Art

Une histoire d’invisibilisation – sur l’exposition Elles font l’abstraction

Historienne de l'art

L’exposition Elles font l’abstraction, présentée au Centre Pompidou, embrasse plus de 100 artistes et 500 œuvres au cadre chronologique élargi et entend mettre la lumière sur la présence continue des femmes dans l’histoire de l’art abstrait. La démarche est incontestablement louable, ce qui n’empêche pas d’interroger les choix curatoriaux envisagés et leurs limites.

Outre le fait que sa présentation au public coïncide avec le déconfinement généralisé de la culture, l’exposition Elles font l’abstraction au Centre Pompidou est réjouissante à plus d’un titre : non seulement elle met en lumière la présence constante des artistes femmes dans l’histoire de l’art abstrait, alors que les récits attenants demeurent dominés par les figures masculines, mais elle inclut dans son corpus et son parcours des pratiques qui relèvent autant de la peinture et de la sculpture que de la photographie, la danse, le cinéma, les arts textiles, etc.

Cette ouverture est également géographique, puisqu’aux côtés des artistes européennes et nord-américaines sont présentées des artistes du Brésil (telles que Lygia Clark et Lygia Pape), du Japon (Atsuko Tanaka), de Corée (Wook-kyung Choi), ou encore d’Inde (Arpita Singh), etc.

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En termes de chronologie, le spectre est tout aussi large : l’exposition commence par présenter les œuvres de la seconde moitié du 19e siècle de la Britannique Georgiana Houghton – qui appartiennent donc à la préhistoire de l’art abstrait – et se termine dans les années 1980. La manifestation se présente ainsi comme exemplaire dans un contexte où il est bienvenu de remettre en question des réflexes historiographiques longtemps plus exclusifs qu’inclusifs.

Elles font l’abstraction s’inscrit ainsi manifestement – ne serait-ce qu’à travers son titre – à la suite de l’exposition Elles@centrepompidou qui, entre 2009 et 2011, présentait un parcours dans les collections permanentes du musée entièrement consacré aux artistes femmes[1].

À l’issue de cette exposition pionnière et polémique, qui réunissait 150 artistes et 350 œuvres « toutes disciplines confondues » et « de toutes les nationalités[2] », la commissaire et conservatrice Camille Morineau fondait l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), œuvrant depuis à une meilleure (re)connaissance des artistes femmes du XXe siècle : grâce à son site internet présentant des notices sur de nombreuses artistes femmes, ainsi que des articles scientifiques sur leur œuvre et des comptes rendus d’expositions, mais également grâce au soutien que l’association apporte à la recherche à travers l’attribution de bourses à de jeunes chercheurs/euses ou l’organisation de colloques, comme celui qui eut lieu les 19, 20 et 21 mai 2021 autour de l’exposition du Centre Pompidou (présentant à l’occasion l’œuvre d’artistes non intégrées dans la manifestation parisienne).

Sur le plan international, Elles font l’abstraction fait suite à plusieurs expositions consacrées à l’histoire de l’art abstrait ayant contribué à rendre plus visible l’œuvre de certaines artistes femmes. Parmi celles-ci, The Spiritual in art. Abstract Painting, 1890-1985 (Los Angeles et La Haye, 1986-1987) fit le choix d’un corpus mixte, nécessairement déséquilibré, mais elle contribua à révéler l’œuvre de quelques artistes femmes et à leur octroyer une place de choix dans l’histoire spirituelle, sinon spiritualiste, de l’art abstrait.

En effet, c’est à l’occasion de cette exposition que furent exposées pour la première fois les œuvres d’Hilma af Klint, aux côtés d’œuvres d’autres artistes femmes méconnues, comme Maria Ender, Jacoba van Heemskerck ou encore Agnes Pelton (toutes trois absentes de l’exposition du Centre Pompidou).

Il est nécessairement difficile pour les spectateurs·trices de soutenir leur attention sur l’ensemble du parcours tant celui est dense et riche en heureuses découvertes.

Par la suite, Inventing abstraction, 1910-1925. How a radical idea changed modern art (New York, 2012-2013) mit en lumière, au sein d’un corpus mixte, l’œuvre de quelques pionnières (présentes dans l’exposition parisienne), telles que Vanessa Bell, Helen Saunders, Katarzina Kobro, Sonia Delaunay-Terk, Natalia Gontcharova, Georgia O’Keeffe, Lioubov Popova, Sophie Täuber-Arp – mais aussi Xenia Ender et Mary Wigman, absentes au Centre Pompidou.

