Santé

Limites et évidences de l’épidémiologie

Médecin et écrivain

La crise sanitaire a vu la science perdre du crédit avec des publications hâtives. Mais c’est sans doute l’épidémiologie qui a été la plus bafouée en voulant compenser sa lenteur intrinsèque par des modélisations fantaisistes. Ne vaudrait-il pas mieux délaisser ces modèles uchroniques et regarder du côté des différences d’histoires immunitaires relatives aux épidémies du passé ?

Les sciences sont prospectives par les théories, et rétrospectives par l’analyse des faits, l’expérimentation pouvant faire le lien entre les deux. En épidémiologie, l’expérimentation se caractérise par sa longue temporalité et par la difficulté du réductionnisme, car les facteurs sont souvent trop nombreux. Prenons deux exemples extrêmes quant au nombre de paramètres.

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Après la mise au point du vaccin antipolio injectable sur une base théorique solide, il a été facile de constater que cette maladie avait disparu dans les pays où la vaccination avait été pratiquée et qu’elle persistait dans les autres. Cette expérimentation, au résultat incontestable, ne peut plus être renouvelée pour des raisons éthiques, car il n’est plus possible de priver un pays de vaccin pour en faire un groupe témoin. Le sujet de la vaccination antipolio est donc un sujet scientifiquement clos puisqu’il est expérimentalement clos. On pourrait éventuellement envisager une étude prospective pour un vaccin dont l’efficacité est encore inconnue ou moins évidente, car elle serait éthiquement acceptable.

Le deuxième exemple, plus actuel, concerne le port généralisé du masque dans l’épidémiologie des viroses respiratoires. Le critère est moins précis, car le port d’un masque n’est pas aussi binaire que l’est une injection : il y a plusieurs types de masques, plusieurs façons de l’utiliser dans le temps et l’espace, la comptabilité se fait d’après la déclaration des individus, et bien d’autres biais sont possibles. L’analyse des résultats est également plus difficile, l’expression de ces viroses est moins univoque, les diagnostics positif et différentiel sont moins aisés.

Des études passées ont montré l’utilité du masque en milieu hospitalier pour toutes les infections, mais les études sur de précédentes viroses respiratoires n’ont pas pu conclure à l’utilité de son port généralisé dans la rue. Aucun épidémiologiste ne tenterait aujourd’hui une nouvelle étude prospective sur ce port généralisé dans la rue, car la difficulté de mise en œuvre ne serait pas récompensée par une lecture facile ou sereine des résultats.

C’est donc par extension des études hospitalières et par une intuition basée sur la connaissance du mode de transmission de ces viroses que certains pays exigent cette mesure. Nous pourrions faire la même remarque pour d’éventuelles études sur la fermeture des écoles, la durée ou la sévérité d’un confinement, mais le risque politique est trop important par rapport à l’espoir de significativité d’un résultat. D’une certaine façon, l’obstruction politique a remplacé l’obstruction éthique.

Dans de tels cas où le réductionnisme est difficile, voire impossible, l’expérimentation n’est plus possible ; il ne reste alors que deux options à l’épidémiologiste : la modélisation en amont des faits et la simple observation en aval. Comme le reconnaissent eux-mêmes les modélisateurs des épidémies, l’abondance des paramètres conduit à des prévisions qui ne s’avèrent exactes pas plus d’une fois sur deux, soit la précision d’un jeu de pile ou face. Quant aux analyses rétrospectives, elles sont critiquables dans leur principe même, il est bien hasardeux de reconstituer une histoire qui n’a pas eu lieu en lui apposant des paramètres et des facteurs différents de ceux qui ont façonné l’histoire réelle. Pour être les plus rigoureuses possibles, ces analyses rétrospectives exigent des critères irréprochables pour établir des corrélations sur de grandes masses de données.

Dans l’épidémie actuelle, le nombre de test positifs, de cas symptomatiques, de patients hospitalisés ou de patients admis en réanimation sont des critères à risques de confusion, car ils dépendent des cultures médicales et des structures sanitaires de chaque pays. Le critère le moins contestable est le nombre de morts par million d’habitants (m/Mh) qui ne recèle que trois risques de confusion : 1/ addition des morts de et avec la covid-19 (Belgique ?), 2/ sous-déclaration par certains pays (Chine, Russie), 3/ recueil insuffisant des données (pays en développement). Ce critère reste malgré tout le plus pertinent pour comparer l’efficacité des mesures sanitaires et des soins entre les différents pays, d’autant qu’il est remis quotidiennement à jour sur tous les sites officiels.

Ce qui saute immédiatement aux yeux à sa lecture est l’énorme disparité intercontinentale et l’homogénéité intracontinentale. Le continent le plus durement touché est l’Europe avec des chiffres qui vont de 900 m/Mh pour l’Allemagne à 2 000 pour la Belgique, suivi de près par le continent américain avec des chiffres de 600 pour le Canada à 1 600 pour les États-Unis et le Mexique. Viennent ensuite le Moyen-Orient avec des chiffres de 350 à 750, et loin derrière, l’Asie et l’Océanie avec des chiffres de 3 à 120, puis l’Afrique de 10 à 60.

