Société

Politiques sociales : une jeunesse sacrifiée ?

Sociologue, Politiste

La dernière enquête de l’Unef sur le coût de la vie étudiante, rendue publique le 15 août, s’alarme de la précarité grandissante des étudiants. En France, les politiques sociales menées en faveur de la jeunesse – dont les étudiants ne constituent qu’une petite moitié – dénotent d’une focalisation obsessionnelle sur l’enjeu d’insertion professionnelle au détriment de l’objectif de lutte contre la pauvreté par extension des droits sociaux.

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Les enjeux d’âge sont aujourd’hui au cœur du débat public. Si la crise sanitaire due au COVID‑19 touche principalement les plus âgé.es, la crise économique et sociale qui la suit affecte en premier lieu les jeunes. En réalité, depuis les années 1970, le profil d’âge des individus les plus exposés aux difficultés économiques et sociales s’est inversé : alors qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale les personnes âgées étaient les plus touchées par la pauvreté, les plus jeunes bénéficiant alors de la période de forte croissance économique, depuis la crise des années 1970 et la transition vers une économie post-industrielle, ce sont d’abord les jeunes qui sont les plus touché.es par le chômage [1] et la pauvreté [2]. Si les inégalités se creusent, c’est donc d’abord aux dépens de la jeunesse. Peut-on alors parler de « jeunesse sacrifiée » ?

Des inégalités entre les générations qui se creusent

La dégradation des conditions de vie des nouvelles générations accroît progressivement les inégalités entre les générations et ce qui a été appelé le « déclassement générationnel [3] ». Cela se retrouve dans de nombreux indicateurs socioéconomiques. Le taux de chômage des jeunes est ainsi structurellement deux fois plus élevé que celui du reste de la population. De plus, pour les jeunes en emploi, la qualité des emplois s’est progressivement détériorée : la proportion d’emplois précaires parmi les jeunes en emploi (stages, intérim, CDD, contrats aidés) a été multipliée par trois, approchant désormais les 40%. Dans l’ouvrage que nous avons coordonné, Camille Peugny affirme donc dans son chapitre (« Jeunesses et classes sociales. Apports et angles morts de la lecture générationnelle des inégalités ») que le « marché du travail se précarise par les jeunes ». On retrouve à l’œuvre un processus de dualisation du marché du travail, au détriment notamment des plus jeunes [4].

Or, comme le montre Nicolas Charles dans son chapitre (« Le prix à payer pour la massification scolaire »), cette dégradation de l’accès à l’emploi des jeunes s’accompagne d’une massification scolaire sans précédent : les jeunes français.e.s n’ont jamais été aussi formé.e.s, avec des niveaux de qualification bien supérieurs aux niveaux des générations antérieures. Par conséquent, le décalage entre des jeunes de mieux en mieux formé.e.s d’un côté et une raréfaction de l’emploi de qualité de l’autre débouche sur une concurrence féroce pour pouvoir « s’insérer », à la fois au sein du système éducatif (poursuivre les meilleures études dans les meilleurs établissements, d’où les crispations et les enjeux autour de Parcours Sup) et une fois entré.e.s sur le marché du travail.

Ces situations se prolongent enfin du point de vue du bien-être des jeunes. D’une part, le bien‑être matériel, dans la mesure où les jeunes représentent la tranche d’âge la plus touchée par la pauvreté matérielle. Le bien-être subjectif, d’autre part, avec des niveaux de stress élevés conjugués à un sentiment de ne pas pouvoir faire ses preuves.

Mais des inégalités intra-générationnelles qui perdurent

Si les inégalités inter-générationnelles augmentent, il ne faut cependant surtout pas sous‑estimer l’importance des inégalités intra-générationnelles : au sein même d’une génération, les inégalités sociales demeurent très fortes. Dans le contexte d’une élévation du niveau de qualification et de forte concurrence sur le marché du travail, le clivage lié au niveau de diplôme est ainsi devenu structurant [5], dans la mesure où celui-ci est devenu une condition toujours plus nécessaire, mais de moins en moins suffisante pour accéder à l’emploi de qualité : seul.e.s 21% des non diplômé.e.s ou 54% des bacheliers et bachelières accèdent immédiatement ou rapidement à l’emploi, contre 68% des jeunes titulaires de bacs+2 et bacs+3, 76% des bacs+5 et 81% des diplômé.e.s d’une école de commerce ou d’ingénieur.e.s, d’après le Céréq.