D’autres expositions ont préféré se concentrer sur un corpus entièrement féminin, mais restreint à quelques noms, telles que Weltempfänger: Georgiana Houghton, Hilma af Klint, Emma Kunz (Munich, 2018-2019), ainsi qu’Amazons of the avant-garde: Alexandra Exter, Natalia Goncharova, Liubov Popova, Olga Rozanova, Varvara Stepanova and Nadezhda Udaltsova (Berlin, Londres, Venise et New York, 1999-2000), ou plus récemment, en France cette fois-ci, Femmes années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture (Rodez, 2020).

Contrairement à ces derniers exemples, l’exposition du Centre Pompidou n’a pas souhaité se concentrer sur un moment particulier de l’histoire de l’art abstrait en optant pour un cadre chronologique large : du début du XXe siècle (voire le 19e siècle avec Georgiana Houghton) aux années 1980. Le résultat d’Elles font l’abstraction est de ce fait quelque peu étourdissant : 106 artistes et plus de 500 œuvres.

Il est nécessairement difficile pour les spectateurs·trices de soutenir leur attention sur l’ensemble du parcours tant celui est dense et riche en heureuses découvertes – comme celle que constitue le travail de la pionnière du film d’animation expérimental Mary Ellen Bute ou celui de la peintre austro-britannique Tess Jaray – et d’occasions de voir en France des œuvres d’artistes rarement exposées car n’appartenant pas aux collections publiques, telles que la Composition sans objet (1916) d’Olga Rozanova (conservée à Saint-Pétersbourg), parfaitement mise en valeur par la scénographie.

Tel est précisément le propos de l’exposition : rendre visible l’œuvre de nombreuses artistes trop souvent oubliées, mésestimées, marginalisées. Le Centre Pompidou annonce en effet l’ambition des deux commissaires, Christine Macel et Karolina Ziebinska-Lewandowska (pour la photographie), en ces termes : « Elles font l’abstraction donne l’occasion de découvrir des artistes qui constituent des découvertes tant pour les spécialistes que pour le grand public.

L’exposition valorise le travail de nombre d’entre elles souffrant d’un manque de visibilité et de reconnaissance au-delà des frontières de leur pays. Elle se concentre sur les parcours d’artistes, parfois injustement éclipsées de l’histoire de l’art, en revenant sur leur apport spécifique à l’histoire de l’abstraction[3]. »

Le bien-fondé de l’exposition est donc de réparer une injustice. Et la raison de cette injustice s’offre dans le titre même de l’exposition : l’invisibilisation des artistes femmes à cause de leur genre. La démarche est incontestablement louable, ce qui n’empêche pas d’interroger les options envisagées pour y répondre et leurs limites.

Il importe tout d’abord de souligner que, contrairement à ce qui est annoncé, l’exposition présente un certain nombre d’artistes (environ un tiers) dont la place dans l’historiographie de l’art abstrait est bien connue et dont le nom ne constitue en rien une découverte pour les spécialistes de l’histoire de l’art contemporain[4]. S’ajoutent à cette liste d’autres artistes incontournables de l’histoire de l’art du XXe siècle, dont le nom est toutefois plus souvent intégré à des récits propres à l’histoire de la photographie ou de la danse – telles que Berenice Abbott, Laure Albin-Guillot, Loïe Fuller, Florence Henri, Germaine Krull ou Palucca –, l’historiographie de l’art abstrait s’étant malheureusement longtemps limitée à la peinture et la sculpture.

Bien évidemment, il aurait été malvenu d’exclure ces artistes plus connues pour ne valoriser que celles ayant jusqu’alors été plus souvent oubliées. L’option prise par les commissaires semble alors avoir été de traiter sur un pied d’égalité toutes les artistes, quelle que soit leur renommée et leur apport spécifique à l’histoire de l’art abstrait. Aucune n’apparaît donc plus importante qu’une autre – sauf, peut-être, Georgiana Houghton, Hilma af Klint, Sophie Tauber-Arp, Sonia Delaunay-Terk, Barbara Hepworth et Lygia Clark –, ce qui est difficilement compréhensible pour un.e historien.ne de l’art.

Agnes Martin par exemple, figure majeure de la peinture minimale américaine, est présente dans une petit espace avec quatre œuvres (dont trois sur papier), provenant de la collection du Centre Pompidou et du FRAC Picardie. Helen Frankenthaler, celle à propos de laquelle le peintre Morris Louis déclarait qu’elle avait « été le pont entre Pollock et ce qui était possible », n’est représentée que par deux tableaux : Open Wall (1953) et Cool Summer (1962). Bridget Riley, célèbre représentante britannique de l’Op art, subit le même sort, idem pour Eva Hesse, etc.

