Littérature

Hacking au Louvre – sur Comme un ciel en nous de Jakuta Alikavazovic

Écrivain

Comme un ciel en nous est un ouvrage en plusieurs plans. Dans la dimension narrative, récit d’une nuit passée recluse dans un Louvre silencieux, se rejoue une histoire familiale, qui dessine en filigrane les relations entretenues par l’auteure avec l’art. Pas d’audioguide pour cette visite nocturne et autobiographique : le lecteur déambule dans un livre qui bondit de salles en salles, d’un rêve éveillé à l’autre.

À la faveur d’une commande de la collection « Ma nuit au Musée », Jakuta Alikavazovic s’est enfermée toute une nuit au Musée du Louvre, dans la salle des Cariatides de la section des Antiques. Elle y passa la nuit du 7 au 8 mars 2020, « seule et à la fois tout sauf seule », en compagnie des Vénus, des Hermès, de la Vénus de Milo, et de l’Hermaphrodite Borghèse en pleine érection. Par le plus grand des hasards et une singulière ironie de l’histoire, ce confinement volontaire précéda de quelques jours le début du confinement qui s’imposa à tous du 17 mars au 11 mai 2020. Une dernière sortie paradoxale qui consistait paradoxalement à s’enfermer dans un lieu clos pour mieux s’en évader par l’imagination, à pénétrer dans un Musée non pas pour y voler des œuvres comme le fantasmait son père, mais pour y introduire quelque chose d’étranger, un virus, un cheval de Troie….

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La collection « Ma nuit au musée » propose à des écrivain(e)s de faire une expérience d’immersion dans un musée sans autre condition que la présence solitaire et nocturne de l’auteur(e) mais le rapport qu’entretient Jakuta Alikavazovic avec le Louvre allait bien au-delà de cette commande. Sa résidence nocturne ne pouvait avoir lieu ailleurs, dans n’importe quel autre musée. Enfant, son père l’emmenait avec lui des après-midi entières, comme on emmène les enfants au parc, pour jouer. Pour elle, le Louvre n’est pas seulement un musée, c’est la boîte noire de son enfance.

« Je suis la fille d’un homme qui, à chacune de mes visites au musée, me demandait combien j’avais vu d’animaux peints et de levers de soleil, combien j’avais vu de navires et de clairs de lune. Combien j’avais vu de fenêtres, combien d’escaliers. Combien de gardiens et de caméras. Et combien d’issues de secours ? Et combien d’extincteurs ? Je suis la fille d’un homme qui, à chacune de nos visites, me demandait : et toi, comment t’y prendrais-tu, pour voler la Joconde ? », une question qui prend des airs de ritournelle tout au long du livre, d’un leitmotiv ou d’un code à déchiffrer.

Son père a lui-même une histoire singulière avec Le Louvre. Au début des années 1970, il quitte son pays, le Montenegro, pour vivre en France. Aucune des raisons habituelles qui poussent les gens à abandonner leur pays, leurs amis, leur langue et leur culture ne préside à cette décision. Ce n’est ni un réfugié politique, ni un émigré économique. Un exilé artistique, si on veut : « La maison qu’il professait s’être choisie, c’était le Louvre, justement ; si tant est que l’on puisse choisir de s’établir non dans un pays mais dans un art, non dans une nation mais dans la beauté. »

Exil déconcertant qui coupe court à tout pathos et ouvre à une expérience de l’exil choisi, à l’exercice d’une liberté. Le Louvre représente beaucoup plus qu’un musée pour lui, c’est un lieu d’élection. C’est son Ellis Island à lui. Son rêve d’Amérique. « Lorsque la tête lui tournait trop, il se réfugiait au musée. Le Louvre, il s’y perdait – le Louvre devait avoir la taille que, dans ses rêves de jeune homme, il prêtait à Paris tout entier. »

« Lorsqu’on quitte tout, lorsqu’on trouve la force en soi de se lever et de partir, de quitter son pays, sa langue, sa famille, comme l’a fait mon père, pour se réinventer, pour être à la fois son propre parent et son propre enfant – puisqu’on s’élève, seul, sur une terre étrangère, puisqu’on s’apprend à vivre –, lorsqu’on quitte tout, l’histoire qu’on se raconte et qu’on raconte à ses enfants est celle d’une table rase. Mais cette renaissance aussi est un mensonge. Lorsqu’on quitte tout, comment se transmet ce qu’on fuit et qui malgré cela ne lâche pas, qui malgré cela nous suit ? »

Sautant de l’enfance à l’âge adulte par des bonds (pas toujours successifs), Jakuta Alikavazovic fait varier pour mieux l’éprouver la distance avec son père.

Le livre est composé de quatre parties obéissant à un ordre qui n’est ni chronologique ni thématique mais qui obéit à la logique des rêves et à la technique de la variation musicale. Le thème principal est introduit dès le premier mouvement : « Mon secret, c’est que je suis venue ici, cette nuit, pour redevenir la fille de mon père. »

Comment redevient-on la fille de son père ?

