Politique

République et châtiment 1/2 – L’avènement d’un régime d’opinion

Anthropologue

À trois reprises ce printemps, l’institution judiciaire fut contestée de façon radicale et véhémente pour son laxisme, jusqu’à se voir accusée de délivrer des « permis de tuer », ici de policiers, là de juifs. Que ce soit à la suite de certains verdicts judiciaires, ou lors de manifestations de policiers, on a vu émerger l’idée que chacun pourrait négocier un petit espace d’exception au droit commun pour son propre compte. Comme si la justice, et la République, étaient affaire d’opinion.

Durant les mois d’avril et de mai 2021, trois configurations radicales d’opinion prirent corps ; hyper-localisées, allant parfois jusqu’à cristalliser ce qui semble l’expression de tentations fascistes, elles se déployèrent de l’intérieur de ce que j’identifierai comme un régime d’opinion dont l’une des caractéristiques est de combattre voire de broyer l’existence de tout régime de pensée, de tout régime réflexif et discursif qui n’est pas le sien.

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Les trois configurations analysées ici relèvent toutes de séquences à la fois brèves et réactives à l’endroit de la justice : les réactions devant le verdict acquittant, le 18 avril 2021, huit jeunes du quartier de la Grande-Borne, prévenus pour tentative d’homicide sur des policiers en 2016 ; la manifestation dite citoyenne en hommage au policier tué à Avignon qui s’est tenue devant l’Assemblée nationale le 19 mai 2021 pendant que le ministre de la Justice y défendait son projet de loi ; la manifestation du 25 avril 2021 contestant l’irresponsabilité pénale de l’assassin de Sarah Halimi après le rejet du pourvoi en cassation déposé par les parties civiles. Affinité, en effet, entre ces trois configurations que la contestation radicale et véhémente d’une institution judiciaire laxiste au point de délivrer des permis de tuer, ici, des policiers, là, des Juifs.

Je pourrais, pour la même séquence, considérer les tribunes de militaires publiées le 21 avril et le 11 mai 2021 par Valeurs actuelles homogènes, par certains aspects, à l’esprit de ce régime d’opinion en animant le spectre d’une guerre civile dont la cause serait le délitement et de la déchéance civilisationnels dus à « l’islamisme et les hordes de banlieue ». Un spectre également très en vogue auprès de certains intellectuels qui tentent de débusquer la « gangrène » islamo-gauchiste partout où elle sévirait en jetant, souvent du haut de leur chaire académique, à la pâture de l’opinion, les noms propres de chercheurs ou d’universitaires sans jamais aucun égard pour la diversité, la rigueur ou l’intérêt de leurs travaux.

Maniant un risque de guerre civile qu’ils créent de toutes pièces, l’on rappellera que dire la guerre quand il n’y a pas guerre, c’est toujours dire sa volonté de la faire et dire l’ennemi. Dire la guerre dans un État républicain, c’est vouloir s’émanciper des règles de droit de cet État au nom de l’antagonisme.

L’on pourrait tenter de rassurer lesdits militaires sur le point de la sédition lorsqu’ils reprennent l’antienne aussi fausse qu’éculée selon laquelle « il ne peut et ne doit exister aucune ville, aucun quartier où les lois de la République ne s’appliquent pas » – en leur disant qu’en délaissant leur horizon haineux, fantasmatique et martial pour le pays réel, ils verraient que ce n’est pas le cas. Plus encore, en regardant le pays réel, ils verraient que, au contraire, ce sont certaines de nos institutions qui font elles-mêmes exception aux lois de la République ou se voient violemment attaquées quand elles les mettent en œuvre.

Or, l’on ne peut pas, depuis quelques années déjà, manger de la République à tous les repas jusqu’à l’intoxication lorsqu’il s’agit de laïcité, de voile, de quartiers populaires ou de lois antiterroristes et accepter que, en certains lieux ou dans certaines situations, finalement, la République, c’est fromage ou dessert, accepter qu’elle puisse cesser, s’interrompre, se flouter, et ce parfois avec l’aval plus ou moins actif de l’État et de ses représentants. Comme si la République relevait elle aussi de l’opinion, une opinion affichant son mépris pour la Constitution qui la fonde et à partir de laquelle s’énoncent pourtant un certain nombre de principes fondamentaux organisant les lois, leur esprit, les institutions.

Accepter que la République puisse parfois cesser, c’est entériner la possibilité que puisse se déployer, en son sein, des espaces d’arbitraire, de non-droit, laissant le champ ouvert aux représailles, à la vindicte. De tout cela il retourne dans les trois configurations choisies, à des degrés divers, dans l’esprit ou dans la forme.

Les mobilisations ayant eu lieu dans le cadre des trois configurations examinées ne semblaient pas tant en appeler à des changements législatifs en vue de nouvelles normes générales à même de mieux considérer et encadrer des situations et des évolutions sociétales qui ne le seraient pas ou le seraient mal, qu’à exiger un traitement d’exception pour la situation dont elles prétendent s’émouvoir, une dérogation au droit commun : une justice sur mesure.

Ainsi, pour juger les tentatives d’homicides de policiers, l’on demandait la substitution du jury populaire, nécessairement trop clément, par un jury composé de magistrats. À l’inverse, pour statuer sur l’irresponsabilité pénale d’un prévenu, l’on souhaitait remplacer le jury professionnel, trop clément, par un jury populaire. De même, que ce soit lors de la manifestation des policiers devant l’Assemblée nationale ou durant celle du Trocadéro, certains déclarèrent que, désormais, il ne fallait plus rendre la justice au nom du peuple, donc de l’intérêt général, mais pour le peuple, à la mesure de ses demandes, seule façon pour que la justice soit comprise, admise et non plus contestée par ce dernier. L’on aspirait, d’une certaine façon, à une justice moins abstraite, moins juridico-juridique, plus concrète. La justice ainsi conçue ne devait valoir que pour les victimes identifiées ici au peuple.

Les termes employés, récurrents d’une configuration à une autre, étaient ceux de « déni de justice » ou de « scandale judiciaire ». On ne souhaitait pas uniquement que la justice, dûment rendue et motivée, soit plus dure mais, en un sens, qu’elle soit autre, comme si aucune sanction ni peine n’était à la hauteur des meurtres ou des tentatives de meurtre en question, comme s’il fallait reconnaître par des peines exceptionnelles leur caractère exceptionnel. Trop vastes débats pour être abordés ici en dehors de l’inflexion qu’on y perçut.