Ce choix semble d’autant plus contestable qu’il va à l’encontre de la déclaration d’intention qui ouvre l’exposition et qui est reprise dans le fascicule à destination des spectateurs/trices : « Loin du catalogage, il s’agit de mettre en évidence des tournants décisifs qui ont marqué cette histoire, tout en questionnant les canons de l’abstraction. Une attention toute particulière est donnée à la mise en évidence des contextes spécifiques qui ont entouré, favorisé ou au contraire limité la reconnaissance des artistes femmes. Ces contextes sont à la fois éducationnels, sociaux, institutionnels, idéologiques voire esthétiques. L’exposition révèle ainsi le processus d’invisibilisation qui a marqué l’œuvre de ces artistes, tout en rendant compte de leurs positions, avec leurs complexités et leurs paradoxes[5]. »

De tels propos indiquent clairement que les commissaires avaient parfaitement conscience des écueils de leur entreprise : ne pas se contenter de juxtaposer des œuvres d’artistes femmes liées à l’art abstrait sans prendre le temps de présenter la place que chacune d’elle occupe dans les récits historiques sur l’art abstrait, tenter de l’expliquer, en portant une attention particulière aux questions de genre.

C’eût été formidable, mais le résultat est loin d’être conforme à ce souhait pourtant exprimé. En effet, comment éviter l’effet catalogue avec plus de 100 artistes ? Comment éviter l’effet catalogue avec plus de 100 artistes qui bénéficient d’une attention aussi égalitaire ? Mais surtout comment rendre compte de mécanismes historiographiques complexes avec 100 artistes différentes, ayant œuvré dans des contextes aussi différents ?

Le point le plus problématique de cette exposition est de ne pas avoir interrogé son présupposé : l’invisibilisation des artistes exposées en raison de leur genre.

Certes, chaque artiste présente dans l’exposition bénéficie d’un cartel indiquant en quelques phrases son parcours. L’effort est conséquent, mais ne peut répondre à lui seul à la « mise en évidence des contextes spécifiques qui ont entouré, favorisé ou au contraire limité la reconnaissance des artistes femmes ». En outre, la lecture attentive de ces textes montre que l’intérêt trop tardif du monde de l’art à l’égard de certaines artistes est volontiers souligné, quitte à être exagéré.

Il est écrit par exemple à propos d’Agnes Martin : « En 1997, le Lion d’Or qui lui est décerné à la Biennale de Venise achève le processus de reconnaissance de son travail amorcé dans les années 1990. » Comment donc expliquer que ses œuvres aient été montrées en France, en Allemagne, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas dès les années 1970 – ce dont témoigne très bien le catalogue de la bibliothèque de recherche du Centre Pompidou, la bibliothèque Kandinsky ? La première rétrospective d’Agnes Martin étant organisée en 1972 à Philadelphie, est-il vraiment correct de parler d’un « processus de reconnaissance amorcé dans les années 1990 » ? La « reconnaissance » doit-elle se comprendre systématiquement comme une multiplication internationale d’expositions muséales ?

De la même manière, écrire à propos d’Elizabeth Murray qu’il fallut « attendre une exposition personnelle au MoMA en 2005 pour qu’elle soit pleinement reconnue » apparaît comme une lecture bien nuancée de sa carrière, car bénéficier de son vivant d’une rétrospective de son œuvre au MoMA, à l’âge de 65 ans, n’est pas un triste sort, mais la consécration d’une carrière menée avec brio. Dès les années 1975, Elizabeth Murray était représentée par la galerie Paula Cooper, et bénéficia par exemple en 1988 d’une importante exposition personnelle de son œuvre, qui voyagea entre Dalla, Boston, Los Angeles, Des Moines, Minneapolis avant de se clore au Whitney Museum of American Art de New York.

Rappelons toutefois, à titre de comparaison, que Frank Stella inaugurait sa première rétrospective au MoMA à l’âge de 34 ans, et sa seconde rétrospective au même endroit à 51 ans… Avant Elizabeth Murray, seules Louise Bourgeois (à 71 ans), Lee Krasner (à 76 ans), Helen Frankenthaler (à 61 ans) et Lee Bontecou (à 63 ans) ont eu l’honneur d’une rétrospective au MoMA de leur vivant.