Pas de psychologie. Pas de métaphores. Tout est littéral, comme dans l’amour naissant, et ce livre est sans doute la plus belle lettre d’amour qu’une fille ait adressée à un père.

« Il faudrait, je suppose, commencer par l’amour. Un sentiment comme un ciel en nous. Et comme un ciel, toujours changeant. L’amour et les formes que nous essayons de lui donner. Pour le faire apparaître. »

Comment faire apparaître l’amour ? Par des exercices. Il y faut une certaine élasticité. Et on la suit dans ses pirouettes, ses transgressions, son impertinence, dans sa manière de rejouer l’enfance face à l’immobilité du musée.

« Je cours, je saute, je tourne sur moi-même. Je m’essouffle. Je m’épuise. Je me défais des conventions, des politesses, des paroles mesurées ; tout cela, je le sème entre les sculptures qui ne disent rien, qui ne bronchent pas. J’ai jeté mon châle sur un lion de pierre, j’ai embrassé l’orbite de son œil – oui, j’ai embrassé à pleine bouche l’orbite d’un fauve, qui peut en dire autant ? – mon manteau gît aux pieds de la Vénus de Milo – n’a-t-elle jamais froid ? jamais envie de se couvrir ? J’ai défait la ceinture de mon jean, j’aimerais la faire claquer sur les dalles tel un fouet – la dompteuse d’absence, voilà mon rôle ce soir. »

Ceux qui s’attendraient à une dissertation de normalienne émaillée de propos cultivés sur l’archéologie ou l’histoire de l’art seront déçus. On comprend dès les premières pages que ce n’est pas l’objet de ce livre. Mais quel est l’objet de ce livre ? Difficile à dire avant d’en avoir achevé la lecture. Il n’y pas d’audioguide pour la visite car ce livre est un livre mutant. Sautant de l’enfance à l’âge adulte par des bonds (pas toujours successifs), Jakuta Alikavazovic chemine d’un pays à un autre, d’une ville à une autre, d’une langue à l’autre, d’un art à un autre ; elle fait varier pour mieux l’éprouver la distance avec son père ; de la tendre complicité de l’enfance à l’éloignement de l’adolescente, des jeux de la petite fille à l’exil de la jeune femme de 20 ans qui choisit les États-Unis, la langue anglaise, les grands espaces américains, le Land Art opposé à la culture patrimoniale enfermée dans les musées.

Livre mutant, il ne parcourt pas le musée, il le transforme et se transforme avec lui, d’heure en heure, sous les reflets changeants de l’éclairage nocturne, à l’image de ces corps de pierre qui semblent se mouvoir dans la pénombre, comme se transforme l’auteure du livre en proie à l’anamorphose des rêves éveillés et à la poussée des souvenirs de l’enfant que son père a sans doute trop longtemps confié à la garde de la Vénus de Milo et qui en a conservé une sorte de connivence avec les statues, ces « souvenirs en trois dimensions sortis de l’obscurité des crânes et des cœurs ».

« … la tête posée sur mon bras replié, transformant par ma seule posture physique le Louvre entier en clairière, en plage, je me comporte exactement comme s’il n’y avait pas des siècles d’histoire entre le ciel et moi, entre la terre et moi. Bien sûr, peut-être ai-je tort. Peut-être est-ce l’inverse. Peut-être est-ce le Louvre qui, par ma seule posture, me transforme, moi, en statue antique. Il est encore trop tôt dans la nuit pour que je le comprenne : la puissance de cet espace, de ce qui s’y trouve, de ce qui s’y est trouvé et s’y trouvera, fait que c’est toujours lui qui gagne à la fin. »

Le Louvre n’est pas seulement un lieu d’exposition et de conservation, c’est « un lieu visité et revisité par la fiction, par les fantasmes ». En témoignent plus de quatre cents tournages qui y ont lieu chaque année, rappelle l’auteure, un clip de Beyoncé et Jay-Z (236 424 078 vues sur YouTube), un épisode d’Arsène Lupin ou de Belphégor…

C’est un champ de bataille narratif. Il est l’enjeu d’une appropriation symbolique. Il projette une certaine idée de l’Art, du patrimoine, de la Nation et de ses rapports avec les autres nations, de l’identité nationale. C’est un appareil idéologique. « À nous deux le Louvre ! » semble dire Jakuta Alikavazovic…

« Et toi, comment t’y prendrais-tu, pour voler la Joconde ? »

Comme les tchèques pendant l’occupation soviétique bandaient les yeux des statues et déplaçaient les panneaux indicateurs afin de désorienter l’armée russe, elle détourne la signalétique du Musée et sa cartographie. Elle déjoue les dispositifs de sécurité, elle détourne le monument. Dansant au milieu des statues, glissant pieds nus sur le marbre, elle profane la religion muséale, le musée comme Église de l’art (car l’art ne manque jamais de fidèles, il souffre d’un excès d’idolâtrie). Elle réveille les sculptures endormies et fomente une sorte d’insurrection heureuse comme on le dit d’une performance réussie. Elle arrache le musée à sa trajectoire et le fait se retourner sur lui-même, pivoter comme une toupie, pour lui poser des questions, des questions qui parfois dérangent.

