Dix ans après, cinq leçons de l’interdiction française du gaz de schiste
Il y a 10 ans précisément, la France devenait le premier pays à interdire la fracturation hydraulique et à empêcher toute exploration d’une nouvelle ressource énergétique, les gaz et pétrole de schiste.
Renforcée depuis 2017 par la loi Hulot qui prévoit la fin de l’exploitation de tous les hydrocarbures en 2040, la loi Jacob de 2011 est exceptionnelle à bien des égards. Alors qu’au cours des années suivantes la plupart des ministres de l’écologie auront démissionné ou été débarqués en dénonçant le poids trop puissant des lobbys, de Nicole Bricq (1 mois) à Nicolas Hulot (14 mois) en passant par Delphine Batho (12 mois) ou Philippe Martin (9 mois), le président de la République, le Premier ministre et les parlementaires ont quasi-unanimement soutenu la proposition de loi d’interdiction de la fracturation hydraulique.
Ils se sont opposés aux groupes pétroliers pourtant particulièrement puissants, à l’Union Européenne qui émettait un avis favorable, à leur administration, mais aussi à des perspectives économiques de croissance et d’indépendance particulièrement attractives au regard de ce qui se déroulait au même moment aux États-Unis. Exception ou cas d’école, que peut donc nous apprendre une telle victoire des opposants au gaz de schiste ?
Première leçon : les combats politiques pour imposer un problème ou une solution se mènent dans les arènes médiatiques autour de la définition des sujets. En à peine trois mois, le gaz de schiste est passé de sujet inconnu à problème public numéro 1 que le gouvernement devait impérativement résoudre, en passant par une courte phase de lutte opposant deux définitions du gaz de schiste.
Alors que l’on observe au début de l’année 2010 des articles publiés dans les sections « énergie » ou « économie » des journaux définissant le gaz de schiste comme une solution énergétique prometteuse capable de résoudre les problèmes de prix trop élevés des hydrocarbures et de dépendance aux pays producteurs, une deuxième définition faisant de l’exploration du gaz de schiste un problème environnemental majeur émerge dans les pages « environnement » à la fin de l’année. Une lutte définitionnelle s’est engagée.
Si au cours des deux premiers mois de 2011, les articles donnent la parole aux tenants de chacune des définitions, l’énoncé tragique qui fait du gaz de schiste un problème environnemental et politique et ses porte-paroles, qui font l’actualité quotidienne par leurs actions de mobilisation, sont de plus en plus présents dans les médias, au point de s’imposer largement.
À partir du mois de mars, la plupart des journalistes couvrant le sujet, le plus souvent dans les pages « politique », finissent par objectiver le problème environnemental, au point que dans l’espace médiatique le « problème » du gaz de schiste et de la technique de fracturation hydraulique devient un « fait » incontestable et incontesté.
Pour se convaincre de cette victoire définitionnelle écrasante dans le champ médiatique, il suffit d’écouter ce qu’en disent les grands perdants de la bataille comme Christophe de Margerie, président de Total, déclarant être « fasciné par la manière dont le terme “fracturation” a cristallisé les clivages » et se demandant s’il n’aurait pas dû utiliser un autre terme, ou Gérard Mestrallet, président de GDF-Suez, expliquant vouloir dorénavant utiliser un terme moins violent que « fracturation » comme celui de « massage de roche ». Ils confirment que c’est d’abord sur le sens des mots qu’ils ont perdu le combat.
Les combats se déroulent tout autant dans les arènes médiatiques que dans les coulisses du monde politico-bureaucratique.
Deuxième leçon : les luttes de sens sont indissociables des luttes de propriété du sujet entre ceux qui les mènent : en d’autres termes, ce sont des luttes de pouvoir. Bien que chacun rêve de pouvoir séparer le débat d’idées des enjeux de pouvoir, on constate à quel point aucun problème et aucune proposition de solution n’existent sans que des individus acceptent d’en devenir les porte-paroles, de les défendre dans les forums médiatiques et publics et d’associer d’une certaine façon leur identité, voire leur carrière, à cet énoncé.