Il ne s’agit donc pas d’affirmer à tort qu’il n’y a pas eu (et qu’il n’y a pas) de différences marquées entre les carrières artistiques des hommes et des femmes, mais minimiser le succès et les réussites de certaines d’entre elles pourrait être irritant et contre-productif.

Le point le plus problématique de cette exposition est de ne pas avoir interrogé son présupposé : l’invisibilisation des artistes exposées en raison de leur genre. Or l’analyse des mécanismes historiographiques montre que les facteurs sont souvent multiples autant que les degrés d’invisibilisation.

Par exemple, Hilma af Klint, pionnière suédoise de l’art abstrait, a fait le choix de son vivant de ne jamais exposer au public ses œuvres non-figuratives nourries de théosophie et d’anthroposophie et stipula dans son testament, en 1944, que ses œuvres ne devaient être présentées que 20 ans après sa mort. Son neveu attendit plus de 40 ans : en 1986, l’exposition The Spiritual in Art. Abstract Painting, 1890-1985 (Los Angeles et La Haye, 1986-1987) dévoilait ce travail singulier bouleversant les récits établis sur les origines de l’art abstrait.

Dès lors, les expositions internationales présentant son œuvre se sont multipliées : rétrospective au Guggenheim Museum à New York en 2018-2019, grande exposition itinérante entre Stockholm, Berlin et Malaga en 2013, etc. À Paris en 2008 ses œuvres figuraient dans Traces du Sacré au Centre Pompidou ; parallèlement, une exposition personnelle lui était dédiée au Centre culturel suédois. Et dès 1995, ses œuvres étaient intégrées au corpus de l’importante exposition Okkultismus und Avantgarde, Von Munch bis Mondrian, 1900-1915 présentée à la Schirn Kunsthalle à Francfort-sur-le-Main.

Dans ce cas de figure donc, il n’y a donc pas eu à proprement parler d’invisibilisation, d’oubli ou de manque de reconnaissance de la part du monde de l’art, puisque c’est Hilma af Klint elle-même qui choisit de son vivant de soustraire ses œuvres au regard du public, craignant que celles-ci soient incomprises. Cette décision peut naturellement être interprétée comme un acte d’autocensure liée à sa condition féminine. Toujours est-il que l’histoire des débuts de l’art abstrait s’est inévitablement écrite pendant des décennies sans pouvoir intégrer cette contribution majeure, car cachée.

Concernant les artistes de l’avant-garde russe, le texte introduisant cette section est pour le moins surprenant. Il est écrit : « L’invisibilisation durable des femmes pionnières de l’avant-garde russe semble surprenant quand on sait qu’elles ont été particulièrement nombreuses, brillantes et reconnues en leur temps. Aucune artiste russe ne figure ainsi dans le texte programmatique de Linda Nochlin de 1971, “Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ?” »

En réalité, ce constat n’a rien d’étonnant, puisque l’historiographie de l’art abstrait a durablement souffert des effets de la guerre froide et de la politique soviétique. Avant les années 1990, la majorité des œuvres des avant-gardes russes conservées en URSS n’étaient pas visibles, les archives non accessibles, et donc les connaissances extrêmement lacunaires[6]. Et cette situation toucha aussi bien les artistes femmes que hommes, à l’instar de Malevitch dont le fameux Quadrangle fit couler beaucoup d’encre pendant de longues décennies en Europe de l’Ouest et aux États-Unis sans jamais avoir été vu par ses commentateurs.

Ainsi, en 1971, lorsque Linda Nochlin rédige son texte, le seul ouvrage de référence – bien qu’incomplet et parfois erroné – traitant des avant-gardes russes est celui de Camilla Gray, The Great Experiment: Russian Art, 1863-1922 (1962). Quelques pages y sont bien consacrées à Natalia Gontcharova, Olga Rozanova, Alexandra Exter, Lioubov Popova et Varvara Stepanova, et quelques reproductions de leurs travaux y figurent, mais l’ensemble reste maigre. Il aurait été bienvenu de rappeler cette situation déterminante, ou de ne pas l’ignorer.

Le propos tend à suggérer que cette pluralité d’activités artistiques serait une spécificité qu’elles ne partageraient pas avec leurs contemporains masculins.

L’histoire et les récits historiques sont deux choses distinctes. Autrement dit, si de leur vivant des artistes femmes ont mené une carrière artistique brillante, sans être trop entravées par des préjugés liés à leur genre, leur mise à l’écart des récits de l’art abstrait peut dépendre d’autres faits. En histoire de l’art, les récits se construisent en respectant certains critères parmi lesquels la qualité et l’importance historique de l’œuvre sont indispensables, mais jamais suffisants.