Quand on parle de jeunesse, il ne faut donc pas uniquement considérer la jeunesse étudiante comme le rappelle Camille Peugny, celle-ci ne représentant qu’un peu moins de la moitié des jeunes. Ceci est d’autant plus vrai que les jeunes qui souffrent le plus des difficultés d’insertion et de la pauvreté demeurent les jeunes peu qualifié.e.s issu.e.s des classes populaires.

Cependant, ces inégalités se prolongent ensuite au sein même de l’enseignement supérieur. Comme le montre Nicolas Charles, elles se traduisent par des différenciations entre les types d’établissements d’enseignement (universités versus grandes écoles) et les types de filière (sciences versus sciences humaines par exemple). Or, nombre d’enquêtes (notamment les enquêtes PISA de l’OCDE) ont montré qu’en France, l’origine sociale détermine grandement les performances scolaires, et donc le type d’études poursuivi. Autrement dit, les inégalités scolaires reflètent en grande partie la stratification sociale, loin de refléter le seul « mérite » des étudiant.e.s. Et les possibilités de seconde chance, notamment via la formation tout au long de la vie ou la reconnaissance de profils d’étudiant.e.s « non-traditionnel.le.s » dans l’enseignement supérieur, demeurent très faibles en France, contrairement à d’autres systèmes qui en font le cœur de leur politique d’éducation, comme la Suède [6].

Les lacunes des politiques sociales

Au-delà de ces enjeux liés au marché du travail et au système éducatif, les politiques sociales ont également un rôle à jouer en matière de lutte contre les inégalités. Or la « familialisation » de la citoyenneté sociale, qui considère les jeunes adultes comme des enfants, produit un angle mort en matière d’accès aux droits sociaux [7].

Dans leur chapitre (« La jeunesse : l’âge du non-recours ? » ), Léa Lima et Benjamin Vial soulignent ainsi les lacunes des politiques sociales pour lutter contre la précarité des jeunes en insistant sur le non-accès des jeunes aux droits sociaux. Du côté de la réception de l’action publique par les jeunes d’abord, les auteur.e.s montrent que ceux-ci manquent d’information sur leurs droits sociaux et qu’ils rencontrent des difficultés dans leurs démarches administratives. C’est la raison pour laquelle on trouve chez les jeunes de hauts niveaux de non-recours.

Mais au-delà même de ce manque d’information, il faut comprendre le phénomène du non-recours comme un effet systémique des politiques sociales. Depuis plusieurs décennies, les jeunes sont exclu.e.s de l’accès à certaines aides publiques : ils et elles font l’objet d’un traitement spécifique de la part de l’État social, qui institue des rapports sociaux d’âge institutionnalisés, aux dépens des jeunes. Du fait de la suspicion d’un « assistanat » potentiel des jeunes, l’accès aux droits sociaux leur est refusé pour au contraire valoriser leur insertion professionnelle, alors même que le marché du travail s’avère dégradé, notamment pour les jeunes peu ou pas qualifié.e.s.

Ceux-ci et celles-ci se trouvent alors dans une situation d’ « activation sans protection [8] », ce qui pose problème en termes de lutte contre la pauvreté, a fortiori en période de crise comme on peut le voir aujourd’hui.

Cette logique transparaît aujourd’hui dans la façon dont le gouvernement traite de la question de la pauvreté des jeunes. La suspicion d’assistanat perdure et a conduit le gouvernement à refuser l’ouverture du RSA aux jeunes de moins de 25 ans, ce qui aurait permis de reconnaître leur statut de citoyen adulte tout en luttant contre leur pauvreté. Toutefois, le dispositif de Garantie Jeunesse (GJ), qui articule une allocation du montant du RSA et un programme d’accompagnement vers l’emploi dispensé par les Missions locales, a quant à lui été promu : le nombre de places a même été multiplié par deux en raison de la crise (passant d’un objectif de 100 000 à un objectif de 200 000 jeunes dans le dispositif).