Notons cependant que, à certains égards, ces configurations furent en miroir de l’État lorsque celui-ci, à la faveur notamment des nombreuses lois antiterroristes ou de sécurité intérieure votées ces dernières années, pérennise dans la loi des mesures propres à l’état d’urgence et ne cesse de négocier des espaces d’exception au droit commun. En miroir également de la déclaration sibylline du ministre de l’Intérieur lorsqu’il enjoint les préfets à répondre aux violences post-confinement, en regard de leur augmentation et de leur gravité, par « une réponse forte, pour autant différente du traitement de la délinquance de droit commun ».

Les trois configurations retenues ici et dont l’analyse ne saurait épuiser ni le contenu, ni le sens, ni les effets ne sont pas identiques, mais s’inscrivent pareillement dans ce que j’appellerai un régime d’opinion en ce que les manifestations, loin de concerner les seuls champs syndicaux et corporatistes, ou encore les parties civiles impliquées, trouvèrent des relais inédits dans l’État lui-même et la représentation politique ; d’où parfois leur caractère glaçant.

En effet, l’expression d’un désaccord envers un verdict ou un arrêt est classique, admise, tout comme les critiques formulées par les victimes ou leurs proches ; critiques courantes et toujours légitimes dès lors qu’elles reflètent l’intime conviction ou les affects de particuliers (la famille, les proches) et ce, qu’ils en appellent à la vengeance, à la justice ou au pardon. La nouveauté, mais davantage la gravité de la séquence, c’est que, dans ces trois configurations, les champs politique, étatique et, avec eux, une large part du champ médiatique épousèrent leurs contestations, leurs convictions, leurs émotions : ils en furent à bien des égards les porte-voix.

Or, dans les configurations considérées, précisément du fait de leurs enjeux et de leur gravité, l’État aurait dû, a minima, rester neutre voire défendre certains des principes qui sont les siens, les nôtres – en rappelant, par exemple, que chacun a le droit à un procès équitable, ou encore, que la justice peut se nommer comme telle parce qu’elle n’est pas uniquement faite pour les victimes mais aussi pour les coupables qui, en tant que sujets de droits, se trouvent ainsi protégés de la vindicte –  et cela dès lors qu’il n’entend pas abroger une partie de la Constitution, du Code pénal ou des fondements de l’institution judiciaire. Car si un particulier, un avocat, la victime ou le proche d’une victime n’a pas à tenir ce type de raisonnement ou de propos puisqu’il n’est pas garant de l’intérêt général, l’État, lui, le peut et le doit pour cette raison même.

Il en va aussi d’un certain protocole d’honnêteté de sa part dès lors que c’est ainsi que l’institution judiciaire fonctionne et, à moins d’un coup d’État, continuera, dans l’ensemble, de fonctionner, quelles que soient les pressions. Dans le cas contraire, c’est l’État lui-même qui marche contre la République et certaines de ses institutions. Il fut à cet égard réconfortant d’entendre, il y a quelques jours, le président de la cour d’assises du Val-d’Oise rappeler, à l’occasion de l’acquittement de Bagui Traoré demandé par le ministère public, un principe fondamental peu audible et peu dicible ces temps-ci : « L’enquête en était restée aux simples hypothèses et un débat sur de simples hypothèses a certainement sa place dans un bureau d’enquêteurs mais pas devant une cour d’assises. […] La justice ne peut pas se passer de preuves, or c’est ce qu’il s’est passé dans le cas de Bagui Traoré. » Son désaveu public de l’enquête policière à partir de ce principe élémentaire apparentait sa déclaration à du courage politique.

L’une des caractéristiques et l’une des forces de ce régime d’opinion, c’est qu’il parvient à transformer une opinion en un fait, tels le sentiment d’insécurité en insécurité, le sentiment d’impunité en impunité ou, si l’on considère l’épisode de l’hydroxychloroquine du professeur Didier Raoult, le sentiment d’un remède en remède. Il réussit même, comme je l’entendis, effarée, un matin sur les ondes de France Culture, à transformer, dans le cas du meurtre de Sarah Halimi, la reconnaissance de l’antisémitisme en son déni.

Cette transformation, outre qu’elle présente comme majoritaires des situations minoritaires voire marginales, se fait toujours au détriment des faits en vue de composer un paysage généralement mensonger si l’on considère que, généralement, les chiffres et données disponibles vont toujours à l’encontre de ses affirmations.

Ainsi sait-on que l’ensemble des indicateurs judiciaires sont à la hausse : procédures, détentions, durée des peines. De même que le taux d’homicides de policiers a rarement été aussi bas, et, outre le caractère exceptionnel de meurtres commis par des personnes souffrant de troubles psychotiques, les non-lieux psychiatriques pour l’année 2019 représentent selon le ministère de la Justice 0,17 % de l’ensemble des dossiers d’instruction clos en 2019. Mais ces données, indicateurs partiels d’un réel que les statistiques n’épuisent jamais, n’y changent rien car le sentiment est insatiable. Pour cette raison, s’il est nécessaire de les mentionner, il est souvent vain de les opposer au régime d’opinion.

Les lois, les politiques publiques changent, évoluent, c’est un fait : mais c’est une chose de penser leurs évolutions à partir d’un réaménagement des faits par ce régime d’opinion, c’en est une autre de le faire à partir d’un réel pensé, investi, réfléchi, à partir ce qui a lieu et dont peuvent rendre compte études, enquêtes, consultations ou données statistiques.

Car à trop tronquer et bafouer le réel, à trop le façonner à partir de l’opinion, l’on favorise inéluctablement l’émergence de visions complotistes qui finissent par s’agglomérer en un QAnon, cette mouvance conspirationniste étasunienne raciste ayant désormais deux élus au Congrès qui voient, entre autres, des pédophiles, des satanistes voire des cannibales partout au sein du personnel politique dirigeant.

Lorsque n’importe quel individu objecte ou complexifie, il est considéré comme un ergoteur un peu lâche, un savant enserré dans sa sphère spéculative idéaliste.

Reste que ce régime d’opinion, diffus, aléatoire, souvent impensé n’est pas majoritaire, même si son aile dure et volontariste s’affirme comme telle car c’est là l’une des voies trouvées pour assurer son propre renforcement. Cette aile dure n’entend cependant pas réellement agir directement sur l’État ou son fonctionnement dès lors qu’elle affirme qu’il s’agit, pour elle, Gramsci à l’appui, de gagner d’abord la guerre des idées en distillant le venin de son « hégémonisme culturel ».