Il faut que l’œuvre soit relativement dense, qu’il ait été suffisamment visible, donc exposé à plusieurs reprises, si possible dans des lieux prescriptifs (des galeries privées reconnues, des foires internationales, et bien sûr des institutions muséales), établis dans des pays puissants (États-Unis, Europe de l’Ouest, puis les BRICS à partir des années 1990-2000), si possible favorables à la libre expression artistique. Le fait que ces manifestations aient donné lieu à l’édition de catalogues, avec des textes aisément lisibles par la communauté internationale, donc si possible en anglais, est un atout supplémentaire.

Il en est de même si l’artiste en question est défendu.e par des théoricien.ne.s de l’art, idéalement renommé.e.s et donc influent.e.s – ou s’il/elle adopte lui/elle-même une activité théorique. Et pour mettre toutes les chances de son côté, l’artiste en question doit être parfaitement intégré.e à un microcosme artistique, car les solitaires n’ayant aucun goût pour les mondanités et/ou les relations publiques, voire qui mèneraient leur activité hors des capitales artistiques, auront nécessairement plus de difficultés à être reconnu.e.s à leur juste valeur. Sans surprise, les artistes les plus renommés du XXe siècle étaient d’habiles communicants, tels Picasso, Matisse ou Kandinsky.

Autre donnée non négligeable : il est plus facile de faire une carrière réussie en ayant grandi dans une famille aisée, si possible avec un fort capital culturel, et d’avoir été préservé.e de toute difficulté financière au cours de sa vie. Et pour remplir chacun de ces critères, il est primordial de souligner que le genre, et/ou la couleur de peau, et/ou la langue, bref tout élément aisément perceptible distinguant une minorité est incontestablement un frein ou une difficulté à surmonter. L’exposition ne dit rien de ces différences, pas plus qu’elle ne se risque à évoquer les différences de valeur historique entre les œuvres présentées.

En outre, en se targuant de présenter plus d’une centaine d’artistes, la communication autour de l’exposition omet d’indiquer que beaucoup d’autres artistes, pour diverses raisons plus ou moins recevables, ont été exclues. Parmi elles, certaines occupent une place importante, déjà établie, dans l’histoire de l’art abstrait, comme les Américaines Jo Baer et Anne Truitt, ou la Japonaise Yayoi Kusama. D’autres ont contribué plus ponctuellement à cette histoire, à l’instar de la Française Niki de Saint-Phalle ou l’Américaine Sherrie Levine.

D’autres artistes, telles que Hessie ou Carol Rama, ont été (re)découvertes récemment en France grâce à des expositions importantes, respectivement aux Abattoirs à Toulouse en 2017-2018, et au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2015. Les intégrer au corpus du Centre Pompidou aurait été le signe d’une reconnaissance durable et méritée.

Ont été écartées également d’autres figures bien connues en France, mais éternellement solitaires, telles que Geneviève Asse, Pierrette Bloch, Geneviève Claisse, Marthe Wéry. Autre omission injustifiée : aucune artiste du groupe américain Pattern and Decoration des années 1970 n’a été intégrée – ni Cynthia Carlson, Tina Girouard, Valérie Jaudon, ni Joyce Kozloff, Kim MacConnel, ou Miriam Schapiro. Pourtant, le mouvement était ouvertement féministe, cherchait à réconcilier art et artisanat en réalisant des œuvres dont les formes décoratives étaient volontiers puisées dans des traditions extra-occidentales[7].

Un autre aspect discutable des choix curatoriaux est liée à l’absence de confrontation des œuvres exposées à celles de leurs contemporains masculins. De ce fait, il devient impossible de démontrer l’apport spécifique de ces artistes à l’histoire de l’art abstrait, leur potentielle originalité, ou au contraire la manière dont leurs œuvres s’inscrivent dans des problématiques artistiques qui n’ont pas de genre. Ce choix peut donner à tort le sentiment que leurs œuvres ne supporteraient pas la comparaison ; c’est regrettable. Par exemple, le texte de présentation de la section dédiées aux avant-gardes russes se poursuit en ces termes :

« Bien qu’ayant chacune leur propre originalité, elles ont en commun de ne pas se limiter au domaine de la peinture. Elles explorent les possibilités ouvertes par la poésie, le livre, la scène théâtrale, les décors, les costumes, le textile et font entrer l’abstraction dans le quotidien. Ces histoires décloisonnées s’ajoutent à celle de la peinture abstraite, sapant toute tentation d’un récit monolithique de l’abstraction. »

Les artistes femmes de l’histoire de l’art abstrait n’ont pas plus souffert de la prédominance des hommes ou, à l’inverse, n’ont pas été plus nombreuses qu’ailleurs.

