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En Iran, une victoire des ultraconservateurs en trompe-l’œil ?

Sociologue

Sans surprise, c’est l’ultraconservateur Ebrahim Raissi qui est sorti vainqueur le 18 juin de l’élection présidentielle iranienne. Face à la multiplication des crises – politique, économique et sociale –, le guide suprême et les gardiens de la révolution ont verrouillé le scrutin comme ils entendent verrouiller la société. Mais le mouvement de libération et de sécularisation engagé depuis une quarantaine d’année devrait malgré tout continuer à gagner du terrain.

La présidentielle iranienne de 18 juin 2021 s’est déroulée dans un contexte de crises tous azimuts politique, économique et sociale, associé à un climat de défiance de la société civile. Face au verrouillage complet du système politique qui a substitué la désignation à l’élection, l’abstention de la majorité des électeurs traduit un acte politique fort qui entend délégitimer le régime de la République islamique. Rappelons que selon le premier principe de sa constitution, le vote populaire et l’islam constituent les piliers de légitimation du régime de la République islamique. Le caractère factionnel et plébiscitaire du système politique cède ainsi la place à un régime islamique.

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L’architecture de la présidentielle était conçue pour faire élire Ebrahim Raisi, chef du judiciaire, désigné par le Guide et soutenu par une importante coalition des ultraconservateurs et une partie des Gardiens de la révolution (Pâsdârans) dont plusieurs membres, candidats à la présidentielle, se sont désistés pour le soutenir. Le Conseil des Gardiens a fait la sourde oreille aux protestations et les décideurs ont opté pour le renforcement de la composante « islamique » du système au détriment de sa composante « républicaine » mise à mal depuis la répression du mouvement vert. Ce dernier, composé principalement des classes moyennes et instruites, contestaient pacifiquement, les résultats frauduleux de la présidentielle de 2009, qui a vu la réélection du populiste Mahmoud Ahmadinejad.

La multiplication des crises

Les sanctions américaines, notamment, contre les exportations des hydrocarbures décrété par Donald Trump suite à la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire en 2018 explique, en partie, le désarroi dans lequel se trouve la société. Ces sanctions avec des effets extraterritoriaux, ont privé l’Etat iranien de l’essentiel de ses revenus (entre 70 et 80 % du budget de l’Etat provient de la vente du pétrole). Les principaux acheteurs du pétrole iranien, en particulier la Chine, l’Inde, la Corée du Sud ou le Japon ont, en effet, été contraints de diminuer drastiquement leur commande et/ou se sont tournés vers d’autres producteurs comme l’Arabie saoudite. Les exportations pétrolières de l’Iran ont ainsi diminué de 2 300 000 barils/jour en 2018 à près de 300 000 aujourd’hui.

Le régime islamique n’a donc plus les moyens d’acheter la paix sociale à l’intérieur tout en finançant les groupes armés qu’il soutient dans la région (le Hezbollah libanais, le Jihad islamique palestinien ou les milices irakiennes). Le Guide et les Gardiens de la révolution, qui déterminent la politique régionale du pays, ont, néanmoins, préféré consacrer les réserves de devises dont dispose l’Iran en priorité au financement de ces groupes régionaux, et les institutions sécuritaires, militaires, religieuses et de propagande à l’intérieur du pays au détriment de la population iranienne.

D’où l’augmentation du chômage et de la pauvreté aggravée par la sècheresse et la pénurie d’eau qui frappe des régions entières du pays. Selon certains économistes en Iran, dont Hossein Raghfar, 33% des Iraniens vivent sous le seuil de la pauvreté absolue et 6% d’entre eux sont affamés.

Rappelons que le conservateur modéré Hassan Rohani s’est fait élire en 2013 pour parvenir à un accord avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations-Unies plus l’Allemagne sur le nucléaire iranien et réintégrer l’Iran à la communauté internationale. L’accord fut signé en juillet 2015 et les sanctions internationales et européennes furent levées en janvier 2016. L’espoir d’un changement graduel mais soutenu par la communauté internationale a mis la société en mouvement.

La mobilisation des militantes des droits des femmes, séculières comme religieuses, à l’occasion des législatives de 2016, en est un exemple. Elles ont lancé une campagne intitulée «Pour mettre fin au Parlement masculin». Grâce à la mobilisation des électrices, dix-huit candidates, en majorité issues de la société civile, se sont fait élire, dont la majorité dans les villes de province. L’enjeu était d’œuvrer pour changer les lois discriminatoires touchant les femmes : le Code civil qui institutionnalise les inégalités dans la sphère domestique et place les femmes sous la tutelle des hommes, le Code pénal selon lequel la valeur de la vie d’une femme et la moitié de celle d’un homme, la Loi successorale qui octroie aux femmes la moitié de la part des hommes ou encore une discrimination à l’embauche.