Bien que la mobilisation sociale qui soutenait le mot d’ordre « No Gazaran ! » se voulait collective et peu encline à dégager un leader, l’espace médiatique privilégia les porte-paroles qui disposaient déjà de ressources symboliques et contribua à dessiner l’un des principaux propriétaires du problème : José Bové. De la même façon, au sein d’un gouvernement, la gestion médiatique des problèmes et des solutions s’organise autour de ce que l’on peut nommer un cadastre, répartissant entre les ministres les territoires de propriété.
Le gaz de schiste est ainsi marqué par un conflit permanent et systématique entre deux ministres porteurs chacun d’une définition lui permettant de s’approprier le sujet. D’un côté, on trouve le ministre de l’Industrie, Éric Besson, propriétaire des politiques énergétiques et qui considérait que l’exploration du gaz de schiste comme élément de cette politique publique faisait partie de ses prérogatives. De l’autre, la ministre de l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet (NKM), qui se considérait elle aussi propriétaire de ce sujet en tant que « problème » environnemental.
Les affrontements entre Éric Besson et NKM sont un élément structurant de la lutte sur le sujet que remportera cette dernière, compte-tenu à la fois de ses ressources politiques bien supérieures et de l’imposition de la définition problématique du gaz de schiste. Les tentatives d’arbitrage du Premier ministre pour soutenir Éric Besson et assurer un équilibre entre les deux ministres n’y pourront pas grand-chose.
Ce conflit cadastral va d’ailleurs perdurer entre leurs deux successeurs respectifs, Arnaud Montebourg et Delphine Batho. L’importance des luttes cadastrales est un constat amer que Nicolas Hulot découvrira plus tard à ses dépens, expliquant ainsi au moment de sa démission : « Je ne peux pas passer mon temps dans les querelles avec Stéphane Travert. C’est pas l’idée que je m’étais faite. Je suis rentré dans un esprit de coopération, pas de confrontation. »
Troisième leçon : les combats se déroulent tout autant dans les arènes médiatiques que dans les coulisses du monde politico-bureaucratique. Bien que plus discret, le champ bureaucratique est d’abord un espace de luttes entre échelles décisionnelles.
On ne peut comprendre la fabrique des politiques publiques sans s’intéresser à ce jeu hiérarchique : d’une part, les multiples arènes interministérielles sont d’abord des lieux de luttes cadastrales où les directions s’écharpent à la recherche d’un arbitrage favorable ; d’autre part, le découpage bureaucratique structure lui aussi un certain cadastre des actions publiques, où chaque direction, sous-direction et même bureau dispose d’un périmètre d’actions et d’expertise.
On ne peut comprendre la position gouvernementale sur le gaz de schiste sans s’intéresser d’abord à l’appartenance de ce sujet : il est propriété d’un bureau de l’administration au sein de la direction de l’énergie qui, muni du monopole de son expertise et de ses arguments, joue un rôle majeur dans la définition des problèmes et des solutions.
C’est ce bureau qui formula la première réponse du gouvernement selon laquelle le gaz de schiste n’était pas un problème et qu’il était de plus impossible juridiquement de geler les permis déjà octroyés. Mais on ne peut comprendre la volte-face du gouvernement, quelques jours plus tard, lorsqu’il choisit la suspension des permis et le lancement d’une mission d’expert, sans s’intéresser à la façon dont les directeur et sous-directeur ont repris la main sur le sujet afin de contourner l’expertise de ce bureau.
On ne peut comprendre la composition croisée de cette mission d’experts (deux ingénieurs des Ponts, Eaux et Forêt et deux ingénieurs des Mines) et son échec sans prendre au sérieux les luttes interministérielles qui se jouent en coulisses entre le ministère de l’Écologie et celui de l’Industrie.
Si on oppose habituellement l’espace public et les coulisses, il ne faut pas sous-estimer leur interdépendance.
Quatrième leçon : les combats dans les coulisses ne concernent jamais uniquement l’administration mais l’ensemble des organisations engagées dans la lutte, qu’il s’agisse des grands groupes industriels, des associations environnementales ou encore des journaux.