La promotion de ce dispositif de la politique de l’emploi démontre la prédominance de l’enjeu d’insertion professionnelle devant l’objectif de lutte contre la pauvreté par extension des droits sociaux. L’annonce d’une « universalisation » éventuelle de ce dispositif via la mise en place d’un « revenu d’engagement » semble s’inscrire dans cette perspective.

Une réaction politique des jeunes plurielle

La thèse de la « jeunesse sacrifiée » s’accompagne souvent implicitement d’une visée misérabiliste des jeunes : on ne les verrait que comme des victimes silencieuses de ces inégalités. Or, les réactions politiques des jeunes s’avèrent nombreuses et plurielles. Sarah Pickard et Cécile Van de Velde abordent dans leur chapitre (« Trois portraits de la colère chez les jeunes adultes ») les effets des crises successives qui touchent les différents pays du monde sur la participation des jeunes. Ces derniers tendent en effet à la fois à s’abstenir de manière croissante au moment des différentes élections qui scandent les vies politiques de leur pays d’appartenance et à développer de plus en plus des formes d’expression politiques qui prennent corps au quotidien, dans leur manière de vivre, de s’alimenter, de s’habiller…

Ayant opéré ces constats, les auteures s’intéressent aux effets de ces évolutions sur les manifestations de la colère des jeunes à travers le monde. Elles montrent que loin de s’exprimer de façon homogène, la colère se décline en de multiples formes d’actions politiques qui, ensemble, permettent de comprendre certains des ressorts fondamentaux de l’engagement des jeunes au tournant de la décennie.

À partir de plusieurs portraits de jeunes, les auteures proposent trois figures de la colère des jeunes. La première figure renvoie à la colère menant à des discours antisystèmes, tels qu’on peut les trouver dans le mouvement des Gilets jaunes ou chez les électeurs de Marine Le Pen. Le deuxième portrait illustre davantage les liens entre colère et abstention volontaire de l’arène politique traditionnelle. Ce qui ne signifie pas que la politique n’est plus présente, mais qu’elle se niche dans la vie de tous les jours, dans une politique « par le style de vie », alors que la sphère institutionnelle et partisane nourrit au contraire une forte défiance. La troisième forme de la colère débouche enfin sur de la radicalisation militante, notamment écologiste, par exemple chez les militants de mouvements comme Extinction Rebellion.

Néanmoins, la réaction des jeunes ne passe pas uniquement par des canaux non institutionnels de participation politique [9] sans lien avec les pouvoirs publics, ce que montre notre chapitre qui présente une réaction plus institutionnalisée de jeunes en matière de participation à l’action publique. Loin d’une conception misérabiliste d’une jeunesse subissant totalement les inégalités et adoptant une conception descendante (top-down) de l’action publique, ce chapitre (« Des jeunes sacrifiés ? Un exemple de participation des jeunes ») invite à apprécier les initiatives partant des jeunes eux-mêmes (bottom up) en vue de réformer l’action publique et de combattre les inégalités au niveau local.

L’exemple de Coop Eskemm, un bureau d’études coopératif spécialisé dans le domaine des politiques publiques de jeunesse de Rennes, illustre un mode de participation des jeunes spécifique. Elle est « non formelle » d’abord, dans le sens où elle se place en parallèle de et en articulation avec les institutions et les pouvoirs publics. Cette initiative se situe aussi à mi-chemin entre une action politique en faveur de la promotion de modèles de vie alternatifs et une participation à une activité rémunérée porteuse de sens et tournée vers autrui, visant à réformer l’action publique locale en influençant les pouvoirs publics.

Cette participation politique partant du local se trouve, de plus, mise au centre du jeu politique dans la mesure où l’absence d’accès au droit commun pour les jeunes au niveau national laisse la possibilité de fortes différences locales en matière de politiques de jeunesse [10], comme on a pu le voir depuis le début de la crise COVID-19 :  en réponse au refus d’ouvrir le RSA aux moins de 25 ans, certaines collectivités locales ont commencé à lancer des initiatives afin de combler cette absence d’action publique nationale, comme la métropole de Lyon et l’adoption de son « Revenu de solidarité jeune » en 2021.