Les sanctions américaines dont les conséquences ont surtout atteint la société ont brisé son espoir et l’ont affaibli. D’autant que le président Rohani, réélu en 2017 contre son rival Raisi grâce aux votes des femmes et des jeunes, les a déçus en refusant de tenir ses promesses électorales pourtant sans liens avec les sanctions (par exemple créer le ministère des droits des femmes, nommer des femmes ministres, protéger les artistes contre la censure ou encore garantir les libertés de parole et d’expression inscrites dans la constitution).

Le régime quant à lui a continué à financer son programme du nucléaire et des missiles balistiques ainsi que ses ingérences régionales. Les sanctions ont en revanche augmenté le volume de la contrebande aux mains des individus au pouvoir ou proches du pouvoir pour atteindre 25 milliards de dollars en 2021 (selon Nasser Hemmati, l’ancien président de la banque centrale et candidat à la présidentielle).

À la mauvaise gestion de l’économie gangrénée par la corruption des cercles du pouvoir s’ajoute la cherté de la vie, une inflation galopante que le Centre iranien des statistiques évalue à plus de 57 %, la dévalorisation d’au moins 400 % depuis 2018 de la monnaie nationale ou encore le fossé qui ne cesse de se creuser entre une minorité qui s’est enrichie depuis la révolution grâce à la manne pétrolière et la majorité de la population qui a du mal à survivre.

La crise économico-politique ont provoqué des révoltes spontanées dans plus de deux cent villes auxquelles nombre de jeunes femmes ont participé en janvier 2018 et à nouveau en novembre 2019 (provoqué par le triplement du prix d’essence). Frappées de plein fouet par le chômage, la précarité, la misère et sans perspective d’avenir, ces populations sont aussi habitées par un profond sentiment d’injustice lié à la corruption et au pillage de la richesse nationale par une minorité au pouvoir. Des manifestants ont aussi chanté des slogans contre les interventions très couteuses de la République islamique dans les conflits régionaux.

Ces révoltes illustrent la force des demandes des classes populaires et moyennes, d’ailleurs de plus en plus laïcisés : la limitation du pouvoir économique, financier et politique des structures monopolistiques (liées au Guide, aux institutions religieuses, aux fondations ou aux Gardiens de la révolution) ; une répartition plus juste de la richesse nationale gaspillée par les cercles du pouvoir ; la transparence ; la protection de l’environnement ; le respect des libertés individuelles et collectives ; et la séparation de la religion et de l’État.

L’intervention des forces de répression et le déploiement des Gardiens de la révolution ont mis fin aux rassemblements de milliers de manifestants en 2019 laissant plus de 300 tués et des milliers d’arrestations. Le régime qui avait déjà perdu le soutien des pans entiers des classes moyennes instruites suite à la répression du mouvement vert de 2009, venaient de perdre aussi son soutien parmi les classes populaires. Cette perte de soutien et de légitimité a conduit le Conseil des Gardiens (qui habilite les candidats et dont les six membres cléricaux conservateurs sont nommés par le Guide) à éviter tout risque de débordement lors de la présidentielle de 2021.

En effet, le filtrage des candidats aux élections n’est pas une nouveauté. La particularité de cette élection réside dans le verrouillage complet du champ politique qui ne tolère plus la présence des réformateurs ni même des conservateurs dits modérés (comme Ali Larijani, ancien président du parlement islamique et conseiller du Guide) ou encore l’ancien président populiste Mahmood Ahmadinejad pourtant partie intégrante du régime.

Un large appel au boycottage de cette élection dont le résultat était connu d’avance fut lancé à l’intérieur du pays. Parmi les nombreux et nombreuses acteurs et actrices politiques et ceux et celles de la société civile à avoir appelé à boycotter l’élection on compte Mir-Hossein Moussavi, l’un des principaux dirigeants du mouvement vert placé en résidence surveillé depuis 2010 ; Parvaneh Salahshoori, courageuse députée du précédent parlement élu en 2016 qui montait au créneau pour dénoncer les inégalités sociales, de genre, ethniques et religieuse ou le port obligatoire du voile ; Faezeh la fille cadette du président Hachem Rafsanjani ; ou encore Abolfazl Qadayani, célèbre personnalité de la gauche islamique condamné à trois ans d’emprisonnement pour avoir publiquement tenu le Guide responsable de la situation dans laquelle se trouve le payS.

Quels changements de politiques internationales et régionales ?