Il est bien hasardeux de reconstituer une histoire qui n’a pas eu lieu en lui apposant des paramètres et des facteurs différents de ceux qui ont façonné l’histoire réelle.

Nul besoin d’expert pour affirmer que ces écarts énormes ne viennent pas de la différence des mesures sanitaires entre continents. De même que l’homogénéité intracontinentale ne reflète pas la différence dans la rapidité et la sévérité des mesures. Le plus grand écart intracontinental observé, entre le Canada et les USA, peut être partiellement attribuable au laxisme de Trump. Toutes les autres différences intracontinentales sont faibles et ne suivent pas un gradient entre laxisme et coercition.

Sur le court-terme, la mortalité diminue après certaines mesures comme le confinement total, mais il reste très difficile d’apprécier l’efficacité des autres mesures intermédiaires. Sur un plus long terme, un an déjà, il est difficile de dégager des corrélations avec d’autres mesures telles que le port généralisé du masque, le couvre-feu, l’ouverture des magasins, etc. Pas de corrélation non plus avec la précocité de ces mesures, leur intensité, leur durée, ou leur répétition, ni avec leur caractère obligatoire ou les mesures coercitives les accompagnant.

Si les opposants politiques et les chaînes d’information continue osent trivialement des comparaisons sur l’efficacité des diverses mesures sanitaires, aucun épidémiologiste sérieux ne se risquerait à établir un lien de causalité entre ces mesures et le nombre de morts par million d’habitants à l’intérieur d’un même continent, et encore moins entre continents. Cessons de dire que les Japonais ou les Néo-Zélandais ont fait mieux que les Italiens ou les Argentins, ou bien disons aussi que les Gabonais et les Pakistanais ont fait beaucoup mieux que les Belges.

Pour un épidémiologiste, cette énorme différence intercontinentale a donc obligatoirement d’autres explications. La structure démographique peut expliquer une surmortalité dans les pays où il y a un grand nombre de personnes âgées, mais est bien insuffisante pour expliquer la différence entre le Japon et l’Allemagne par exemple. La sous-déclaration volontaire peut expliquer les 3 m/Mh de la Chine mais pas les 5 de la Nouvelle-Zélande. L’éventuelle faiblesse des registres sanitaires n’explique pas les chiffres uniformément bas de tous les pays d’Afrique et d’Asie. Les classiques comorbidités n’expliquent pas l’énorme différence entre l’Australie et les USA.

Bref, ni les politiques sanitaires, ni la structure des âges, ni les comorbidités ne peuvent expliquer les énormes différences intercontinentales de m/Mh qui est le seul critère épidémiologique incontestable de la covid-19. Il y a donc logiquement d’autres facteurs dont le poids causal est bien plus élevé. Bien que cela ne soit étrangement jamais évoqué dans les médias et ministères, il existe déjà de solides arguments pour dire que ces différences entre grands groupes de population sont d’ordre génétique et/ou immunologique. Ces différences relèvent de l’évolution biologique et de l’histoire sanitaire des populations.

Les populations ont des histoires immunitaires différentes relatives aux épidémies du passé.

Les différences génétiques entre populations sont établies pour de multiples traits (couleur de la peau et des cheveux, résistance au froid ou à l’altitude, taille, épaisseur du pli cutané, présence de lactase, fréquences de maladies génétiques, etc.). Ces différences existent aussi pour la résistance et la susceptibilité aux maladies infectieuses. Dans le cas des maladies virales, la variation des récepteurs cellulaires peut expliquer la différence de pénétration des virus. Plusieurs travaux ont déjà montré que la différence de susceptibilité à la covid-19 s’explique par les variations génétiques du récepteur ACE2 [1]. L’immaturité de ce récepteur explique également la faible fréquence de la maladie chez les enfants [2]. On sait aussi que la susceptibilité diffère en fonction des groupes sanguins, les groupes A et AB étant plus atteints que les O.

Mais les principaux paramètres de ces différences continentales sont d’ordre immunologique. Les populations ont des histoires immunitaires différentes relatives aux épidémies du passé. Les épidémies à coronavirus sont documentées en Asie depuis 25 000 ans [3]. Le SARS Cov1 de 2003 a eu peu d’extension en Asie. En Afrique, on a décelé une immunité croisée avec de précédents coronavirus [4]. La mortalité par covid-19 est insignifiante en regard de la pression parasitaire, d’autant plus que cette mortalité est majorée par des comorbidités comme la tuberculose et le SIDA, dont la prévalence est plus élevée sur ce continent.

En conclusion, pour taire l’arrogance des Chinois et pour disculper nos pauvres dirigeants européens qui avaient pris l’habitude d’être épargnés par les maladies infectieuses, ce ne sont pas les mesures sanitaires qui expliquent les différences de mortalité. Tout se passe comme si l’épidémie devait naturellement se terminer après avoir atteint ou tué les personnes vulnérables, confirmant l’histoire naturelle des épidémies virales avant les vaccins. Les mesures sanitaires et les réanimations ont, au mieux, étalé la mortalité dans le temps.