NDRL : Patricia Loncle et Tom Chevalier ont récemment codirigé l’ouvrage Une jeunesse sacrifiée ?, publié aux Presses Universitaires de France (collection la viedesidées.fr).


[1] Le taux de chômage des 15-24 ans s’élève à 19,6% en 2019, contre 8,4% pour l’ensemble de la population selon l’Insee.

[2] Le taux de pauvreté (au seuil de 60%) des 18-29 ans s’élève à 19,7% en 2018, contre 14,8% pour l’ensemble de la population selon l’Insee.

[3] Peugny Camille, Le déclassement, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009 ; Chauvel Louis, La spirale du déclassement: Essai sur la société des illusions, Paris, Seuil, 2016 ; Chauvel Louis, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2010.

[4] Emmenegger P., Häusermann S., Palier B., et Seeleib-Kaiser M. (dir.), The Age of Dualization: The Changing Face of Inequality in Deindustrializing Societies, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[5] Il faut aussi mentionner les autres formes d’inégalités liées notamment au genre, au territoire, ou à l’origine ethnoraciale ; voir notamment Coquard Benoît, Ceux qui restent: Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019 ; Amsellem-Mainguy Yaëlle, Les filles du coin: Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.

[6] Charles Nicolas, Enseignement supérieur et justice sociale. Sociologie des expériences étudiantes en Europe, Paris, La Documentation française, 2015.

[7] Chevalier Tom, La jeunesse dans tous ses Etats, Paris, PUF, 2018.

[8] Lima Léa, Pauvres jeunes. Enquête au coeur de la politique sociale de jeunesse, Nîmes, Champ social Editions, 2015.

[9] Tiberj Vincent, Les citoyens qui viennent: Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, PUF, 2017 ; Lardeux L. et Tiberj V. (dir.), Générations désenchantées? Jeunes et démocratie, Paris, La Documentation Française, 2021.

[10] Loncle Patricia, « La jeunesse au local : sociologie des systèmes locaux d’action publique », Sociologie, vol. 2, no 2, 2011, p. 129‑147.

Patricia Loncle

Sociologue, Enseignante à l'École des hautes études en santé publique (EHESP)

Tom Chevalier

Politiste, Chargé de recherche au CNRS

Notes

[1] Le taux de chômage des 15-24 ans s’élève à 19,6% en 2019, contre 8,4% pour l’ensemble de la population selon l’Insee.

[2] Le taux de pauvreté (au seuil de 60%) des 18-29 ans s’élève à 19,7% en 2018, contre 14,8% pour l’ensemble de la population selon l’Insee.

[3] Peugny Camille, Le déclassement, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009 ; Chauvel Louis, La spirale du déclassement: Essai sur la société des illusions, Paris, Seuil, 2016 ; Chauvel Louis, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2010.

[4] Emmenegger P., Häusermann S., Palier B., et Seeleib-Kaiser M. (dir.), The Age of Dualization: The Changing Face of Inequality in Deindustrializing Societies, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[5] Il faut aussi mentionner les autres formes d’inégalités liées notamment au genre, au territoire, ou à l’origine ethnoraciale ; voir notamment Coquard Benoît, Ceux qui restent: Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019 ; Amsellem-Mainguy Yaëlle, Les filles du coin: Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.

[6] Charles Nicolas, Enseignement supérieur et justice sociale. Sociologie des expériences étudiantes en Europe, Paris, La Documentation française, 2015.

[7] Chevalier Tom, La jeunesse dans tous ses Etats, Paris, PUF, 2018.

[8] Lima Léa, Pauvres jeunes. Enquête au coeur de la politique sociale de jeunesse, Nîmes, Champ social Editions, 2015.

[9] Tiberj Vincent, Les citoyens qui viennent: Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, PUF, 2017 ; Lardeux L. et Tiberj V. (dir.), Générations désenchantées? Jeunes et démocratie, Paris, La Documentation Française, 2021.

[10] Loncle Patricia, « La jeunesse au local : sociologie des systèmes locaux d’action publique », Sociologie, vol. 2, no 2, 2011, p. 129‑147.