Mais si l’on considère que la constitution de groupes violents d’ultradroite inquiète le ministère de l’Intérieur, alors l’opération commence peut-être à porter ses premiers fruits.

La modalité discursive de son renforcement est connue de tous et procède à peu près toujours de la même façon : d’une manière générale, lorsque n’importe quel individu, chercheur, juriste, intellectuel ou autre, objecte ou complexifie afin d’imprimer une autre direction à l’opinion ou formuler d’autres prescriptions politiques, il est considéré comme un ergoteur un peu lâche, un savant enserré dans sa sphère spéculative idéaliste loin de l’urgence de la vraie souffrance de la vraie vie des vrais gens dont seul le régime d’opinion détiendrait la vérité générale. Et si le « vrai gens » objecte et complexifie à son tour, le régime d’opinion le discréditera en le renvoyant à l’incompétence de son vécu particulier ou à son corporatisme communautaire. C’est donc dans un ailleurs du débat avec lui qu’il s’agirait de s’y opposer.

Sans vouloir dispenser de l’optimisme à bon compte et tout en laissant au CEVIPOF (le Centre de recherches politiques de Sciences Po) le soin d’analyser les causes de l’abstentionnisme électoral récent, peut-être est-il possible de dire que la tentation de la guerre civile, la crainte du « grand remplacement » et le complotisme n’ont pas été au rendez-vous des urnes.

Le Grand soir populiste annoncé n’a donc pas eu lieu, surtout si l’on considère que, entre 2015 et 2021, le Rassemblement national perd, lors des élections régionales, quasiment 4 millions de voix, passant de 6,9 millions d’électeurs à 2,9 millions. Reste qu’il apparaît logique que l’un des artisans de ce régime d’opinion, Éric Zemmour, entende se présenter à l’élection présidentielle ; le spectre du régime d’opinion est vaste mais il en est l’une des figures, tendance putschiste, incontestables [1].

Je l’ai dit, l’analyse des configurations considérées ici ne saurait en épuiser ni le contenu ni le sens ni les effets, même si elles peuvent être identifiées comme trois offensives violentes de ce régime d’opinion. Cependant, je n’en dégagerai aucune typologie, aucune caractéristique à même de les unifier proprement dit. Plus encore, cet article assume sa dimension exploratoire ; que l’on veuille bien m’en pardonner par avance. Mais chacun sait combien il est parfois ardu de qualifier ce qui se joue au présent, ardu d’en délivrer un peu d’intelligibilité, notamment lorsque les termes ne nous sont pas déjà connus.

J’aurais pu choisir d’opposer à ce régime d’opinion un autre régime d’opinion, critique du premier, mais je fais le choix de décrire ces configurations afin d’essayer de donner à lire la façon dont elles se sont agencées, articulées. Ces descriptions n’entendent pas uniquement en revenir aux faits pour opposer à ceux qui les bafouent mais à revenir sur ce qui a eu lieu pour tenter de penser ce qui s’y est joué.

La première configuration est celle qui s’est déployée autour du procès des policiers brûlés en octobre 2016 dans le quartier de la Grande-Borne, à Viry-Châtillon, où deux véhicules de police sont pris pour cible par seize personnes : deux agents sont grièvement blessés par un cocktail Molotov lancé dans l’un des véhicules. Les assaillants, masqués, gantés, ne sont pas identifiés. L’enquête est confiée à la police judiciaire mise sous pression et les premières (onze) interpellations ont lieu en janvier 2017. Le premier procès, à huis clos du fait de la minorité de trois des accusés au moment des faits (leurs âges se situant alors entre 16 et 20 ans), débute le 15 octobre 2019 devant la cour d’assises de l’Essonne : 13 personnes sont accusées de « tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique ».

Dans son verdict du 4 décembre 2019, la cour acquitte cinq prévenus et en inculpe huit pour des peines allant de dix à vingt ans de prison [2] ; les acquittements ont été décidés après que la cour a estimé insuffisants les charges et les éléments de preuve. Procès conduit sous haute pression policière, certains chantèrent La Marseillaise dans les couloirs du Palais durant les audiences. Le procès en appel ne démentira pas la direction prise par le premier procès puisque, dans son verdict du 18 avril 2021, la cour d’assises des mineurs de Paris acquitte huit prévenus sur treize, le nombre des condamnés passant alors de huit à cinq : trois sont condamnés à dix-huit ans de prison, un à huit ans et un à six ans [3].

Si la confidentialité exigée par le huis clos interdit d’appréhender l’ampleur et la complexité de l’enquête comme des débats, un fait, divulgué au grand public par la presse, est cependant avéré. En effet, Mediapart diffusa des extraits des retranscriptions de certaines auditions de gardés à vue en janvier 2017 réalisées par des experts mandatés par la cour d’assises de Paris en janvier 2021 [4]. Et, dès le premier procès en 2019, les procès-verbaux rédigés par des officiers de police judiciaire interrogent du fait, notamment, de leur brièveté en regard de la durée d’auditions allant parfois jusqu’à dix heures, réparties sur trois jours de garde à vue.

Si ces procès-verbaux sont si importants, c’est que les enquêteurs ne disposent pas de charge matérielle ou encore que les bornages téléphoniques sont la plupart du temps inutiles – les jeunes vivent tous à La Grande Borne, c’est-à-dire dans le périmètre de la tentative de meurtre sur les policiers. Clé de voûte de l’accusation, ces procès-verbaux d’auditions balisèrent tous les stades de la procédure puisqu’ils déterminèrent la mise en examen, le maintien en détention, le renvoi devant les assises et les peines requises contre les accusés.

Plus largement, le juge, lors du procès en appel, revient en détail sur l’ensemble de l’investigation policière, plus que hâtive et largement fondée sur des rumeurs et des auditions de témoins aussi nombreuses que douteuses.

Le verbatim de certaines auditions va démultiplier le volume de ces procès-verbaux puisque certains passent de 13 à 141 pages ou de 30 à 150 pages. Les retranscriptions vont ainsi révéler que certains procès-verbaux ont été tronqués en vue de fabriquer des coupables ad hoc : celui qui à 106 reprises lors de son audition répéta son innocence apparut au final comme reconnaissant à demi-mot sa participation ; les policiers ne retranscrivirent pas leurs propres questions – ce qui est obligatoire – mais, au contraire, mirent certains de leurs propos dans la bouche des suspects ; des personnes déclarées comme n’ayant pas participé à l’attaque par l’un des suspects furent désignées comme ayant été partie prenante ; des policiers convaincus de l’innocence de l’un des suspects dirent vouloir malgré tout le rattacher à la procédure ; des éléments donnés par des suspects en vue de prouver leur innocence ne sont pas repris, notifiés et vérifiés, etc.

