Santé

Cryopolitique : les origines du SARS-Cov2 et la chaîne du froid

Anthropologue

Début février, l’Organisation mondiale de la santé a rendu un rapport concernant les origines du SARS-Cov2. Ce qui frappe, à sa lecture, c’est que les trois scénarios qui y sont évalués mobilisent tous, mais de façons différentes, la chaîne du froid comme origine possible du coronavirus. La chaîne du froid devient alors à la fois un objet politique, un instrument de contrôle des populations, se pencher sur cette question revient à révéler les fragilités de nos infrastructures, et peut-être à tirer des conséquences sur les mesures pour mieux anticiper les futures pandémies.

Le rapport de la mission de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ouvre plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Les origines du SARS-Cov2, dont les différents variants causent la pandémie de Covid-19, restent obscures. L’hypothèse d’une échappée de laboratoire est exclue par les experts désignés par l’OMS comme « extrêmement improbable » au profit de la recherche des animaux intermédiaires entre les chauve-souris et les humains. Mais le gouvernement chinois a réussi à faire passer dans le rapport une troisième hypothèse : le SARS-Cov2 serait venu de l’étranger par des aliments surgelés.

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Depuis la découverte en juin 2020 des traces du virus sur des planches à découper utilisées pour du saumon importé sur le marché de Xinfadi à Pékin, les autorités sanitaires chinoises ont réalisé des tests systématiques sur les produits surgelés importés : porc américain, crevettes d’Arabie saoudite, bœuf brésilien ou néo-zélandais. La découverte du virus à l’état actif sur de la nourriture surgelée importée à Qingdao a justifié le dépistage de onze millions de personnes dans cette ville portuaire.

L’hypothèse d’une importation du virus par des produits étrangers surgelés permet d’écarter celle d’une émergence virale sur le marché aux animaux de Wuhan, d’abord favorisée par le gouvernement chinois du fait de sa ressemblance avec le scénario de la crise du SRAS en 2003. Elle semble également compatible avec la découverte de virus similaires au SARS-Cov2 dans des échantillons humains en Italie en en France dès l’automne 2019, suggérant une circulation à l’étranger avant l’identification du premier cluster à Wuhan en décembre 2019.

Selon les virologues, cependant, il est « hautement improbable » que le SARS-Cov2 se conserve de façon active dans des produits surgelés, et plus probable que la contamination soit accidentelle. Ceux-ci peuvent offrir des surfaces où le virus survit mais nullement des milieux où il peut se répliquer. Il faudrait donc remonter toute la chaîne d’importation pour prouver la contamination de l’étranger. Dans le langage des « chasseurs de virus », l’hypothèse d’une transmission virale par les produits surgelés serait un « red herring » : un raisonnement logique fallacieux visant à détourner l’attention de la véritable cible.

En Angleterre, le terme « red herring » renvoie à l’usage de harengs fumés comme leurre pour les chiens de chasse. Ce terme avait été notamment utilisé dans la controverse sur le « H5N1 mutant » en 2013, lorsque des virologues néerlandais et japonais avaient fabriqué en laboratoire un virus de grippe aviaire transmissible entre des furets, de façon à anticiper son émergence naturelle dans des marchés aux animaux en Chine. Le leurre ressemble à la proie, il en simule la forme et l’apparence, mais il conduit sur une mauvaise voie.

On peut considérer chacun des trois scénarios d’émergence du SARS-Cov2 selon sa probabilité, en pariant sur ses conséquences pour les mesures sanitaires qui en découleront en vue de se préparer aux prochaines pandémies : renforcer la biosécurité dans les marchés, les laboratoires ou les douanes. On peut aussi considérer l’imaginaire commun à ces trois lieux, car les techniques de préparation impliquent de ne pas s’en tenir au calcul des probabilités mais d’imaginer des vulnérabilités dans les infrastructures.

Les trois scénarios évalués par le rapport de mission de l’OMS mobilisent, de façons différentes, la chaîne du froid pour retracer les origines du SARS-Cov2.

Ce qui frappe, alors, dans les trois scénarios évalués par le rapport de mission de l’OMS, c’est qu’ils mobilisent, de façons différentes, la chaîne du froid pour retracer les origines du SARS-Cov2. Les autorités chinoises ont recouru à l’hypothèse de l’importation du virus dans des produits surgelés parce qu’elle implique des technologies sous-jacentes aux autres hypothèses, comme s’ils mettaient au premier plan une technique jusque-là restée invisible. Quel rapport peut-on établir entre les « chasseurs de virus » et cette technologie caractéristique des sociétés modernes ? Comment la chaîne du froid oriente-t-elle les différents scénarios de préparation aux futures pandémies ?

