Société

Du judéo-bolchevisme à l’islamo-gauchisme : significations d’un écart

Philosophe

La comparaison entre islamo-gauchisme et « judéo-bolchevisme », en tant qu’accusation infamante et raciste qui porterait sur toute tendance progressiste au siècle dernier, a fait couler beaucoup d’encre. Mais cette analogie n’a aucun sens. L’histoire de la présence des musulmans en France est trop neuve et de plus chargée d’un passé colonial qui les distingue fortement des juifs du XIXe siècle. Surtout, qu’on les attaque ou qu’on les défende, ils ne trouvent aucune place dans la réflexion que la société occidentale mène sur son évolution.

Depuis que l’islamo-gauchisme est devenu le nouveau stigmate d’une partie de l’intelligentsia française, une comparaison fait régulièrement surface dans les débats. Universitaires, journalistes ou personnalités politiques qui se sentent pris à partie comparent leur accusation avec le procès antisémite intenté, il y a un siècle, par les forces réactionnaires qui dénonçaient comme « judéo-bolchevisme » le marxisme révolutionnaire ou simplement toute tendance progressiste au sein de l’Europe. La comparaison est inexacte. Mais son inexactitude flagrante et pourtant passée inaperçue en fait un parfait symptôme de la situation en Europe d’aujourd’hui et, particulièrement, en France.

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Si l’on se rapporte au contexte historique dans lequel s’inscrivait l’invention du terme judéo-bolchevisme, on s’aperçoit d’emblée que la phobie antisémite s’appuyait sur deux phénomènes liés à la présence des juifs dans l’Europe du XIXe et du XXe siècles. D’une part, l’antisémite voyait dans les populations juives, pauvres et « non-émancipées » cette tare récalcitrante de l’Orient, barbare et prémoderne, demeurant au cœur de l’Occident moderne. Assignés à leur place inférieure et supposés sans aucune attache organique à la société, ces juifs – les « séparatistes » d’antan – étaient considérés comme une vraie menace pour la modernité : une menace venant par le bas. Mais la supposée menace venait également d’une autre partie de cette diaspora, c’est-à-dire de ces juifs qui étaient allés « trop loin » dans l’assimilation.

On avait exigé d’eux de s’émanciper pour devenir des citoyens comme les autres, dissoudre leur identité dans celle des masses informes ; et voilà que, parmi les juifs émancipés, il y en avait qui poussaient, dans leur pensée et dans leur action, l’idée de l’émancipation jusqu’à son bout subversif : au lieu de l’émancipation politique des juifs, ils en étaient arrivés, à l’exemple d’un Marx [1], à revendiquer l’émancipation de l’humanité. Cette menace ne venait donc pa


[1] Karl Marx, Sur la question juive, 1844.

[2] Bernard Lewis, The Political Language of Islam, The University of Chicago Press, 1988.

[3] Anoush Ganjipour, « L’envers de l’orientalisme : la vérité et l’autre », dans M. Abbès et L. Dartigues (dir.), Orientalismes/Occidentalismes : à propos de l’œuvre d’Edward Saïd, Hermann Éditeurs, 2018

[4] Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, éditions La Fabrique, 2016.

Anoush Ganjipour

Philosophe, chargé de recherche au Centre Jean Pépin (CNRS-ENS)

Notes

[1] Karl Marx, Sur la question juive, 1844.

[2] Bernard Lewis, The Political Language of Islam, The University of Chicago Press, 1988.

[3] Anoush Ganjipour, « L’envers de l’orientalisme : la vérité et l’autre », dans M. Abbès et L. Dartigues (dir.), Orientalismes/Occidentalismes : à propos de l’œuvre d’Edward Saïd, Hermann Éditeurs, 2018

[4] Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, éditions La Fabrique, 2016.