Sport

Jeux Olympiques : la coopération comme instrument de la compétition

Anthropologue

« Ce sentiment d’unité, c’est la lumière au bout du tunnel obscur de cette pandémie », a déclaré Thomas Bach, président du CIO, lors de l’ouverture des Jeux olympiques 2020, dont la version paralympique se clôt ce dimanche. Une unité pourtant construite autour d’une confrontation des peuples pour la plus haute marche du podium. C’est que ce paradoxe participe naturellement à l’équilibre du système des nations et de l’ordre mondial.

Les Jeux olympiques de l’ère moderne, dont la dernière édition en date s’est tenue au Japon du 23 juillet au 8 août et, dont la version paralympique, s’achève ce dimanche 5 septembre 2021, constituent le temps fort de l’expression de l’esprit de compétition et des passions partisanes sous couvert d’une « culture universelle de la fraternité » structurée autour des valeurs de l’excellence, de l’amitié et du respect mutuel.

Tel est le paradoxe de l’évènement : une confrontation des peuples qui pourtant vise officiellement à renforcer l’esprit de concorde autour des mêmes jeux et enjeux.

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On peut certes chercher à résoudre la contradiction en minimisant le souci de la performance. « L’essentiel est de participer », proclamait le baron Pierre de Coubertin. Néanmoins, les motivations du plus grand nombre se situent aux antipodes de ce plaidoyer unitaire et humaniste. Les spectateurs qui suivent de près ou de loin les JO, les compétiteurs et les journalistes qui relatent leurs prestations ne souhaitent qu’une chose : la plus haute marche du podium pour leurs champions et la gloire pour leur nation d’appartenance.

Si, selon l’analyse que j’en propose, cette tension entre conflit et confraternité échappe au plus grand nombre, c’est qu’un lien quasi osmotique unit le système des nations à celui non moins globalisé des sports et que, dans le cas de ce dernier, coopération et compétition sont indéfectiblement liés selon un rapport spécifique qu’il convient d’éclaircir.

À la différence des jeux prémodernes qui étaient parfois l’occasion d’un déchaînement de violence (que l’on pense aux combats de gladiateurs de l’Antiquité ou aux tournois de chevalerie du Moyen-Âge), le sport est un simulacre de combat qui répond à des règles dont certaines restreignent ou canalisent l’usage de la force afin de préserver l’intégrité physique des compétiteurs.

Les premiers systèmes de pratiques répondant à ces caractéristiques apparurent au sein des établissements privés qui formaient les élites britanniques au XIXe siècle. Selon Norbert Elias et Eric Dunning [1], ces disciplines – au sens de procédures réglées d’inculcation d’une maîtrise efficace du corps et de l’esprit – seraient la réfraction, sur le plan éducatif, d’un mouvement de pacification politique amorcé au XVIIIe siècle et lié à l’avènement du parlementarisme en Grande-Bretagne.

Dès le départ, en effet, l’émergence et la diffusion des sports ont été étroitement associées à la construction et à la généralisation du modèle occidental de l’État-nation, et c’est grandement par le biais des moyens et des finalités propres à ce type de formation politique que certains dispositifs de jeu ont pu accéder à l’universalité.

La construction simultanée des nations et du sport doit beaucoup à l’étroite concordance des valeurs qui les régissent. En effet, la charte de base du sport et celle de l’État-nation ont pour contrat social commun l’égalité des chances, la liberté d’action des individus dans le respect des règles établies, le contrôle intériorisé de l’expression des émotions et de la violence, la subordination de l’intérêt individuel au profit de celui supérieur et transcendant du collectif, ainsi que la soumission à une autorité souveraine supposée juste et impersonnelle : exercée par la justice au niveau de l’État-nation, par les fédérations et les instances arbitrales dans le sport.

Du fait de ces correspondances, la pratique des sports à l’école ou dans les clubs a constitué un levier d’inculcation des droits et devoirs du citoyen d’autant plus puissant qu’il opérait sous couvert d’une activité ludique et désintéressée.

En retour, les sports se sont développés grâce aux puissants moyens de communication, d’information, d’inculcation et de standardisation que les États modernes ont mis en place dans le cadre de leur projet de construction nationale et qui donnaient corps à l’idée d’une communauté imaginée, auto-consciente d’elle-même [2].

En accordant une place de choix dans leurs programmes à l’éducation physique, les systèmes scolaires nationaux ont joué et continuent d’assumer un rôle crucial dans la diffusion à grande échelle des disciplines sportives les plus populaires. De même, en couvrant les compétitions disputées en différents points du territoire et sur le plan international, les médias amplifient l’audience, l’attractivité et la mise en spectacle du sport bien au-delà du cercle restreint de ses pratiquants ou de ses supporters locaux.

Les Jeux olympiques jouent à cet égard un rôle unique, puisqu’ils rassemblent en un même évènement des compétiteurs de la plupart des disciplines sportives et de l’ensemble des pays. Ce faisant, ils font connaître à un large public des sports et des athlètes d’ordinaire peu médiatisés.

