Littérature

Anthologie des nuits blanches – sur Pas dormir de Marie Darrieussecq

Critique

Écrire sur ce qui fuit : la nature même de l’écriture. Écrire sur l’insomnie : le redoublement d’un face à face avec ce qui se dérobe. On aurait pu imaginer logorrhéique, usée et épuisée la voix de celui qui raconte l’abime de l’incapacité de dormir : au contraire, sans rien ôter au drame des nuits creusées, Marie Darrieussecq l’aborde avec un entrain ludique de détective aux aguets.

«J’ai perdu le sommeil. Je me suis retournée sur mes pas et il ne me suivait plus. Il s’était détaché de moi, et j’errai sans lui dans la nuit » : ainsi débute le récit-essai de Marie Darrieussecq, insomniaque obstinée, infatigable exploratrice du territoire intime et étranger de ses nuits blanches. L’insomnie, expérience d’abandon, de tête-à-tête forcé avec la nuit et le silence, de vie sans témoin – si ce n’est soi. Et, telle une malédiction orphique, d’un sommeil qui s’évanouit à celui qui le recherche.

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« Pas dormir » : on entend dès le titre, têtu et tranchant, lapidaire comme une sentence, que quelque chose se refuse à l’insomniaque. Celui qui tombe dans le « ravin du non sommeil » est privé de la volupté du monde endormi, jeté dans un hors-champs, en lutte avec l’irrépressible fatigue du jour qui lui rappelle ce qu’il perd la nuit.

Marie Darrieussecq a l’art des contrastes, une manière bien à elle de faire se rencontrer la gravité d’un thème et la légèreté nonchalante de la forme qui l’exprime : on retrouve dans Pas dormir, qui se présente sous la forme d’une enquête, avec la curiosité enthousiaste que celle-ci implique, quelque chose de la tension qui traversait Truismes – la collusion entre la transformation monstrueuse vécue par l’héroïne et la petite voix, naïve et inconséquente, qui en rendait compte. On aurait pu imaginer logorrhéique, usée et épuisée la voix de celui qui raconte l’abime de l’insomnie : au contraire, sans rien ôter au drame des nuits creusées, Marie Darrieussecq l’aborde avec un entrain ludique de détective aux aguets – on pense à Sophie Calle et son tropisme pour les filatures – mais aussi à Georges Perec, dans ce geste oulipien de tentative d’épuisement de l’insomnie ordinaire.

Précisons d’emblée de quoi on parle : de l’insomnie que Marguerite Duras, abondamment citée par l’auteur, qualifiait de « sans raison, métaphysique », par opposition à celle, occasionnelle, que causent les tourments ponctuels. C’est bien l’insomnie existentielle, celle qui fait « errer sans ombre », qui intéresse Darrieussecq. Le repos linéaire, totalisant, étant devenu impossible, c’est sous forme fragmentaire que chemine l’auteur, inventant une forme facturée, discontinue, à l’image de ses nuits.

S’enchainent de courts chapitres thématiques, éclairant, approfondissant les nuances de l’insomnie (parenté des grands insomniaques de la littérature, modalités concrètes, litanie de remèdes, conséquences diurnes). Le texte est ponctué par une collection d’images (archives privées, photographies, illustrations, captures d’écrans), dont le statut varie, parfois convoquées de façon illustrative, analogique ou poétique, parfois plus – trop – gratuitement. Une quantité de notes de bas de page, des liens Internet vers des articles, des émissions de radio hachurent une certaine continuité narrative. L’originalité de la forme de Pas dormir déroute, et pourtant trouve son sens : un récit-essai en forme d’assemblage d’indices, qui rappellent le caractère d’investigation du texte, ainsi que l’impossibilité de saisir complètement son objet – brèche dans le sommeil, balafre dans la nuit, l’insomnie est une lacune fondamentale, une faille que la parole tente de saisir.