L’ampleur de la falsification stupéfie : parce qu’elle concerne plusieurs personnes, parce qu’il ne s’agit pas de détails à la marge d’un procès-verbal mais de l’intégralité de certaines auditions, parce qu’elle participera à tronquer le premier procès et ainsi à envoyer en prison, parfois pour plus de quatre ans, des personnes aujourd’hui acquittées. Et pour ajouter à la sidération, un enregistrement montre un avocat encourager son client à avouer un crime dont il dit sans relâche qu’il ne l’a pas commis. Extrait :

« Avocat : Stop. Stop. Stop. Là je vous le garantis, je vous le dis, je vous l’ai dit tout à l’heure. Là, c’est cuit pour vous. Alors à un moment donné, on y va franco, ça fait mal, on le dit. Après ça permettra de travailler le dossier en profondeur. Foued : Mais monsieur, j’ai pas fait l’attaque […]. Foued : Mais monsieur, j’ai vraiment pas fait l’attaque. Avocat : Oui mais à un moment donné, faut arrêter de se payer la gueule du monde, c’est ce que je vous explique […]. Avocat : Vous y étiez. Foued : J’y étais pas monsieur. Avocat : Vous étiez où ? Foued : Vous pensez que j’ai fait l’attaque ? Avocat : Moi je pense rien du tout, moi je suis votre avocat. Je suis là pour vous aider, je suis là pour vous assister. Foued : Mais j’arrive pas à l’expliquer comment, comment je l’ai pas faite en fait. Dans ma tête je suis persuadé que je l’ai pas faite, l’attaque. »

L’avocat, laissant son costume d’auxiliaire de justice pour vêtir celui d’auxiliaire de police, manipulera son client en allant jusqu’à lui faire croire qu’il aurait eu un black-out résultant du stress et de l’adrénaline, raison pour laquelle il aurait oublié son geste [5]. L’ensemble des propos tenus dans cette séquence d’interrogatoire n’ont pas été retranscrites dans le premier procès-verbal d’audition et n’apparaissent que dans le second ; l’on ignore si le Conseil de l’ordre a entamé une procédure de radiation à l’endroit de cet avocat pour avoir enfreint l’ensemble de ses obligations professionnelles et déontologiques.

Dans un entretien donné à Mediapart, ce même Foued, 17 ans à l’époque des faits, 22 ans dont 4 années en prison aujourd’hui et qui, arrêté un jour de janvier 2017, pensait rejoindre son lycée après l’audition dit, à propos des policiers qui l’ont interrogé : « Je ne vais pas non plus les dénigrer car je sais que eux aussi ont subi une pression par rapport à leurs supérieurs mais c’est pas une raison pour tuer la vie quelqu’un ; parce que là, c’est tuer la vie de quelqu’un. »

À ce jour, des avocats ont porté plainte contre des policiers pour « violences volontaires », « faux en écriture publique », « escroquerie au jugement » et encore « violation du code de la sécurité intérieure » et le parquet de Créteil a ouvert jeudi 15 juillet 2021 une information judiciaire contre X afin de les examiner. Enfin, outre le caractère tronqué des auditions, la présence de certains des acquittés hors de la scène de la tentative de meurtre a été depuis été étayée. Mais souvent, le doute ou le soupçon tache à jamais celui qui en fut une fois la cible.

La réaction publique face à ce verdict aurait pu être marquée par le soulagement puisque le procès permit, en révélant notamment les dévoiements d’une enquête entièrement à charge, la manifestation d’une certaine vérité judiciaire ainsi que la libération de personnes reconnues comme ayant été incarcérées à tort. Le procès, en un sens, joua son rôle à plein. L’État de droit revenait en quelque sorte dans la course au détriment de l’arbitraire et du mensonge, et l’institution judiciaire de l’État républicain fonctionnait puisqu’elle était capable de reconnaître dans les coupables d’hier les victimes d’aujourd’hui dès lors que l’on ne condamne pas sans preuves [6].

Restait ce qui ne relève pas du procès mais de l’enquête, de la police et non de la justice, à savoir que, outre ceux qui sont aujourd’hui incarcérés, certains de ceux ayant cherché à tuer les policiers en octobre 2016 sont toujours dans la nature.

Loin du soulagement, la réaction policière, politique voire médiatique qui se déploya après le verdict fut de l’ordre de l’indignation furieuse. En cause : le nombre d’acquittements et la prétendue faiblesse des peines, les condamnations à dix-huit ans de prison étant quasi assimilée à une amnistie, voire à un blanc-seing, pour le meurtre de policiers.

On lâcha les chiens de l’opinion au profit d’un antagonisme entre la police et la justice ; et là où, en effet, huit acquittements interrogent, l’on eut aucune considération pour ce qui s’était passé durant le procès ou sur l’enquête policière elle-même. La confidentialité des débats, du fait du huis clos, fut instrumentalisée et il ne resta rien du droit, du caractère souverain de la décision de justice, de ses motivations.

L’on dénonça une erreur judiciaire qui ne résidait pas dans la détention à tort de personnes reconnues innocentes, voire dans une enquête manifestement défaillante, mais dans l’exercice même de la justice.

Est validée la possibilité que le pouvoir, exorbitant, de police puisse se ménager en son sein des espaces d’exception à l’écart du droit.

Si, on l’a dit, la critique d’un verdict par les parties civiles est courante, elle fut ici particulièrement violente. L’un des avocats, Me Laurent-Franck Lienard, qualifia ce verdit de crachat : « On leur crache au visage, on les a brûlés une première fois, et maintenant on leur crache au visage », tandis que des membres d’associations de policiers dirent leur dégoût : « L’image que ça donne, c’est : venez brûler du policier et vous n’aurez rien », ou encore : « Aujourd’hui c’est une décision déplorable, abjecte, infâme ». Sur Twitter, le syndicat de police le plus actif médiatiquement, Alliance Police Nationale, écrit : « Encore un signal d’encouragement envoyé aux racailles qui, après avoir brûlé vifs des policiers, leur crachent à la figure au tribunal. »

Ce syndicat, avec d’autres, appellera le lendemain à des rassemblements devant les palais de justice de toute la France : des grappes d’à peine parfois quelques dizaines de policiers se réunirent en reprenant le credo du verdict comme permis de tuer délivré par la justice et menacèrent, à Paris, symboliquement, l’institution judiciaire : « La justice, on est en face d’elle. Elle doit faire son travail la justice. Le laxisme de la justice c’est terminé les amis. Il va falloir durcir le ton. La justice elle ne peut pas se permettre d’agir de la sorte. »

Cet unanimisme apparent ne fut cependant pas partagé par le syndicat Unité SGP Police 53 (Laval) qui refusa de prendre part au rassemblement au nom de quelques principes : « le jugement a été rendu par un jury populaire. Il est important de respecter la démocratie. » Le syndicat refuse de « céder à l’émotion et à la démagogie, en opposant une fois de plus police et justice » et affirme, dans un communiqué, « non, une peine de dix-huit ans de prison, pour un jeune de dix-sept ou dix-huit ans, ce n’est pas laxiste » ; comme une petite planche de bois dans un naufrage.