Dans la société moderne le sport est devenu « un élément sui generis, qui n’est plus du jeu sans être sérieux ».

Spectacle d’autant plus captivant que son scénario n’est jamais écrit d’avance, le sport est de surcroît systématiquement appréhendé par les médias à travers le prisme des mécanismes identificatoires dont il est l’un des supports privilégiés.

En effet, les sportifs de haut niveau ne concourent pas seulement pour satisfaire une passion personnelle, mais au nom d’un collectif dont ils portent les couleurs et dont ils doivent satisfaire l’orgueil, que ce collectif soit une école, une localité ou la nation dans son ensemble. Instrumentalisés de la sorte, la compétition et le stade qui lui sert d’écrin deviennent les espaces-temps par excellence de l’expression et de l’exaltation de l’esprit de clocher et surtout du nationalisme.

Le fait que la compétition sportive de haut niveau soit devenue en situation de paix le principal support à l’exaltation des attachements locaux ou nationaux eut des effets importants sur l’évolution du jeu, mais aussi sur les motivations premières des compétiteurs et des spectateurs.

La transcendance qu’opère le nationalisme en unissant autour d’une fierté commune des gens d’origine et de condition sociale différentes s’est étendue aux passions sportives. Des communautés ethniques qui se détournaient de la pratique de certains sports pour raisons culturelles sont néanmoins devenues de ferventes supportrices des athlètes nationaux de ces disciplines lorsqu’ils s’illustrent dans des tournois prestigieux, à l’instar des Indo-Fidjiens qui vibrèrent pour les rugbymen de leur nation lors de la Coupe du monde 2015, quand bien même ils rechignent à sa pratique sous l’emprise de l’idéologie de caste [3].

De plus, les enjeux externes qui se projettent désormais sur la performance ont créé des distorsions idéologiques de plus en plus grandes entre pratique amateur et professionnelle.

Si les sportifs sont toujours soumis lors des tournois à une tension psychologique entre la polarité individualiste de leur plaisir ou de leur ambition et celle altruiste de la satisfaction des partenaires et du public, cette seconde motivation prit le dessus lorsque la compétition devint un spectacle largement médiatisé qui mettait en jeu des intérêts politiques, économiques et identitaires tels, que les athlètes devaient satisfaire les attentes et espérances d’un grand nombre d’opérateurs externes non directement présents sur le terrain, mais qui exerçaient une forte pression sur la conduite du jeu.

La dimension ludique du sport, le plaisir qu’il pouvait procurer aux athlètes et même le fair-play tendirent du même coup à s’effacer au profit de l’esprit de compétition et du souci de la performance. Comme le note Eric Dunning, dans la société moderne le sport est devenu « un élément sui generis, qui n’est plus du jeu sans être sérieux [4] ».

Tout à la fois vecteur d’inculcation des valeurs civiques et d’exaltation des passions chauvines, le sport sert la cause nationale dans toute son ambivalence. Il est inclusif, reposant sur le partage de règles et de valeurs à prétention universelle, parmi lesquelles l’égalité de traitement des compétiteurs, mais dans le même temps il instaure des hiérarchies en célébrant les vainqueurs à l’exclusion des vaincus.

L’olympisme se fixe certes pour projet la réunion des peuples dans la pratique confraternelle des mêmes activités « ludiques », afin de promouvoir la paix dans le monde, et pourtant les jeux que le Comité international olympique (CIO) organise sont le temps fort de la confrontation symbolique de ces peuples et l’arène par l’excellence de la mise en œuvre de stratégies de softpower. Le souci de la performance et l’obsession du podium génèrent une tension permanente entre l’agressivité de l’athlète, l’affichage ostentatoire de la satisfaction des vainqueurs, les marques de déception des vaincus et les gestes de compassion et de fraternité des premiers à l’adresse des seconds.

La dramaturgie du sport a pour effet de rendre cette tension acceptable, dans la mesure où l’agressivité, l’autosatisfaction des gagnants, la déception des perdants sont autant de séquences d’un même scénario qui se conclue presque toujours par les accolades et congratulations généralisées des sportifs engagés dans la compétition à l’issue du concours, démontrant que tout ceci n’est au final qu’un jeu, sans autres enjeux que symboliques.

Il existe certes des entorses à ce scénario, lorsque par exemple l’athlète refuse de reconnaître sa défaite et remet en cause l’équité des arbitres. Mais ces cas sont plus l’exception que la règle et il existe a contrario des « divines surprises » où les velléités hégémoniques des champions cèdent le pas à l’esprit confraternel. Que l’on pense à cette scène émouvante où le Qatari Mutaz Essa Barshim et l’Italien Gianmarco Tamberi ont fait l’évènement en se partageant d’un commun accord en dans un bel élan de respect mutuel la médaille d’or du saut en hauteur masculin des JO de Tokyo au terme d’un concours épique où ils n’étaient pas parvenus à se départager.