« De quoi parle-t-on quand on parle d’art ? De conservation. De permanence. D’un vœu d’éternité. Alors, de quoi ne parle-t-on pas quand on parle d’art ? »

« Ce dont je ne parle pas chaque fois que je parle d’art, ce qui me hante chaque fois que je parle d’art, ce sont les vies, toutes ces vies auxquelles l’histoire aura accordé moins d’importance qu’à cette matière dont l’art est fait. Une vitre pare-balles épaisse d’un pouce pour la Joconde lors d’une exposition aux États-Unis en 1963, rien, trente ans plus tard, pour arrêter celles qui sifflent aux oreilles de ma famille, à Sarajevo. Rien pour arrêter celles qui pénètrent dans les chairs. Pas d’agents des services secrets pour exfiltrer les miens. Ceux qui survivent le font comme ils peuvent. Quant à ceux qui ne survivent pas : nul inspecteur pour en chercher les corps. (…) C’est durant la guerre en ex-Yougoslavie que l’art classique – celui qui traverse le temps ; celui qui circule, qui est mis à l’abri ; celui qui se conserve et s’expose – a commencé à me paraître obscène. »

Plus encore qu’un détournement, c’est à une forme de hacking que se livre Jakuta Alikavazovic, un hacking artistique qui vise non pas un système informatique, mais le plus grand musée d’art et d’antiquités au monde. Un hacking sans aucune intention frauduleuse, est-il besoin de le préciser, un hacking interne, comme celui que pratiquent les « hackers insiders » qu’on appelle ainsi parce qu’ils disposent de toutes les autorisations requises pour pénétrer un système informatique mais qui les utilisent pour détourner le système de ses fonctions et de ses missions.

Ce qu’il s’agit ici de pénétrer ce n’est pas un système informatique mais le « système muséal » considéré comme un tout intégré, un ensemble de fonctions de conservation et d’exposition, entre patrimoine et présentation de collections, sa fonction artistique de sélection et de légitimation des oeuvres (qu’est-ce qui est exposable ou non), ses formes d’exposition et d’appropriation, ses régimes d’interdit, sa fonction sociale de distinction, la visite au musée comme principe d’intégration sociale ou nationale, le musée comme lieu d’appropriation symbolique d’une identité culturelle, sa fonction anthropologique entre rituels et totems…

« Mon père a toute sa vie rêvé de soustraire quelque chose à l’espace où je me trouve cette nuit. Moi, c’est l’inverse que j’ai en tête. Précisément l’inverse. Je ne suis pas venue enlever quoi que ce soit au Louvre : je suis venue y introduire quelque chose. Quand je partirai, au matin, je laisserai après moi une trace, un ajout qui changera ce lieu à jamais. Discrètement. En profondeur. Et cet ajout sera aussi transgressif, sinon plus, que le vol dont rêvait mon père. »

Ce que Jakuta Alikavazovic est venue questionner au Louvre, sur les traces de son père, c’est le lieu même de son exil, le lieu de la non appartenance, de la dépossession.

Ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces familiales, mais des non réponses, des silences, l’énigme de l’exil, inscrite au cœur de ce livre.

« Et toi, comment t’y prendrais-tu, pour voler la Joconde ? »

À travers l’expérience de son père, Jakuta Alikavazovic crée un lien entre ceux qui sont déliés de toute appartenance, elle rend une patrie à ceux qui sont de nulle part, elle ouvre le Louvre.

Cette expérience a un prix, c’est celui de la solitude partagée.

Les dernières pages du livre sont bouleversantes et lui donnent sa véritable dimension, celle d’une épopée intime de l’exil.

« Ce que je crois aujourd’hui et qui manque de me briser le cœur, c’est que (…) ce jeu auquel durant des années nous avons joué, ce jeu qui a été un fil tendu entre lui et moi (…) était aussi, je m’en rends compte à présent, le nom secret de sa solitude (…) Par ce jeu, il se mettait hors la loi ; et tout ce qu’il avait si ardemment souhaité, au point que son désir, la force de son désir, l’avait semblait-il matérialisé autour de lui – Paris, le Louvre, et peut-être même, qui sait, ma propre personne, et cet instant de connivence entre nous –, tout cela, il l’éprouvait en secret comme le fruit d’un vol. Rien de ce qu’il aimait n’était à lui ; et, n’étant pas à lui, pouvait lui être repris. »

Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Stock, collection « Ma nuit au musée », septembre 2021, 150 pages.


 

Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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