Mais les réactions critiques débordèrent le spectre syndical et imprimèrent leur tempo à une opinion élargie dénonçant à son tour une justice considérée comme le maillon faible de la chaîne répressive. Ainsi, à titre d’exemple, le candidat à la présidentielle Xavier Bertrand promeut la mise en œuvre de peines automatiques d’un an non aménageables [7] pour quiconque agresse « un policier, un gendarme, un pompier, un maire ». L’existence d’une telle peine doit selon lui permettre de lutter contre le « sentiment d’impunité » au cœur du « processus de décivilisation » que connaîtrait notre pays : « Si ce que je propose était en place, il n’y aurait pas pu y avoir d’acquittement dans ce procès. »

M. Bertrand assume donc ici l’éventualité de pouvoir supprimer le stade du procès et, par conséquent, l’impossibilité d’acquitter des individus reconnus innocents à son terme : être suspecté de et être coupable de s’équivalent [8]. Il se mélangera un peu plus tard les pinceaux du droit lors d’un échange avec le ministre de la Justice qui considérera l’inconstitutionnalité d’une telle mesure relevant, à ses yeux, d’une logique de rafle.

Cette vague d’opinion incriminant le verdict affecta certaines institutions pourtant garantes du bon fonctionnement de l’État de droit. Ainsi, la procureure générale de Paris, Catherine Melet-Champrenault, n’entendait pas mettre son nez dans les dysfonctionnements de la procédure et déclara que la décision d’ouvrir, ou non, une enquête interviendra « en temps utile » et ce avant d’évoquer un peu plus tard l’étude des procès-verbaux falsifiés. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, dit refuser l’ouverture d’une enquête de l’IGPN : « Je n’accepterai pas que cette affaire devienne le procès de la police ou encore pire, le procès des policiers qui ont fait cette enquête. […] Je les soutiens de toutes mes forces quoi qu’il arrive et quoi qu’on dise. Je les défends et je les défendrai. »

Un soutien pour le moins préoccupant – « quoi qu’il arrive » – et à la Pyrrhus, car une telle enquête aurait peut-être permis d’appréhender les effets d’une pression politique et policière considérable sur des investigations dès lors qu’il s’agit de trouver au plus vite des coupables. Elle aurait aussi peut-être permis de distinguer ce qui avait fonctionné de ce qui avait dysfonctionné et pourquoi. Car il est fort à parier que, au vu du désordre de cette enquête, une investigation menée selon les principes du droit aurait sans doute conduit la police à plus de résultats. Cette chape d’approbation nous dit en substance que les dysfonctionnements, les manipulations de PV et autres infractions, ont bien eu lieu mais qu’elles n’en sont pas et n’ont donc pas à être sanctionnées.

Plus encore, il valide l’opposition police/justice et, avec elle, la possibilité qu’en certains lieux la République cesse, et la possibilité que le pouvoir, exorbitant, de police puisse se ménager en son sein des espaces d’exception à l’écart du droit. Et tant pis pour ceux qui, procédant ainsi, se font attraper – les plaintes déposées par les avocats contre des policiers sont en cours et relèvent pour certaines du pénal –, tant pis si cela conduit à l’inculpation d’innocents et « tue la vie » de personnes. Ce n’était pas, à ses yeux de patron de la police nationale, problématique, comme si l’ensemble de l’institution n’était qu’au service de son propre corps de fonctionnaires ; il assumait publiquement qu’elle n’avait pas à être une administration au service de l’intérêt général et, à ce titre, n’avait aucun compte à rendre.

La deuxième configuration, plus brève mais tout aussi effarante par certains aspects, reprend des éléments de la première et s’organise autour de la manifestation organisée à l’appel de syndicats de police devant l’Assemblée nationale le 19 mai 2021. Mobilisation dite citoyenne, elle s’est initialement présentée comme un hommage au policier tué à Avignon le 4 mai lors d’une opération antidrogue ainsi qu’à l’agente administrative de police abattue, à coups de couteau, à Rambouillet, le 23 avril dernier.

Sortant délibérément du cadre corporatiste et syndical pour se constituer dans l’opinion publique, dès lors qu’elle s’affirmait comme citoyenne, la mobilisation entendait être à la fois politique et prescriptrice en cherchant à faire de la police une question valant pour elle-même, à partir notamment du statut des policiers et ce en demandant plus de sévérité à l’encontre des « agresseurs de forces de l’ordre ». Se constituer comme une question autonome digne d’un statut particulier ou d’exception avait alors pour condition la construction de l’antagonisme largement idéologique et fallacieux entre la police et la justice – là où chacun connaît l’intensité de leur intrication.

La mobilisation faisait ainsi l’équation entre la sécurité des policiers et le prétendu laxisme de la justice, comme si les deux étaient liés – et surtout, comme si l’institution policière n’avait pas d’autres chats à fouetter. Elle entendait faire le procès de la justice au rythme du mot d’ordre « le problème de la police, c’est la justice » ou de propos tels que « les magistrats rendent la justice au nom du peuple français. Il serait grand temps qu’ils la rendent au bénéfice du peuple français ! » Une mise en scène ahurissante montrait de faux employés de justice balayant une scène de crime jonchée de policiers tués au sol avant que de nouveau un assassin de théâtre ne fasse feu sur eux.

Ce que nous disait, en substance, cette manifestation, c’est que la justice est une entrave constante au travail de la police, une entrave telle qu’elle met en danger la vie de policiers que la justice ne tient pour rien, quand elle ne délivre pas purement et simplement des permis de tuer. Pour se sauver et sauver ses fonctionnaires, la police devrait pouvoir s’en émanciper. Rien de moins qu’un petit programme fasciste et ouvertement antirépublicain : régler son compte symbolique à la justice en prônant de nouvelles lois, dans la continuité des manifestations devant les palais de justice de France quelques semaines plus tôt après le verdict de Viry-Châtillon.