C’est la difficulté des États à concevoir le binôme coopération/compétition autrement que par antinomie qui rend le système sportif si précieux à l’ordre mondial.

Un autre facteur qui contribue à résorber la tension entre rivalité et fraternité est l’entremêlement inextricable des logiques de compétition et de coopération qui caractérise le sport. Pour pouvoir désigner des vainqueurs et des vaincus, il faut en préalable avoir accepté de se mesurer les uns aux autres, de se soumettre aux mêmes règles du jeu et aux mêmes instances arbitrales.

Dans sa pratique internationale, de haut niveau, le sport s’affirme ainsi comme un médium d’échange et de coopération entre les sociétés nationales, quelles que soient par ailleurs leurs différences culturelles et leurs divergences politiques.

En ce sens, les disciplines sportives sont autant de plateformes collaboratives propices aux échanges interculturels, même si ces échanges, que je qualifie de coculturatifs, portent sur les styles, les schémas tactiques et les méthodes de préparation, à défaut de toucher aux règles du jeu.

La notion de système globalisé est applicable aussi bien au concert des nations qu’aux disciplines sportives du fait même de la relation d’interdépendance qui lie les composantes de ces ensembles. Cette interdépendance se concrétise à un double niveau : celui existentiel qui veut qu’une nation comme une fédération sportive, une équipe ou un athlète n’existent qu’à travers la reconnaissance universelle des autres composantes du tout ; celui opérationnel ensuite, qui veut qu’une fois sa reconnaissance acquise, la nation, la fédération, l’équipe ou l’athlète puisse se mêler au jeu, moyennant le respect des règles qui en définissent le fonctionnement.

L’analogie entre système des nations et système du sport tient aussi à la nature des relations qu’entretiennent les entités constitutives de ces ensembles. De part et d’autre, en effet, ces relations combinent partenariat et compétition autour d’enjeux communs, avec cependant des différences majeures dans la manière dont ces deux modalités relationnelles sont gérées par le système des nations et celui des disciplines sportives.

Dans le sport, le partenariat en vertu duquel des athlètes acceptent de se mesurer sur une même aire de jeu est conçu comme une condition nécessaire, instrumentale, du déroulement de la compétition. Celle-ci est d’autant plus mise en avant qu’elle est la finalité même de l’événement et que ses enjeux sont symboliques. A contrario, dans le concert des nations, partenariat et compétition sont toujours présentés par l’idéologie comme antinomiques l’un de l’autre, quand bien même ils coexistent dans les faits.

De ce fait, selon la tonalité que les États veulent insuffler à leurs relations bilatérales, ils mettent en scène soit l’un, soit l’autre. Se placer alors ouvertement dans un rapport de rivalité présente des risques dont l’issue extrême peut être le déclenchement d’un conflit militaire. Lorsqu’il intervient, celui-ci n’est pas contenu par des règles limitant l’usage de la violence, à la différence du sport.

Au final, c’est cette difficulté des États à concevoir le binôme coopération/compétition autrement que par antinomie qui rend le système sportif si précieux au système des nations et à l’ordre mondial. Au cours de l’histoire, il offrit à des ennemis potentiels des victoires symboliques permettant de réduire dans l’imaginaire des tensions ou frustrations ressenties collectivement.

NDLR : Bernard Formoso fait paraître à la mi-septembre La production des cultures (CNRS éditions) 


[1] Norbert Elias & Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994 [1986].

[2] Je renvoie ici le lecteur aux précieux éclairages apportés par Ernst Gellner et Benedict Anderson sur les conditions d’émergence des nations : l’industrialisation et un système éducatif standardisé pour Ernst Gellner (Nations and Nationalisms, Basil Blackwell, 1983), l’avènement de l’imprimé et par extension des médias pour Benedict Anderson (Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 1983).

[3] Comme l’a montré Sébastien Darbon dans son article « Pourquoi les Indo-Fidjiens ne jouent-ils pas au rugby ? », Études rurales n°165-166, 2003.

[4] Eric Dunning, « La dynamique du sport moderne » in Norbert Elias & Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1994.

Bernard Formoso

Anthropologue, Enseignant chercheur à l'université Paul Valéry-Montpellier 3

Mots-clés

Jeux Olympiques

Notes

[1] Norbert Elias & Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994 [1986].

[2] Je renvoie ici le lecteur aux précieux éclairages apportés par Ernst Gellner et Benedict Anderson sur les conditions d’émergence des nations : l’industrialisation et un système éducatif standardisé pour Ernst Gellner (Nations and Nationalisms, Basil Blackwell, 1983), l’avènement de l’imprimé et par extension des médias pour Benedict Anderson (Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 1983).

[3] Comme l’a montré Sébastien Darbon dans son article « Pourquoi les Indo-Fidjiens ne jouent-ils pas au rugby ? », Études rurales n°165-166, 2003.

[4] Eric Dunning, « La dynamique du sport moderne » in Norbert Elias & Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1994.