Puisque l’exposition ne présente que des femmes artistes, ce propos tend à suggérer que cette pluralité d’activités artistiques, cette exploration de diverses disciplines artistiques serait une spécificité qu’elles ne partageraient pas avec leurs contemporains masculins. Ce n’est absolument pas le cas. Comme au Bauhaus, la scène artistique russe et soviétique des années 1910-1920 est marquée tout d’abord par l’idée d’union des arts et de décloisonnement entre beaux-arts traditionnels et arts appliqués, avant que la priorité ne soit donnée, pour des raisons idéologiques, aux arts appliqués.

En prenant davantage de recul, une question s’impose : pourquoi ce sujet d’exposition ? Pourquoi les femmes de l’art abstrait jusque dans les années 1980 ? Ce choix ne repose sur aucun fondement scientifique : les artistes femmes de l’histoire de l’art abstrait n’ont pas plus souffert de la prédominance des hommes ou, à l’inverse, n’ont pas été plus nombreuses dans ce champ d’expression artistique qu’ailleurs.

Pourquoi clore la démonstration dans les années 1980 ? Cela revient à exposer majoritairement des artistes décédées, ce qui permet sans doute d’établir plus aisément des bilans de carrière. Est-ce une manière également d’exclure des artistes contemporaines sans doute plus nombreuses (Ghada Amer, Silvia Bächli, Pia Fries, Katharina Grosse, Sarah Morris, etc.) ?

Ce sujet donne l’impression que l’idée de départ était de faire une exposition sur les artistes femmes et que l’abstraction a été retenue car elle permettait tout à la fois dresser un panorama ambitieux de la contribution de ces dernières à l’histoire du XXe siècle sans pour autant inclure toutes les artistes du siècle. En effet, l’art abstrait traverse tout le XXe siècle et peut être ouvert à diverses disciplines. Néanmoins, n’est-il pas en réalité très critiquable que de laisser entendre que pour rendre justice aux femmes artistes il était justement nécessaire d’adopter un point de vue aussi étendu ? Autrement dit, manquait-on réellement de matière pour faire une exposition toute aussi ambitieuse sur une période moins large ?

Afin de répondre à cette question figure en fin d’article une liste non exhaustive de 80 artistes abstraites répondant aux critères de sélection de l’exposition Elles font l’abstraction, dont les œuvres n’ont pourtant pas été retenues. Leurs contributions à l’histoire de l’art abstrait sont aussi inégales que leur renommée actuelle, mais ces noms devraient suffire à prendre conscience du fait que l’exposition Elles font l’abstraction n’est qu’une étape trop peu satisfaisante dans la reconnaissance des artistes femmes et leur juste intégration aux récits sur l’histoire de l’art du XXe siècle.

L’idéal aurait été de proposer un cycle d’expositions portant sur différents moments de cette histoire, en établissant de judicieuses confrontations entre artistes hommes et femmes. La démonstration aurait été sans nul doute plus convaincante. La tâche à accomplir s’avère donc encore immense et s’appuiera sans nul doute sur la jeune génération d’historien.ne.s de l’art.

Malgré ces réserves sur le propos de l’exposition, celle-ci mérite d’être vue, ne serait-ce que pour apprécier les œuvres présentées. La sélection des films (de Germaine Dulac, Mary Ellen Bute, Marie Menken, Dóra Maurer, etc.) est particulièrement réussie, autant que la mise en regard de la sculpture Le Teck de Marta Pan avec le film qui documente le ballet homonyme de Maurice Béjart.

Les photographies présentées (d’Elsa Thiemann, Lotte Jacobi, Berenice Abbott, Nasreen Mohamedi, etc.) permettent ici et là de donner un aperçu de la riche contribution de ce médium à l’histoire de l’art abstrait, en complétant à l’occasion le corpus de l’exposition Shape of Light, 100 Years of Photography and Abstract Art (Londres, 2018). En la matière, l’accrochage qui donne à voir le dialogue des tableaux non-figuratifs de Florence Henri avec ses photographies est tout à fait judicieux. De la même manière, le simple fait d’avoir l’occasion de voir les œuvres de Georgiana Houghton, de Lee Krasner, de Wook-kyung Choi et de nombreuses autres justifie l’effort de la réservation préalable d’un créneau horaire en raison de la crise sanitaire.