Même si la mobilisation ne fut pas aussi massive qu’annoncée (entre 12 000 et 15 000 personnes [9]), sa portée n’en fut pas moins atteinte, non pas tant parce qu’elle se tenait devant l’Assemblée nationale au moment même où le ministre de la Justice y défendait les amendements de son projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire », mais parce qu’elle fut ralliée par cette même représentation nationale, ministre de l’Intérieur et préfet de police de Paris en tête.

L’État, en un sens, marchait contre la République.

Nous n’étions plus dans le cadre d’une mobilisation corporatiste et syndicale courante, malgré la symbolique qu’elle poursuivait en manifestant devant l’Assemblée nationale. L’on retrouva, comme dans la configuration précédente, la même circulation des registres, l’État faisant siennes des aspirations policières ouvertement antirépublicaines. Ainsi, au nom de l’« union nationale » autour de la « police républicaine », l’on y rencontra l’ensemble des groupes parlementaires, de l’extrême droite aux communistes en passant par le PS : Philippe de Villiers, qui déclara voir dans la police « le dernier rempart contre la guerre civile », Marine Le Pen, François Baroin, Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand, Olivier Faure, Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Fabien Roussel firent le déplacement. Présents, ils souscrivaient donc à la thèse selon laquelle le problème de la police, c’est la justice ; car quiconque a déjà participé à une manifestation sait que l’on peut la quitter lorsque commence à y résonner des mots d’ordre douteux. Seule La France insoumise fit bloc en refusant de s’y rendre, Mélenchon, l’on s’en souvient, dénonçant un rassemblement « factieux ». L’on y croisa aussi quelques personnalités et l’on pensa comme Audrey Pulvar, candidate aux élections régionales en Île-de-France, que cette manifestation était « glaçante ».

Mais ce qui glaça également dans cette séquence est que, outre un ministre de la Justice parfaitement solitaire, il n’y eut personne ou presque pour rappeler certaines règles de droit ou démentir le « sentiment d’impunité » dénoncé par les policiers face à une réponse pénale pourtant de plus en plus vigoureuse. Comme si les faits et une approche rationnelle n’avait plus ni importance ni portée, preuve que l’enjeu est ailleurs dès lors que, on l’a dit, l’on a converti l’opinion en fait.

Cette manifestation était également pour les syndicats une sorte de tour de chauffe dans la perspective du rapport de force les opposant au gouvernement dans le cadre du Beauvau de la sécurité, en vue d’obtenir gain de cause sur certaines de leurs revendications : renforcement des peines lorsqu’un représentant des forces de l’ordre est agressé – ce qu’un amendement du projet de loi sur la justice prévoit mais pas dans les proportions voulues par les syndicats –, mise en œuvre de peines planchers, rejet d’un amendement du nouveau projet de loi voulant qu’un avocat soit présent, dans certains cas, lors d’une perquisition.

Si le principe du régime d’opinion est de faire du sentiment un fait, cela s’accomplit toujours en soutenant le contraire exact de la réalité. Il n’en modifie pas une partie ni arrange certains faits, non, c’est l’ensemble qu’il renverse afin de distribuer une tout autre perspective. Car si débat il doit y avoir sur la justice, c’est plutôt sur son durcissement qu’il devrait porter et non sur son laxisme imaginaire ou l’impunité.

Citons quelques chiffres : le nombre de personnes sous main de justice (c’est-à-dire toute personne étant l’objet d’une procédure judiciaire, du travail d’intérêt général à la condamnation pour homicide) est passé de 188 981 en 2005 à 248 767 en 2020 ; le nombre de personnes écrouées est passé de 51 441 en 2000 à 82 860 en 2020, celui des détenus, entre 1990 et 2020, de 45 420 à 70 651, la densité carcérale ayant toujours, depuis 2003, dépassé son seuil de tolérance, navigant entre 107,4 % et 121,9 % ; depuis 1980, la population carcérale n’a pas cessé d’augmenter, le taux de détention étant de 105 pour 100 000 habitants, situant la France dans la moyenne européenne [10] ; les peines correctionnelles ont plus que doublé entre 2000 et 2020 en passant de 25 165 à 53 862 ; le nombre de condamnés pour des peines allant d’un à trois ans a quasi triplé en passant de 6 766 détenus en 2000 à 17 958 en 2020 ; la durée moyenne de la détention a augmenté en passant de 8,6 mois en 2006 à 10,7 mois en 2019 ; le nombre d’emprisonnements fermes est passé, entre 2000 et 2016, de 76 786 à 103 631.

Le principe du renversement pour ce qui est des policiers eux-mêmes : les faits de violence enregistrés par les services de police et de gendarmerie en 2019 contre l’ensemble des personnes dépositaires de l’autorité publique représentaient 7,84 % du total de ces faits ; outre l’assouplissement récent des règles de la légitime défense obtenu par les policiers en 2017, le fait de s’en prendre à un militaire de la gendarmerie nationale, un fonctionnaire de la police nationale, des douanes ou de l’administration pénitentiaire ou toute autre personne dépositaire de l’autorité publique constitue en soi une « circonstance aggravante » majorant les peines, en cas d’outrage, d’agression ou d’assassinat ; un meurtre commis en bande organisée sur un fonctionnaire de la police nationale peut interdire tout aménagement de peine pour le condamné.

Sans statistiques officielles fines précisant les circonstances des décès, les différentes études montrent que les meurtres de policiers en service ne cessent de décroître, les meurtres avec violence volontaire étant passé de 43 entre 1980 et 1990 à 12 entre 2010 et 2020, la hausse récente étant largement due aux attaques terroristes [11].

Dès lors qu’il n’y a donc pas plus d’impunité que de laxisme, ou encore que les atteintes à un policier sont à la fois rares et l’objet de circonstances aggravantes, quelle visée cette manifestation poursuivait-elle ? Les syndicats et leurs soutiens validaient-ils tous la thèse selon laquelle la justice est une entrave au fonctionnement de la police ? Cherchaient-ils à nourrir cet insatiable sentiment d’insécurité à des fins électorales ? Entendaient-ils exhausser la recherche d’impunité toujours plus importante que certains policiers appellent de leurs vœux ? L’unanimisme de cette manifestation entendait-elle valider que la police occupait dans l’État une place centrale, particulière, essentielle voire sacrée au point qu’il était nécessaire de renégocier certains aspects de l’État de droit ?