L’hypothèse d’une émergence du SARS-Cov2 sur le marché aux animaux de Wuhan avait été initialement retenue précisément parce que ces marchés échappent à la chaîne du froid. Les consommateurs chinois se rendent dans ces marchés parce qu’ils leur fournissent une viande « fraîche » dont les qualités gustatives et pharmaceutiques sont mieux garanties que la viande « surgelée » en supermarché. Des études ont montré qu’entre 30 et 50% de la viande consommée en Chine est achetée sur ces marchés, même si cette proportion a diminué du fait de la régulation de ces marchés par les autorités chinoises depuis la crise du SRAS.

Alors que ces marchés sont souvent présentés comme des lieux archaïques où l’on achète des animaux exotiques pour la médecine traditionnelle, ils sont aussi valorisés par une clientèle jeune attachée aux produits locaux et soucieuse de voir les animaux qu’elle consomme. La plus grande partie des animaux vendus sur ces marchés sont des poissons, des fruits de mer et des volailles qui sont présentés vivants de façon à ce que les clients en vérifient la « fraîcheur ». On y trouve aussi, en moins grande quantité mais également vivants, des animaux sauvages vendus pour leurs vertus médicinales : scorpions, tortues, serpents…

Les pangolins ont été désignés par des chercheurs chinois comme de possibles intermédiaires, car leur statut d’espèces en danger a conduit les institutions de conservation de la nature à en réguler le commerce, en l’interdisant notamment pour les pangolins d’Asie. Si un virus proche à 90% du SARS-Cov2 a été détecté sur des pangolins de Malaisie, on voit mal comment ils auraient pu se retrouver sur un marché à Wuhan et se transmettre aux humains présents sur ce marché. Le pangolin est peut-être un autre red herring.

Une nouvelle piste de recherche semble prometteuse pour les « chasseurs de virus », qui mobilise autrement la chaîne du froid. Le coronavirus du SRAS s’était transmis des chauves-souris aux humains dans les marchés de la région de Canton en 2003 par des civettes palmistes – de petits mammifères consommés pour leurs vertus médicinales contre la fièvre. À la suite de cette crise qui a paralysé la Chine pendant plusieurs mois, le commerce des civettes palmistes a été interdit, mais d’autres animaux sont consommés en Chine, qui présentent les mêmes capacités à excréter le virus par le nez sans le répliquer dans les poumons, donc de façon le plus souvent asymptomatique. C’est le cas du chien viverrin, du renard roux et du vison américain.

Or si les civettes sont chassées et élevées dans le sud de la Chine, les visons font l’objet d’une véritable exploitation industrielle dans le nord de la Chine pour le marché de la fourrure. On estime que la province du Shangdong produisait en 2018 quinze millions de visons et que ce nombre a diminué par deux en 2019 pour des raisons qui restent mystérieuses. L’abattage de dix-sept millions de visons au Danemark en novembre 2019, conduisant à l’arrêt de cette production destinée principalement au marché chinois, peut être considéré comme un signal d’alerte pour lancer des enquêtes sur l’industrie du vison en Chine.

Au-delà des images impressionnantes d’animaux abattus par millions pour la consommation humaine ou par simple principe de précaution – qui rappellent les abattages massifs de volailles ou de civettes contre la grippe aviaire ou le SRAS – cette piste de recherche implique un changement dans les technologies des « chasseurs de virus ». Les civettes et les volailles étaient impliquées dans une « chaîne du chaud », puisqu’elles étaient consommées pour le contraste entre leur fraîcheur et la congélation, ou en remède à l’inflammation.

Les chiens viverrins et les visons sont pris dans une « chaîne du froid » : leurs fourrures protègent pendant l’hiver et doivent être conservées à une température inférieure à 10 degrés Celsius. Il resterait alors à montrer, dans cette hypothèse, comment les chauves-souris, réservoirs d’une grande diversité de coronavirus, ont pu le transmettre à des visons dans des fermes ou des marchés qui, du fait de l’intensification de la production, sont des amplificateurs potentiels pour ces virus.

L’analyse des effets de la chaîne du froid permet de retracer les origines de la pandémie dans l’imaginaire des fragilités de nos infrastructures.

Il est alors intéressant de remarquer que la chaîne du froid joue un autre rôle dans la troisième hypothèse, celle de l’accident de laboratoire. Il y a une douzaine de laboratoires à Wuhan travaillant sur des coronavirus, dont le célèbre laboratoire dit P4 – de niveau 4 de biosécurité, permettant d’étudier des virus très pathogènes – dirigé par une virologue chinoise formée en France, Shi Zhengli. Depuis la crise du SRAS en 2003, les chercheurs de l’Institut de virologie de Wuhan collectent des coronavirus dans les grottes où vivent les chauves-souris et les conservent dans des congélateurs. L’analyse phylogénétique de ces coronavirus permet de remonter à celui qui ressemble le plus au SARS-Cov2, indiquant un possible événement de transmission d’une chauve-souris à un humain.