Elles font l’abstraction, exposition à voir au Centre Georges Pompidou jusqu’au 23 août 2021.

Artistes nées avant 1900

  1. Jacoba van Heemskerck (1876-1923, Pays-Bas)
  2. Agnes Pelton (1881-1961, États-Unis)
  3. Mary Wigman (1886-1973, Allemagne)
  4. Ada Villany (1891-1915, France)
  5. Emma Kunz (1892-1963, Suisse)
  6. Jeanne Kosnick-Kloss (1892-1966, Pologne)
  7. Louise Janin (1893-1997, France)
  8. Xenia Ender (1895-1955, Russie)
  9. Jeanne Coppel (1896-1971, Roumanie)
  10. Charmion von Wiegand (1896-1983, États-Unis)
  11. Laure Garcin (1896-1978, France)
  12. Mainie Jellett (1897-1944, Irlande)
  13. Maria Ender (1897-1942, Russie)

Artistes nées dans les années 1900

  1. Claire Zeisler (1903-1991, États-Unis)
  2. Ethel Schwabacher (1903-1984, États-Unis)
  3. Mary Martin (1907-1969, Royaume-Uni)
  4. Carla Badiali (1907-1992, Italie)
  5. Maria Jarema (1908-1958, Pologne)
  6. (Corinne) Michelle West (1908-1998, États-Unis)
  7. Anna-Eva Bergman (1909-1987, Norvège)

Artistes nées dans les années 1910

  1. Juana Muller (1911-1952, Chili)
  2. Isabelle Waldberg (1911-1990, France)
  3. Carla Prina (1911-2008, Italie)
  4. Marcelle Loubchansky (1912-1988, France)
  5. Tomie Ohtake (1913-2015, Japon)
  6. Natalia Dumistresco (1915-1997, Roumanie)
  7. Niobe Xando (1915-2010, Brésil)
  8. Carol Rama (1918-2015, Italie)
  9. Maria Lai (1919-2013, Italie)
  10. Maria Luisa Pacheco (1919-1982, Bolivie)
  11. Francine Holley (1919-2020, Belgique)

Artistes nées dans les années 1920

  1. Anne Truitt (1921-2004, États-Unis)
  2. Lidy Prati (1921-2008, Argentine)
  3. Cordelia Cattaneo (1921-1958, Italie)
  4. Judith Lauand (1922, Brésil)
  5. Alina Ślesińska (1922-1994, Pologne)
  6. Zubeida Agha (1922-1997, Pakistan)
  7. Simone Boisecq (1922-2012, Algérie)
  8. Geneviève Asse (1923, France)
  9. Miriam Schapiro (1923-2015, Canada)
  10. Milena Čubraković (1924-2004, Serbie)
  11. Magdalena Więcek (1924-2008, Pologne)
  12. Bertina Lopes (1924-2012, Mozambique)
  13. Marisa Merz (1926-2019, Italie)
  14. Pierrette Bloch (1928-2017, France)
  15. Fujiko Shiraga (1928-2015, Japon)
  16. Annie Mae Young (1928-2013, États-Unis)
  17. Jo Baer (1929, États-Unis)
  18. Jay Defeo (1929-1989, États-Unis)
  19. Yayoi Kusama (1929, Japon)
  20. Marie-Thérèse Vacossin (1929, France)

Artistes nées dans les années 1930

  1. Marthe Wéry (1930-2005, Belgique)
  2. Mira Brtka (1930-2014, Serbie)
  3. Lee Bontecou (1931, États-Unis)
  4. Olga de Amaral (1932, Colombie)
  5. Feliza Bursztyn (1933-2002, Colombie)
  6. Helen Pashgian (1934, États-Unis)
  7. Helena Almeida (1934-2018, Portugal)
  8. Yvonne Rainer (1934, États-Unis)
  9. Simone Forti (1935, Italie)
  10. Geneviève Claisse (1935-2018, France)
  11. Marie Lee Bendolph (1935, États-Unis)
  12. Rosie Lee Tompkins (1936-2006, États-Unis)
  13. Gillian Wise (1936-2020, Royaume-Uni)
  14. Hessie (1936-2017, Cuba)
  15. Zarina Hashmi (1937-2020, Inde)
  16. Katalin Nádor (1938-2018, Hongrie)
  17. Bernadette Bour (1939, France)
  18. Carolee Schneemann (1939-2019, États-Unis)