L’immunité de groupe reste l’idéal pour mettre fin à une épidémie, cette immunité a été retardée par les mesures sanitaires, mais on est en droit d’espérer qu’elle sera accélérée par la vaccination. Seule la vaccination peut avoir un impact significatif sur la mortalité et la dynamique de l’épidémie à moyen terme et peut-être à long terme, avec les inconnues des mutations à venir et de la durée d’immunité.

Cette épidémie a vu la science perdre du crédit avec des publications hâtives, sans intérêt, voire grotesques, alors que la génétique et le passé immunitaire des populations sont encore trop négligés. Mais c’est l’épidémiologie qui a été la plus bafouée en voulant compenser sa lenteur intrinsèque par des modélisations fantaisistes, notamment des modélisations uchroniques du style : « Que ce serait-il passé si l’on n’avait pas fait ce que l’on a fait » ou « que ce serait-il passé si l’on avait fait ce que l’on n’a pas fait ». Laissons de telles uchronies aux ténors des partis politiques d’opposition, mais ne les intégrons jamais dans la science. Même la revue Nature s’est laissé tenter en août 2020 par deux publications[5] qui paraissent ridicules aujourd’hui ; fort heureusement cette prestigieuse revue a fait préciser aux auteurs que les méthodes et résultats étaient contestables. Euphémisme sauvant l’honneur de la science.

Il faut être conscient des limites et des évidences de l’épidémiologie avant de prendre de nouvelles mesures trop drastiques. Il faut aussi encourager les épidémiologistes à faire un pas de côté pour aborder plus franchement l’étude des dégâts sociaux et sanitaires collatéraux.


[1] Fadh Al-Mulla et al, « ACE2 and FURIN variants are potential predictors of SARS-CoV-2 outcome: A time to implement precision medicine against COVID-19 », Heliyon, février 2021. Elisa Benetti et al, « ACE2 gene variants may underlie interindividual variability and susceptibility to COVID-19 in the Italian population », Eur J Hum Genet, novembre 2020, n°28(11), pp.1602–1614.

[2] Ido Somekh, HusamYakub Hanna, Eli Heller, Haiman Bibi et Eli Somekh, « Age-dependent sensory impairment in Covid-19 infection and its correlation with ACE2 expression », Pediatr Infect Dis, septembre. 2020, n°39(9).

[3] Yassine Souilmi, Elise M. Lauterbur, Ray Tobler, Christian D. Huber, Angad S. Johar, David Enard, « An ancient coronavirus-like epidemic drove adaptation in East Asians from 25,000 to 5,000 years ago ».

[4] Debajyoti Ghosh, Jonathan A. Bernstein, Tesfaye B. Mersha, « COVID-19 pandemic: The African paradox », J Glob Health, décembre 2020, n°10(2).

[5] Solomon Hsiang et al, « The effect of large-scale anti-contagion policies on the COVID-19 pandemic », Nature, Août 2020, n°584, pp. 262-267. Et, dans le même numéro : Seth Flaxman et al, « Estimating the effects of non-pharmaceutical interventions on COVID-19 in Europe », pp. 257-261.

Luc Perino

Médecin et écrivain, Enseignant à l'Université Claude Bernard Lyon 1

Mots-clés

Covid-19Vaccins

Théologie de la propriété

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Notes

[1] Fadh Al-Mulla et al, « ACE2 and FURIN variants are potential predictors of SARS-CoV-2 outcome: A time to implement precision medicine against COVID-19 », Heliyon, février 2021. Elisa Benetti et al, « ACE2 gene variants may underlie interindividual variability and susceptibility to COVID-19 in the Italian population », Eur J Hum Genet, novembre 2020, n°28(11), pp.1602–1614.

[2] Ido Somekh, HusamYakub Hanna, Eli Heller, Haiman Bibi et Eli Somekh, « Age-dependent sensory impairment in Covid-19 infection and its correlation with ACE2 expression », Pediatr Infect Dis, septembre. 2020, n°39(9).

[3] Yassine Souilmi, Elise M. Lauterbur, Ray Tobler, Christian D. Huber, Angad S. Johar, David Enard, « An ancient coronavirus-like epidemic drove adaptation in East Asians from 25,000 to 5,000 years ago ».

[4] Debajyoti Ghosh, Jonathan A. Bernstein, Tesfaye B. Mersha, « COVID-19 pandemic: The African paradox », J Glob Health, décembre 2020, n°10(2).

[5] Solomon Hsiang et al, « The effect of large-scale anti-contagion policies on the COVID-19 pandemic », Nature, Août 2020, n°584, pp. 262-267. Et, dans le même numéro : Seth Flaxman et al, « Estimating the effects of non-pharmaceutical interventions on COVID-19 in Europe », pp. 257-261.