Écrire sur ce qui fuit : la nature même de l’écriture. Écrire sur l’insomnie : le redoublement d’un face à face avec ce qui se dérobe. Écrire et ne pas dormir peuvent se regarder en face, car ils sont deux mouvements qui ruminent devant le néant, deux stases hantées qui se confondent. « Comme si écrire c’était ne pas dormir » : deux figures du ressassement, d’yeux dessillés, arrachés à la nuit, contraints de s’ouvrir devant le vide. La nature commune de l’écrivain et de l’insomniaque est celle d’une veille partagée abritant l’équilibre précaire d’une extra-lucidité – veille hallucinée où la perception s’aiguise – et d’une fatigue stérile dont rien ne sort, si ce n’est l’usure d’un repos aboli.

Le parallèle est au cœur du texte, d’où une exploration pointilliste des grands écrivains insomniaques : Proust, Kafka, Cioran etc. sont convoqués, l’auteur évitant avec élégance le thème rebattu de l’insomnie créatrice, remarquant toutefois qu’« insomnie et écriture se nourrissent tous deux d’un fantasme d’élection ». Puiser dans les nuits blanches des autres pour comprendre ce qui ronge les siennes : Darrieussecq se fait collectionneuse, cherche dans sa collection non l’accumulation du même mais la diversité des formes. Les vers de Victor Hugo, insomniaque dévoreur de temps, les addictions aux substances narcoleptiques de Nietzsche, Genet, Morand, Kawabata, les difficultés à trouver une position de coucher adéquate de Michaux, les expérimentations oniriques de Clément Rosset, le cinéma, ses images refuges ou d’horreur, tout fait matière pour Darrieussecq.

Pas dormir devient dense par la surface : le panorama du non-sommeil s’enrichit des multiples anecdotes qui s’y rapportent, l’élégance étant ici de glaner autant de variations d’insomnie qu’il en existe. Il faut un art habile de la citation et de la combinaison pour faire s’enchainer sans heurts l’évocation du sommeil profond de Jonas dans la Bible et de celui, troublé, d’Inès, candidate de Koh-Lanta. Les mythiques siestes de Churchill ; les extravagants syndromes qu’invente la modernité (« Trump-induced insomnia », « Post-Brexit Insomnia ») ; la malédiction de Marcus Atilius Regulus, consul romain condamné à avoir les paupières coupées ; le recensement de la pharmacopée des « sommeils de synthèse » : la liste ici est littéraire car elle semble infinie. L’état littéraire est un état hypnagogique de lente dérive, et l’on suit Marie Darrieussecq du Gabon à la forêt camerounaise avec le même plaisir qu’on a dans le songe, flottant et confiant à la fois.

Il n’y a ainsi, dit Darrieussecq, d’insomnie que pour qui dort dans un lit.

Qu’est-ce qui fait trêve, chez l’insomniaque ? Darrieussecq évoque le salut par le voyage – en tant qu’il « sépare de soi ». Ainsi c’est d’abord à soi, pour soi-même, que les chambres d’hôtel, que l’auteur affectionne, offrent leur coefficient d’impersonnalité et d’anonymat. Mais rien ne vaut du sommeil dans l’avion « car rien n’y est de [s]on ressort ». Comme si le potentiel d’une catastrophe aérienne, en révélant notre impuissance totale, contraignait à la reddition : dès lors, quelque chose se détend. Des vases communicants : là où la possibilité d’agir (et l’intranquillité qui l’accompagne) diminue, la possibilité de dormir (et la tranquillité qu’elle implique) s’accroit.

Toute la réussite de Pas dormir tient dans une oscillation entre psyché et technique, questionnements sur les causes ou raisons subjectives de l’insomnie, et litanie des stratégies matérielles pour l’éviter. Darrieussecq recense avec humour sa croisade, du florilège de médicaments aux matelas high-tech, masques du sommeil, casques électroniques, en passant par les plus ou moins gadgets (boite Morphée, expérience Champ de fleurs). On réalise un peu plus encore les enjeux économiques, sanitaires, sociaux de l’insomnie et du sommeil, phénomènes bien éloignés de toute naturalité, construits produits de conditions historiques. Comme le montrait le livre récemment traduit de Roger Ekirch, La Grande Transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits (éditions Amsterdam, 2021), cité par Darrieussecq, la société industrielle a artificiellement transformé un sommeil « spontanément » biphasique en un sommeil continu, linéaire, pour répondre aux impératifs de productivité et d’efficacité. C’est ainsi qu’au Moyen-Âge, où un long moment de veille, autour de minuit, conformément à une disposition biologique, scindait un « premier » d’un « second » sommeil, n’avaient pas encore été créées les conditions culturelles modernes de l’insomnie.