Artistes nées dans les années 1940

  1. Martha Jungwirth (1940, Autriche)
  2. Hanne Darboven (1941-2009, Allemagne)
  3. Joyce Kozloff (1942, États-Unis)
  4. Cynthia Carlson (1942, États-Unis)
  5. Valérie Jaudon (1945, États-Unis)
  6. Mary Corse (1945, États-Unis)
  7. Colette Dupriez (1945-1998, France)
  8. Tina Girouard (1946-2020, États-Unis)
  9. Judy Pfaff (1946, États-Unis)
  10. Sherrie Levine (1947, États-Unis)

Artiste née dans les années 1950

  1. Rosemarie Trockel (1952, Allemagne)

[1] En 2010, le Museum of Modern Art à New York publiait à son tour Modern Women Artists at the Museum of Modern Art, un imposant catalogue accompagnant une série d’expositions mettant en avant les œuvres des artistes femmes présentes dans les collections du MoMA. L’une d’elle était intitulée « Mind and Matter. Alternative Abstractions, 1940s to Now ».

[2] Voir le site internet du Centre Pompidou présentant l’exposition Elles@centrepompidou.

[3] Voir le site internet du Centre Pompidou présentant l’exposition Elles@centrepompidou.

[4] Anni Albers, Louise Bourgeois, Judy Chicago, Lygia Clark, Sonia Delaunay-Terk, Alexandra Exter, Helen Frankenthaler, Natalia Gontcharova, Mary Heilmann, Barbara Hepworth, Eva Hesse, Shirley Jaffe, Hilma af Klint, Katarzyna Kobro, Lee Krasner, Verena Loewensberg, Agnes Martin, Joan Mitchell, Vera Molnar, Tania Mouraud, Elizabeth Murray, Aurélie Nemours, Judit Reigl, Bridget Riley, Dorothea Rockburne, Olga Rozanova, Varvara Stepanova, Jessica Stockholder, Sophie Tauber-Arp, Maria Helena Vieira da Silva, etc.

[5] Voir l’introduction du fascicule en français distribué à l’entrée de l’exposition.

[6] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La Crise de l’art abstrait ? Récits et critique en France et aux États-Unis dans les années 1980, Presses universitaires de Rennes, 2013, et plus spécifiquement au développement sur « La (re)découverte des avant-gardes russes », p. 169-183.

[7] Voir, en français, le catalogue de l’exposition Pattern, Crime & Decoration du Consortium de Djion, édité aux Presses du réel en 2019.

Hélène Trespeuch

Historienne de l'art, Maître de conférences à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3

Notes

[1] En 2010, le Museum of Modern Art à New York publiait à son tour Modern Women Artists at the Museum of Modern Art, un imposant catalogue accompagnant une série d’expositions mettant en avant les œuvres des artistes femmes présentes dans les collections du MoMA. L’une d’elle était intitulée « Mind and Matter. Alternative Abstractions, 1940s to Now ».

[2] Voir le site internet du Centre Pompidou présentant l’exposition Elles@centrepompidou.

[3] Voir le site internet du Centre Pompidou présentant l’exposition Elles@centrepompidou.

[4] Anni Albers, Louise Bourgeois, Judy Chicago, Lygia Clark, Sonia Delaunay-Terk, Alexandra Exter, Helen Frankenthaler, Natalia Gontcharova, Mary Heilmann, Barbara Hepworth, Eva Hesse, Shirley Jaffe, Hilma af Klint, Katarzyna Kobro, Lee Krasner, Verena Loewensberg, Agnes Martin, Joan Mitchell, Vera Molnar, Tania Mouraud, Elizabeth Murray, Aurélie Nemours, Judit Reigl, Bridget Riley, Dorothea Rockburne, Olga Rozanova, Varvara Stepanova, Jessica Stockholder, Sophie Tauber-Arp, Maria Helena Vieira da Silva, etc.

[5] Voir l’introduction du fascicule en français distribué à l’entrée de l’exposition.

[6] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La Crise de l’art abstrait ? Récits et critique en France et aux États-Unis dans les années 1980, Presses universitaires de Rennes, 2013, et plus spécifiquement au développement sur « La (re)découverte des avant-gardes russes », p. 169-183.

[7] Voir, en français, le catalogue de l’exposition Pattern, Crime & Decoration du Consortium de Djion, édité aux Presses du réel en 2019.