Mais pourquoi eux ? En quoi la place de la police dans la société serait-elle plus importante que celle d’un professeur des écoles ? Le médecin, en ces temps pandémiques, n’est-il pas, au contraire, bien plus essentiel ?

Difficile de savoir ce que visait exactement cette manifestation mais, après tout, c’est le propre d’un régime d’opinion, l’une des voies de son renforcement. Ce qui est certain, c’est, d’une part, que le consensus policier est tel que des élus de tous bords firent un pas antirépublicain, là où seul le FN, hier, osait ; et, d’autre part, que l’État, au lieu de dénoncer vigoureusement le fait que des policiers marchent contre l’Assemblée nationale alors que le ministre de la Justice y défend un projet de loi, l’y encouragea en y participant.

L’État, en un sens, marchait contre la République, à moins qu’il ne commence lui-même à défendre une nouvelle conception de la République où la place de la justice pourrait être moindre et repensée.

 

NDLR : La seconde partie de cette article, « République et châtiment 2/2 – L’opinion contre l’État de droit », a été publiée dans AOC le jeudi 22 juillet. Vous pouvez retrouver ce texte en librairie, dans notre collection « Les imprimés d’AOC ».


[1] Aussi anecdotiques que soient ces chiffres, il est toujours plaisant de rappeler que, en 2020, les parts d’audience d’Arte – 2,7 % – étaient supérieures à celles de CNews – 1,7 % (45 164 000 spectateurs pour Arte contre 36 084 000 pour CNews). De même, L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol (9,4 % de PDA et 2 155 000 spectateurs) ou le documentaire Les dernières heures de Pompéi (6,5 % de PDA avec 1 876 000 téléspectateurs) attiraient davantage de public que l’émission Touche pas à mon poste sur C8 (1 683 000 et 6,7 % de PDA).

[2] Les peines les plus basses – 10 et 12 ans – sont motivées par le jeune âge, l’absence d’antécédents judiciaires ou la participation à la manifestation de la vérité. Deux individus ayant reconnu leur participation aux faits écopent d’une peine de 20 ans.

[3] Nicolas Goinard, « Procès de Viry-Chatillon : les raisons d’un verdict incompris », Le Parisien, 12 décembre 2019 ;
Le Monde-AFP, « Policiers brûlés à Viry-Châtillon : six à dix-huit ans de prison pour cinq des accusés, huit acquittements », Le Monde, 18 avril 2021 ;
Libération-AFP, « Policiers brûlés à Viry-Châtillon : huit accusés condamnés à 10 à 20 ans de réclusion », Libération, 12 mai 2019.
Pascale Pascariello et Antton Rouget, « Fiasco judiciaire de Viry-Châtillon : des plaintes pénales contre les enquêteurs », Mediapart, 16 mai 2021 ;
Pascale Pascariello, « Viry-Châtillon : le scandale de l’enquête policière », Mediapart, 20 avril 2021 ;
Pascale Pascariello, entretien avec Foued, acquitté après quatre ans de prison : « Il leur fallait trouver des coupables », reportage vidéo, Mediapart, 21 avril 2021 ;
Pascale Pascariello, Antton Rouget et Antoine Schirer, « Affaire de Viry-Châtillon : comment la police a fabriqué de faux coupables », Mediapart, 16 mai 2021.

[4] Ces enregistrements sont obligatoires depuis 2007 dans le cadre d’affaires criminelles mais ils ne sont consultables qu’en cas de contestation du PV d’audition dans le cadre d’une instruction.

[5] La scène donne alors à voir ce processus terrifiant et mystérieux par lequel, au terme de plusieurs jours d’audition, un individu peut avouer un crime qu’il n’a pas commis. Reste que le dénommé Foued, qui commence à douter en croyant à la possibilité qu’il ait eu un black-out, n’avoue rien : « Il reste une boule en moi quand même. Je sais pas c’est quoi cette boule. Je sens une boule mais je sais pas c’est quoi. Parce que là, dans ma tête, je l’ai pas fait. Si je le dis que je l’ai fait, si je vous dis que je l’ai fait, la boule elle va encore rester en moi parce que dans ma tête je l’ai pas fait. »
Pascale Pascariello, Antton Rouget et Antoine Schirer, « Viry-Châtillon : comment la police a fabriqué des faux coupables », reportage vidéo, mis en ligne le 16 mai 2021. L’intervention de l’avocat commence à 8’27”.

[6] Sur l’introduction de la preuve dans le cadre des procès en sorcellerie ainsi que sur ses aléas dans le cadre d’un procès contemporain, je renvoie au livre passionnant de Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, 1997.

[7] Les peines planchers, instaurées en août 2007, ont été supprimées en août 2014 au nom de l’individualisation des peines et en vue de renforcer l’efficacité des sanctions pénales.

[8] Monsieur Bertrand ne fait cependant que s’inscrire dans les évolutions contemporaines du droit pénal visant à judiciariser le soupçon comme le risque, une évolution qui était jusqu’ici cantonnée, pour l’essentiel, aux lois antiterroristes. En effet, la pénalisation de la menace ou du soupçon – et non l’acte délictueux ou criminel en tant tel au fondement du droit pénal existant – a jusqu’ici été, pour l’essentiel, au cœur de l’esprit des lois antiterroristes récentes à l’instar de l’article L 228-1 de la loi Colomb d’octobre 2017.
On en retrouve également les principes dans le énième projet de loi antiterroriste débattu ces jours-ci à l’Assemblée nationale à travers la mise en œuvre des Micas, un dispositif à même d’assigner une personne dont le « comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics » à un périmètre donnée pour trois mois renouvelables avec obligation de pointage. Cette personne devra être en relation avec des sympathisants terroristes ou adhérer à des thèses incitant au terrorisme sans qu’aucune infraction ne puisse lui être reprochée.

[9] La préfecture de police refusa de donner les chiffres de la mobilisation mais l’intersyndicale annonça la présence de 35 000 personnes. Différents logiciels de comptage utilisés lors des manifestations donnèrent un ordre de grandeur différent.

[10] La France est, à l’échelle de l’Europe, l’un des seuls pays où le taux d’incarcération a augmenté (+ 1,7 %) entre 2010 et 2020, la tendance étant, à l’échelle européenne, plutôt à la baisse. Ces taux d’incarcération sont, pour 100 000 habitants, respectivement en Allemagne de 77, en Angleterre de 140, en Belgique de 95, en Espagne de 129, en Italie de 100, aux Pays-Bas de 56.