Darrieussecq n’en oublie pas le romanesque : on sent sous sa plume la texture grise des journées sans sommeil, la fatigue du corps et de l’esprit, les « matins morts » des nuits d’insomnie, le coup de fouet du verre de vin de 18h, pour tenir. Un médecin conseille à l’auteur de ne rien faire d’autre au lit qu’y dormir – afin de prévenir tout risque de clinophilie – la manie de rester au lit, de Proust à Oblomov. Darrieussecq fait du lit le lieu de l’ambivalence même : ce qui donne le surcroit de force du « plan horizontal », de l’appui possible ; ce qui absorbe, vortex de draps et d’inertie dont on ne peut plus sortir. Il n’y a ainsi, dit-elle, d’insomnie que pour qui dort dans un lit – l’insomnie est moins l’envers du sommeil que du coucher.

On peut d’ailleurs se demander, pour un livre qui parle tant du lit et de ce qu’on y fait (dormir, ne pas dormir), pourquoi un tel silence sur la sexualité – une ellipse. La satiété de la jouissance ne reconfigure-t-elle pas les conditions de l’insomnie ?

Pas dormir, au fur et à mesure de sa progression, quitte le ballet des évocations extérieures pour plonger dans l’intimité de la zone hypnagogique de son auteur, entre sommeil et veille. À cet endroit interstitiel où l’insomniaque devient « gardien de son propre désert (…) fait ronde en se veillant lui-même » ; où, tandis que se rompt subtilement le cercle vicieux (l’impossibilité de dormir se nourrit de la peur de ne pas dormir), se développe une poétique de l’insomnie, là où la « vigilance absolument vide d’objet » peut accueillir d’autres spectres que ceux qui tourmentent et dévorent le non-dormeur. Là où les songes génèrent des images inédites, où la sensibilité s’élargit, puisant à toutes les sources, dans l’acuité de l’éveillé et de l’endormi. « Dans la zone hypnagogique, nous écoutons avec notre peau comme les grenouilles » : riche de nouvelles propriétés de vision synesthésiques, l’insomniaque abrite peut-être la « membrane nictitante » de certains animaux – une paupière translucide qui permet à des oiseaux et reptiles de voir de la lumière sans s’abimer la cornée.

Qu’est-ce qui tourne et turbine, « qu’est ce qui ne dort pas quand je ne dors pas » ? « Le sommeil perdu est le signe de ce qui a disparu » : c’est pourtant un excès de présence qui empêche l’insomniaque. Quelle est, alors, cette autorité anonyme qui maintient en veille ? Pas dormir suggère, avec pudeur, l’obsession d’un spectre primordial – celui qui dissout la possibilité du repos absolu. Il y a, sous tout insomniaque, ce qui a déchiré la certitude paisible de celui qui dort : « d’être précédé par un enfant mort, mort et très mal enterré, je manque un peu de sol sous moi. » Reste ce qui donne la force de vivre : « grâce à la naissance de mes trois enfants, j’ai pu enjamber les tombes. » Et pourtant, rien n’est plus compliqué que de dormir : « mais comment dormirais-je, puisqu’ils [ses enfants] sont mortels ? »

On pense aux beaux vers de Paul Valéry dans La Jeune Parque :
« Délicieux linceuls, mon désordre tiède
Couche où je me répands, m’interroge et me cède,
Où j’allai de mon cœur noyer les battements,
Presque tombeau vivant dans mes appartements […]
Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort
L’idole malgré soi se dispose et s’endort […]. »

Darrieussecq clôt Pas dormir sur un désir – ainsi l’insomnie ne peut-elle pas tout vaincre – et énonce sa vivante profession de foi : « trouver une insomnie sans fatigue, se souvenir des nuits comme un aspect des jours ».

 

Marie Darrieussecq, Pas dormir, Éditions P.O.L, 2021.

 


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