L’élection de Raissi n’est pas susceptible d’introduire des bouleversements dans la politique régionale et internationale du régime islamique qui ne sont pas décidées par le président. La levée des sanctions extraterritoriales américaines et la restitution de milliards de dollars d’avoir iraniens bloqués restent la priorité des décideurs iraniens. L’augmentation de l’enrichissement de l’uranium à 60% est un levier de négociation.

Quant aux missiles balistiques, le régime n’acceptera pas de les détruire mais le 15 juin le jour même de la résolution de l’OTAN sur l’Iran, le Guide, visant à rassurer les Européens, a annoncé que la portée des Missiles balistiques doit rester limitée à 2000 Km. Pendant la campagne électorale, Ebrahim Raisi a prôné la collaboration avec tous les États du monde, et surtout une politique d’apaisement avec les régimes de la région. Au Yémen, la coalition saoudienne formée en 2015 n’a pas réussi à vaincre les houthis, soutenus par l’Iran, dans cette guerre civile extrêmement meurtrière. Mais le Yémen ne constitue pas un site de grand intérêt pour la politique iranienne, contrairement à l’Irak, au Liban et à la Syrie.

En Syrie, le dictateur Bashar al Asad, allié du régime islamique et fraichement « réélu » grâce à une mascarade électorale a invité ses anciens ennemis l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis à investir massivement dans son pays. Si sa stratégie se réalise, l’influence du régime islamique d’Iran devenu un allié encombrant en sera affectée.

L’Iran demeure fort et bien implanté en Irak mais le nouveau premier ministre irakien Moustafa al Kazemi, au pouvoir depuis 2020 et soutenu par l’administration américaine, tente d’équilibrer les rapports de force entre l’Arabie saoudite et l’Iran. À cela s’ajoute les protestations quasi quotidiennes des Irakiens, y compris des chi’ites, contre l’influence de l’Iran et des miliciens soutenus par l’Iran dans leur pays. Précisons aussi que l’Irak a bloqué le remboursement de 5 milliards de dollars à l’Iran issus des échanges commerciaux et technologiques prétextant les sanctions américaines.

Quel changement sur l’échiquier interne ?

 Le régime islamique continuera à tenter d’extérioriser les conflits sociaux mais le hiatus est de plus en plus grand entre un régime autoritaire et gérontocratique et la majorité des Iraniens et Iraniennes née après la révolution de 1979 et la guerre Iran-Irak (1980-88). D’autant que cette société est devenue moderne : le taux d’alphabétisation de la population est de 88%, le taux de fécondité de 1.6, 92% des familles sont nucléaires, 75% de la population résident en milieux urbains, 60 % des quatre millions d’étudiants des universités sont des femmes.

Précisons que les protestations sociales évoquées plus tôt ont coïncidé avec la dilution de la référence et de l’obéissance à la religion. Parallèlement à la sécularisation de la société, le poids des structures institutionnelles (y compris les mosquées et les écoles théologiques) a diminué dans la société et parmi les croyants. La repression des activités protestataires de la société civile a boosté le cyber activism qui est devenu la forme dominante d’expression.

En plus des transformations favorisées par des changements sociaux cruciaux, la mondialisation et les technologies de la communication ont eu des impacts importants. Rappelons que le pays compte 78 086 663 usagers occasionnels ou permanents d’Internet, un taux de pénétration de presque 92 % ; et que 40 millions d’Iraniens possèdent un compte Facebook, un taux de pénétration de plus de 50 %. Instagram a atteint 24 millions d’usagers actifs plaçant l’Iran au septième rang mondial.  En effet, la société civile, dépourvue d’organisation, de partis politiques ou de syndicats indépendants, s’engage de plus en plus dans l’action sociale, culturelle et politique à travers des réseaux sociaux pour revendiquer ses droits au sense modern du terme.

Les changements sociaux et culturels et politiques de ces quarante dernières années ont conduit à la rupture entre le pouvoir islamique qui tente d’imposer sa mainmise sur la société et la majorité de la population qui a fait le bilan de l’islam politique pour le dépasser. Même si les lois discriminatoires n’ont pas été changées, l’obéissance à ces lois a fortement diminué. Les aspirations à la démocratie, au respect des droits individuels et collectifs, à l’ouverture sur le monde ou la résistance des femmes contre l’imposition des préceptes islamiques comme le port obligatoire du voile, en sont de exemples.

La présidence d’Ebrahim Raissi se traduira par une volonté des ultraconservateurs de restreindre encore davantage les libertés individuelles et collectives et continuer à imposer les valeurs conservatrices et religieuses. Mais, comme le bilan des quarante dernières années l’a montré, la société continuera à gagner du terrain grâce à sa résilience et tentera à travers ses actions d’influencer les structures et le système.


Azadeh Kian

Sociologue, Professeure de sociologie et directrice du Centre d'enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes (CEDREF) de l'Université Paris-Diderot