme faire-valoir. Dans Stories…, PJ nous balance un « The Whores Hustle and The Hustlers Whore » :

« This isn’t the first time I’ve asked for money or love
Heaven and Earth don’t ever mean enough
Speak to me of heroin and speed
Just give me something I can believe. »

Il n’y a pas que les hommes qui peuvent parler de sexe, poser torse nu, alpaguer le spectateur, attiser leur désir à la flamme des personnes qui les écoutent. Lorsqu’avec Björk, elle reprend « (I Can’t Get No) Satisfaction » sur le plateau de la cérémonie des Brit Awards en 1994, Allen Klein, le manager des Rolling Stones, aurait été si outré qu’il en aurait interdit la sortie du titre en single.

Pour conclure ces histoires de mer et de ville résonne le drôle de trip-hop de « We Float ». Il flirte avec la dissonance, égrenant tout ce que Polly Jean Harvey peut ressentir, comme nous tou.te.s : un besoin de liberté perpétuellement contrarié. Accompagnée d’un piano a priori maussade, elle s’élance sans préavis dans un refrain salvateur :

« We just kind of lost our way
But we were looking to be free
But one day
We’ll float
Take life as it comes. »

Prendre la vie comme elle vient, ce n’est pas ce qui lui ressemble le plus, elle qui a préservé sa spontanéité en manipulant à sa guise ses variations créatives. Pourtant, on la croit sur parole.


Sophie Rosemont

Journaliste, Autrice, chroniqueuse, enseignante

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