Au sein des groupes pétroliers, il existe sur le gaz de schiste une différence de position entre les grands groupes tels que Total et GDF-Suez, qui restent sceptiques et avancent prudemment sur le sujet, et les petites compagnies souvent étrangères, telles que les américaines Schuepbach et Toreador et la canadienne Vermilion, qui au contraire investissent massivement dans l’exploration de ces hydrocarbures. Cette différence trouve un écho au sein de l’Union Française des Industries Pétrolières (UFIP), l’union syndicale des industries pétrolières où domine la voix des grands industriels français, intéressés par des questions de raffinage et de distribution, face aux petits industriels étrangers.
Au sein même de Total ou de GDF-Suez, il existe une différence importante entre la direction internationale de l’exploration, qui avance prudemment sur le sujet (d’autant plus que la France n’est qu’un pays parmi beaucoup d’autres), et leurs équipes qui sont très investies dans leur travail sur les permis d’exploitation.
Loin d’être harmonieux, le monde industriel est d’abord un monde de compétition entre différentes groupes porteurs de sources d’énergie, toujours à la recherche de soutien. Lorsque se produit l’accident de Fukushima en 2011, la mobilisation des industriels pour sauver le nucléaire submergera totalement les discussions sur le gaz de schiste, au point que NKM déclarera : « Si vous ne voulez plus du nucléaire, vous aurez le gaz de schiste. »
Cette compétition a aussi lieu au sein des associations environnementales aux ressources limitées et investies sur d’autres sujets, qui n’accorderont au départ que peu d’attention aux alertes portées par des acteurs du gaz de schiste venus frapper à leur porte. C’est enfin le cas au sein des rédactions de journaux où s’affrontent les journalistes en charge des sujets environnementaux et ceux en charge des sujets énergétiques ou économiques.
Cinquième leçon : Loin d’être déconnectés et isolés, les espaces où se déroulent ces luttes sont interconnectés entre eux. Ils offrent donc aux individus des possibilités de modifier ces terrains de débat, de débloquer des situations, de rebattre les cartes. Si on oppose habituellement l’espace public et les coulisses, il ne faut pas sous-estimer leur interdépendance.
Tout d’abord, ce qui se joue dans les espaces médiatiques a le plus souvent été forgé en amont dans ces coulisses. Cela vaut pour le sujet du gaz de schiste que les premiers acteurs ont dû non seulement travailler pour former une définition collective mais aussi propager pour construire le socle d’une coalition, avant que ce sujet apparaisse dans l’espace public. Cela vaut également voire plus encore pour les solutions qui ont été forgées et discutées dans les espaces discrets, avant de s’imposer et d’être portées dans les espaces publics.
Mais loin de n’être que la simple vitrine de ce qui se joue en coulisses, l’espace public est omniprésent dans les discussions. L’argument sur la capacité d’une solution à se pérenniser dans l’espace public est très largement utilisé, par anticipation, dans ces espaces discrets. C’est par exemple ce qui a permis à la solution visant à suspendre les permis et à lancer une mission d’expertise à s’imposer.
Ces interdépendances sont aussi visibles dans les espaces fermés où certains acteurs, se sentant prisonniers, n’hésitent pas à redéfinir les sujets pour les faire circuler dans des espaces plus ouverts où ils auront plus leur chance d’être entendus. En proposant de « suspendre » au lieu de « geler » les permis et en lançant une mission d’expertise, la direction de l’énergie et le cabinet ministériel de NKM ne se contentent pas de changer les termes du débat, ils modifient la cartographie des experts légitimes et le lieu des discussions.
La loi d’interdiction de la fracturation hydraulique nous permet de comprendre à quel point chaque décision est d’abord le résultat d’un processus complexe et indéterminé de luttes entremêlant savoir et pouvoir, dans une multitude de lieux faits de configurations d’acteurs et de régimes argumentaires différents, fonctionnant comme autant de champs de bataille.
Elle nous permet de souligner à quel point les luttes ne sont jamais jouées d’avance et que David peut parfois gagner contre Goliath s’il sait choisir les terrains d’affrontement. Il nous rappelle plus fondamentalement à quel point la politique est d’abord un terrain permanent d’une lutte qui se joue sur le sens tout autant que sur le pouvoir de ses porte-paroles.
NDLR : Philippe Zittoun et Sébastien Chailleux ont récemment publié L’État sous pression ; enquête sur l’interdiction française du gaz de schiste, Presses de Sciences Po.