[11] La hausse du nombre d’homicides de cette dernière décennies est due au terrorisme – 11 policiers tués contre douze entre 1980 et 1990. La baisse du nombre de morts s’explique, outre une meilleure protection des policiers, par la transformation du banditisme, le trafic de stupéfiants s’étant substitué pour une large part aux braquages beaucoup plus dangereux pour les policiers. En outre, les situations à hauts risques sont désormais prises en charge par des forces spécifiques d’intervention (RAID). Les données, quand elles existent, concernent la police nationale hors gendarmerie (voir le Mémorial des policiers français morts en service).

Catherine Hass

Anthropologue, Chercheuse associée au LIER-FYT (EHESS) et chargée de cours à Sciences po Paris

Notes

[1] Aussi anecdotiques que soient ces chiffres, il est toujours plaisant de rappeler que, en 2020, les parts d’audience d’Arte – 2,7 % – étaient supérieures à celles de CNews – 1,7 % (45 164 000 spectateurs pour Arte contre 36 084 000 pour CNews). De même, L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol (9,4 % de PDA et 2 155 000 spectateurs) ou le documentaire Les dernières heures de Pompéi (6,5 % de PDA avec 1 876 000 téléspectateurs) attiraient davantage de public que l’émission Touche pas à mon poste sur C8 (1 683 000 et 6,7 % de PDA).

[2] Les peines les plus basses – 10 et 12 ans – sont motivées par le jeune âge, l’absence d’antécédents judiciaires ou la participation à la manifestation de la vérité. Deux individus ayant reconnu leur participation aux faits écopent d’une peine de 20 ans.

[3] Nicolas Goinard, « Procès de Viry-Chatillon : les raisons d’un verdict incompris », Le Parisien, 12 décembre 2019 ;
Le Monde-AFP, « Policiers brûlés à Viry-Châtillon : six à dix-huit ans de prison pour cinq des accusés, huit acquittements », Le Monde, 18 avril 2021 ;
Libération-AFP, « Policiers brûlés à Viry-Châtillon : huit accusés condamnés à 10 à 20 ans de réclusion », Libération, 12 mai 2019.
Pascale Pascariello et Antton Rouget, « Fiasco judiciaire de Viry-Châtillon : des plaintes pénales contre les enquêteurs », Mediapart, 16 mai 2021 ;
Pascale Pascariello, « Viry-Châtillon : le scandale de l’enquête policière », Mediapart, 20 avril 2021 ;
Pascale Pascariello, entretien avec Foued, acquitté après quatre ans de prison : « Il leur fallait trouver des coupables », reportage vidéo, Mediapart, 21 avril 2021 ;
Pascale Pascariello, Antton Rouget et Antoine Schirer, « Affaire de Viry-Châtillon : comment la police a fabriqué de faux coupables », Mediapart, 16 mai 2021.

[4] Ces enregistrements sont obligatoires depuis 2007 dans le cadre d’affaires criminelles mais ils ne sont consultables qu’en cas de contestation du PV d’audition dans le cadre d’une instruction.

[5] La scène donne alors à voir ce processus terrifiant et mystérieux par lequel, au terme de plusieurs jours d’audition, un individu peut avouer un crime qu’il n’a pas commis. Reste que le dénommé Foued, qui commence à douter en croyant à la possibilité qu’il ait eu un black-out, n’avoue rien : « Il reste une boule en moi quand même. Je sais pas c’est quoi cette boule. Je sens une boule mais je sais pas c’est quoi. Parce que là, dans ma tête, je l’ai pas fait. Si je le dis que je l’ai fait, si je vous dis que je l’ai fait, la boule elle va encore rester en moi parce que dans ma tête je l’ai pas fait. »
Pascale Pascariello, Antton Rouget et Antoine Schirer, « Viry-Châtillon : comment la police a fabriqué des faux coupables », reportage vidéo, mis en ligne le 16 mai 2021. L’intervention de l’avocat commence à 8’27”.

[6] Sur l’introduction de la preuve dans le cadre des procès en sorcellerie ainsi que sur ses aléas dans le cadre d’un procès contemporain, je renvoie au livre passionnant de Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, 1997.

[7] Les peines planchers, instaurées en août 2007, ont été supprimées en août 2014 au nom de l’individualisation des peines et en vue de renforcer l’efficacité des sanctions pénales.

[8] Monsieur Bertrand ne fait cependant que s’inscrire dans les évolutions contemporaines du droit pénal visant à judiciariser le soupçon comme le risque, une évolution qui était jusqu’ici cantonnée, pour l’essentiel, aux lois antiterroristes. En effet, la pénalisation de la menace ou du soupçon – et non l’acte délictueux ou criminel en tant tel au fondement du droit pénal existant – a jusqu’ici été, pour l’essentiel, au cœur de l’esprit des lois antiterroristes récentes à l’instar de l’article L 228-1 de la loi Colomb d’octobre 2017.
On en retrouve également les principes dans le énième projet de loi antiterroriste débattu ces jours-ci à l’Assemblée nationale à travers la mise en œuvre des Micas, un dispositif à même d’assigner une personne dont le « comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics » à un périmètre donnée pour trois mois renouvelables avec obligation de pointage. Cette personne devra être en relation avec des sympathisants terroristes ou adhérer à des thèses incitant au terrorisme sans qu’aucune infraction ne puisse lui être reprochée.

[9] La préfecture de police refusa de donner les chiffres de la mobilisation mais l’intersyndicale annonça la présence de 35 000 personnes. Différents logiciels de comptage utilisés lors des manifestations donnèrent un ordre de grandeur différent.

[10] La France est, à l’échelle de l’Europe, l’un des seuls pays où le taux d’incarcération a augmenté (+ 1,7 %) entre 2010 et 2020, la tendance étant, à l’échelle européenne, plutôt à la baisse. Ces taux d’incarcération sont, pour 100 000 habitants, respectivement en Allemagne de 77, en Angleterre de 140, en Belgique de 95, en Espagne de 129, en Italie de 100, aux Pays-Bas de 56.

[11] La hausse du nombre d’homicides de cette dernière décennies est due au terrorisme – 11 policiers tués contre douze entre 1980 et 1990. La baisse du nombre de morts s’explique, outre une meilleure protection des policiers, par la transformation du banditisme, le trafic de stupéfiants s’étant substitué pour une large part aux braquages beaucoup plus dangereux pour les policiers. En outre, les situations à hauts risques sont désormais prises en charge par des forces spécifiques d’intervention (RAID). Les données, quand elles existent, concernent la police nationale hors gendarmerie (voir le Mémorial des policiers français morts en service).