Les interrogations portent actuellement sur un article publié par Shi Zhengli dans Virologica Sinica en 2016 décrivant un coronavirus qui a infecté des mineurs travaillant dans une grotte à Mojiang, dans le Yunnan, et hospitalisés à Kunming, capitale de cette province. L’article suggère une contamination de chauve-souris à humain par l’intermédiaire du guano et une possible transmission entre les mineurs. Il atteste également de recherches dites de « gain-de-fonction » pour analyser la séquence du virus qui explique sa contagiosité entre humains. Le laboratoire serait alors une réserve de conservation et d’amplification du virus.

Cette hypothèse d’une échappée du laboratoire est « extrêmement improbable » au vu des règles de biosécurité qui encadrent de telles manipulations des virus pathogènes dans un laboratoire. Mais elle est imaginable au regard d’accidents de laboratoire qui ont déjà eu lieu et qui ont laissé des traces dans ce que l’on appelle les « arbres phylogénétiques ». Les mutations aléatoires des virus sont en effet représentées par les virologues selon des branches qui dérivent d’ancêtres communs, en fonction d’une « horloge moléculaire » qui permet de dater leurs divergences. Les mutations se produisant à un rythme régulier, ces branches forment une arborescence plus ou moins continue.

Par contraste, une cassure génétique (drift et non plus shift, dans le vocabulaire virologique) permet de repérer un franchissement de barrière d’espèces, lorsqu’une mutation importante conduit un virus à évoluer dans une nouvelle niche écologique. Les divergences continues et discontinues des arbres phylogénétiques rendent ainsi lisible une histoire naturelle des virus qui fait place à l’intervention humaine, car on peut y repérer l’effet de la vaccination – qui restreint les possibilités d’évolution du virus – ou de l’élevage industriel – qui les augmente.

Or un accident de laboratoire peut apparaître sur ces arbres à travers une branche particulièrement longue, car l’évolution du virus est « gelée » lorsqu’il est conservé au froid et reprend lorsqu’il s’échappe dans l’environnement. On a ainsi pu retracer sur des arbres phylogénétiques l’émergence d’un virus de grippe H1N1 en 1977 échappé d’un laboratoire soviétique ou la réémergence d’un virus de fièvre catarrhale ovine en 2015 qui avait été éradiqué en Europe en 2010 et conservé en laboratoire.

Dans cette troisième hypothèse, la chaîne du froid n’est plus ce dont la défaillance cause l’émergence du virus mais ce qui permet d’en retracer l’histoire lorsque celle-ci est occultée. Tout se passe comme si les autorités chinoises avaient attiré l’attention des « chasseurs de virus » vers les produits surgelés importés de l’étranger pour la détourner de cette autre chaîne du froid qui rend visibles les mutations naturelles des virus par leur conservation dans le laboratoire.

La seconde hypothèse, celle du marché aux animaux, s’inscrit dans un récit modernisateur selon lequel la chaîne du froid rend possible le contrôle des distances de transport des marchandises : Wuhan joue ici un rôle comparable à Chicago, dont William Cronon a montré la position centrale acquise grâce aux camions réfrigérés. Mais la première et la troisième hypothèse mobilisent un imaginaire plus archaïque dans lequel des « chasseurs de virus » reconstruisent le passé à partir des traces conservées dans le froid.

La pandémie de Covid-19 semble confirmer le diagnostic proposé par Michel Foucault d’une biopolitique par laquelle des experts contrôlent des populations par des statistiques qui les « font vivre et laisser mourir ». Mais le travail des « chasseurs de virus » s’apparente plutôt à une « cryopolitique » dont le but est de « fabriquer de la vie latente et ne pas laisser mourir ». La conservation par le froid permet de distinguer des « réservoirs » dans lesquels les mutations des virus sont accélérées ou au contraire ralenties, et d’en tirer des conséquences sur les mesures pour mieux anticiper les futures pandémies.

Alors que le climat de la planète se réchauffe, et l’activité économique globale de la planète est comme gelée, l’analyse des effets de la chaîne du froid permet de retracer les origines de la pandémie, non au niveau des probabilités mais dans l’imaginaire des fragilités de nos infrastructures.

 

NDLR : Frédérick Keck a dirigé avec Arnaud Morvan l’ouvrage Les Chauves-souris : Aux frontières entre les espèces, qui sortira le 18 mars chez CNRS éditions.


Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS