Politique

Le gouvernement macronien de l’Afrique par le grotesque

Politiste

Le « Nouveau Sommet Afrique-France » qui se tient ce vendredi à Montpellier offre l’occasion de s’interroger sur l’étrangeté de la politique d’Emmanuel Macron à l’égard de ce continent. Une politique du « en même temps » qui n’échappe pas au gouvernement par le grotesque, au risque de semer la confusion et de complexifier les relations diplomatiques au lieu de les « réinventer » comme s’en prévaut la communication officielle.

L’allocution d’Emmanuel Macron, le 16 août, à la suite de la prise de Kaboul par les Taliban, nous rappelle que, sous ses airs de gendre parfait, celui-ci participe en réalité du gouvernement du grotesque. Le gouvernement par le grotesque que la littérature a exploré et que les spécialistes des autoritarismes africains ou latino-américains, du fascisme ou du national-socialisme connaissent bien.

Rappelons, pour éviter tout malentendu, que le grotesque renvoie initialement aux ornements fantastiques découverts aux XVe et XVIe siècles dans les ruines des monuments antiques de la péninsule Italienne – les grottes – et, par extension, aux figures fantasques, caricaturales. De nos jours le grotesque, en littérature, désigne le comique de caricature poussé jusqu’au fantastique, à l’irréel. Dans le langage courant il implique le rire que provoquent la bizarrerie, l’extravagance.

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Pour en revenir à l’allocution du 16 août d’Emmanuel Macron, dire « en même temps » son attachement au devoir de protection des Afghans qui ont servi la France dans son engagement militaire funeste et cru au mirage de la construction d’un « État de droit » par le truchement d’une occupation étrangère – « une si prévisible défaite », pour reprendre le sous-titre du livre récent de Gilles Dorronsoro : Le Gouvernement transnational de l’Afghanistan (Karthala, 2021) – « et » la priorité conférée à la lutte contre les flux migratoires « clandestins » pour en sauver ces mêmes Afghans qui s’accrochaient en ce jour aux ailes des avions américains sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul ne relève pas d’un autre style politique.

Tout comme la campagne néo-maccarthyste contre les « ravages » de l’ « islamo-gauchisme » et autres théories décoloniales et intersectionnelles « importées des États-Unis » – elles relèvent là-bas de la French Theory… – alors que 0,015 % des thèses soutenues et en préparation répertoriées sur Theses.fr traitent de l’intersectionnalité, 0,019 % concernent le « décolonial », 0,005 % utilisent le terme de « racialisé », et que 0,79 %, 0,43 % et 0,46 % des articles scientifiques mis en ligne par Cairn.info ont recours à ces notions respectives, selon la recherche d’Albin Wagener, citée par Le Monde du 16 mars.

La politique africaine d’Emmanuel Macron n’échappe pas à son gouvernement par le grotesque. Elle repose sur la même partie de bonneteau qui lui permet de conjuguer roman national le plus éculé et ultralibéralisme économique ; dénonciation du populisme de Matteo Salvini et mise en œuvre d’une politique anti-migratoire aussi inhumaine que la sienne et plus dure encore que celle de Nicolas Sarkozy, pour lequel il n’a d’ailleurs jamais de gestes suffisamment aimables ; sa filiation avec Ricœur et son ton péremptoire de banquier néolibéral excluant toute alternative et sachant toujours où est le Bien et le Mal ; son onctuosité compassionnelle et son mépris pour le peuple « réfractaire ».

Le rapport d’Emmanuel Macron à la colonisation prodigue une véritable leçon de choses pour comprendre son mode de gouvernement par le grotesque.

L’un des ressorts de ce gouvernement macronien par le grotesque est la confusion systématique entre trois rôles intellectuels distincts que la conversion forcée de l’Université et de la Recherche au New Public Management a généralisée.

Un Charles Péguy opposait l’enseignement et la science : « Il n’y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l’enseignement, puisque les fonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude et que les fonctions de l’enseignement au contraire exigent perpétuellement une assurance admirable ». La figure de l’expert est encore différente. Là où le chercheur produit du savoir et le professeur le transmet, l’expert le convertit en pouvoir, au profit non pas des institutions scientifiques, des étudiants ou du public général, mais à celui, exclusif, de son commanditaire, à l’abri de l’espace public, dans des « termes de référence » prédéterminés et généralement orientés selon un esprit politique, marchand et concurrentiel, plus ou moins travesti dans des atours savants. La trajectoire intellectuelle d’un Gilles Kepel est emblématique de ce passage du chercheur, puis professeur, au rôle de conseiller du Prince. Mais, de nos jours, la plupart des universitaires – à commencer par l’auteur de ces lignes – changent régulièrement de casquette et passent d’un rôle à l’autre.

Encore faut-il ne pas les confondre. Or, l’un des ressorts du gouvernement macronien par le grotesque consiste précisément à entretenir un mélange systématique des genres entre ces trois registres, sous la houlette d’un Président philosophe et banquier-technocrate aimant à se mettre en scène au milieu d’un aréopage d’intellectuels, comme un certain soir à l’Élysée, et affectant de maîtriser la littérature scientifique traitant de la Covid-19, au ravissement de son entourage jamais en retard d’une flagornerie comme il se doit sous la Ve République.

Le rapport d’Emmanuel Macron à la colonisation prodigue une véritable leçon de choses pour comprendre son mode de gouvernement par le grotesque. D’un côté, le président de la République ouvre la saison de la chasse en accusant le « monde universitaire » d’avoir « cassé la République en deux » à force d’ « encourager l’ethnicisation de la question sociale », selon des propos rapportés par Le Monde du 10 juin 2020, et il lâche ses chiens courants pour lever et traquer les esprits subversifs ou radicaux. Le premier Ministre Jean Castex veut « dénoncer toutes les compromissions qu’il y a eues pendant trop d’années, les justifications à cet islamisme radical, nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore ». Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, surfant sans vergogne sur l’horreur de l’assassinat de Samuel Paty, voit dans les « thèses de l’intersectionnalité » le « terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes » et estime que le tueur a été « conditionné par des gens qui encouragent cette radicalité intellectuelle ». Une centaine d’universitaires l’approuvent dans les colonnes du Monde, le 31 octobre 2020. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, demande au CNRS, le 14 février, sur Cnews, de procéder à une enquête sur l’islamo-gauchisme dans l’Université. Jean-Michel Blanquer, à nouveau lui, réfléchit maintenant à la création d’un « laboratoire républicain » destiné à endiguer le wokisme et la cancel culture et composé de personnalités dont le sens de la modération en la matière est avéré, telles que Caroline Fourest, Aurore Bergé, Jean-Pierre Chevènement et Manuel Valls, l’auteur du fameux « Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille car expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser ».

Qui parle d’identité nationale au point de l’ériger en ministère, qui assigne les musulmans à leur religion nonobstant leurs pratiques et leur croyance effectives, sinon la droite et l’extrême-droite dont la macronie s’efforce de moins en moins de se différencier ?

Le discrédit dont la macronie frappe l’engeance islamo-gauchiste, décoloniale et consort est celui de l’identitarisme, du multiculturalisme, du communautarisme. Là aussi le procédé rhétorique est vieux comme l’autoritarisme, qui consiste à rendre l’ennemi responsable du poison que l’on a soi-même instillé dans le corps social. Car qui parle d’identité nationale au point de l’ériger en ministère, qui pratique les contrôles de police au faciès, qui assigne les musulmans à leur religion nonobstant leurs pratiques et leur croyance effectives, qui se gargarise à tout bout de champ de « communauté » (de travail, de religion, de loisir, etc.), qui a censuré pendant des lustres pièces de théâtre, poèmes et films au nom d’une certaine conception de la religion ou de la bienséance, sinon la droite et l’extrême-droite dont la macronie s’efforce de moins en moins de se différencier et occupe la coquille, en bon bernard-l’hermite ?

D’un autre côté, et « en même temps », Emmanuel Macron se targue de son stage ENA à Lagos, loin des miasmes de la « Françafrique ». Il dénonce le « crime contre l’humanité » et la « barbarie » de la colonisation. Il confie à Benjamin Stora la rédaction d’un rapport sur la présence française en Algérie en vue de la réconciliation entre les deux peuples et commande un autre rapport à une commission d’historiens présidée par Vincent Duclert pour analyser le processus de prise de décision de la France sous-jacent à son intervention militaire au Rwanda en 1990-1994. Il s’entoure d’un Conseil présidentiel pour l’Afrique, composé de figures éminentes et hétéroclites de Français originaires du continent. Il nomme directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration l’historien Pap Ndiaye, connu pour ses travaux sur les rapports de race aux États-Unis. Il sollicite le grand prêtre des études postcoloniales en France, l’historien Pascal Blanchard, pour animer un comité chargé d’établir une liste de personnalités issues de la « diversité » et susceptibles de donner leur nom à des voies publiques. Il renonce à l’appellation du franc CFA, honni des nationalistes africains. Il engage un processus de restitution à l’Afrique d’œuvres d’art volées à l’époque coloniale. Et – contorsion encore plus acrobatique – il charge Achille Mbembe, contempteur devant l’Éternel de la « Françafrique », de recueillir l’avis de l’ « avant-garde » du continent quant à la construction d’une relation autre avec la France, d’un « monde commun et vivant », d’une politique de l’ « en-commun » (Le Monde, 15 juin 2021).

La figure de style préférée du gouvernement par le grotesque est le tête-à-queue. Ainsi, et « en même temps », Emmanuel Macron prône une « réconciliation mémorielle » entre la France et l’Algérie, mais il dénonce, devant un parterre de « petits-enfants » de harkis, de combattants du FLN et de militaires français, la « rente mémorielle » sur laquelle le « système politico-militaire (algérien) s’est construit » – véritable provocation qui provoque immédiatement une grave crise diplomatique – pendant que le gouvernement Castex porte devant le Parlement un projet de loi qui relativise la supériorité du code du patrimoine et menace l’accès aux archives historiques, en dépit de l’arrêt du Conseil d’Etat invalidant des circulaires de 2008 et 2011 ayant rendu de facto impossibles nombre de recherches contemporéanistes, en particulier sur les conflits de la décolonisation.

Il ouvre la porte du Panthéon à Joséphine Baker, mais la claque au nez de Gisèle Halimi. Dans le même mois il cautionne le coup d’État au Tchad mais condamne celui qui suit au Mali pour se taire quelques semaines plus tard sur celui qui interrompt l’expérience démocratique tunisienne. Il en appelle, en juin, à la cessation de « toutes les ingérences étrangères » en Libye en oubliant que ses forces spéciales ont épaulé le « maréchal » Haftar au mépris des fragiles accords de paix négociés par le représentant des Nations-unies. Il refuse en 2018 que l’Aquarius débarque en France sa cargaison de migrants sauvés des flots et des milices libyennes que finance l’Union européenne, et « en même temps » exalte le 9.3., « le seul endroit où l’on a assumé d’être un pays d’immigration » avec « le plus grand nombre de créations de start-up par habitant » et auquel « il ne manque que la mer pour faire la Californie », précise-t-il avec un cynisme absolu. Et de s’écrier à l’adresse des Français issus de l’immigration africaine : « Vous êtes une chance pour notre pays ! ».

Le procédé pernicieux du gouvernement par le grotesque est la cooptation. Celle-ci ne relève pas nécessairement de l’intérêt politique ou financier des impétrants, de l’achat de leur conscience. Mais, inévitablement, elle « opérationnalise » (Herbert Marcuse) leur pensée et de ce fait en étouffe la portée libératrice en transformant le chercheur (ou le philosophe) en expert. Il n’est pas illicite de se prêter à l’exercice, pour des raisons politiques ou morales, et à ses risques et périls. Ayant été consultant permanent du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères de la République française de 1990 à 2005, je parle en connaissance de cause, y compris rwandaise, comme le savent les lecteurs d’AOC. Celui dont la vocation est de s’interroger, d’interroger, et dont le registre participe de l’inquiétude devient soudain celui qui délivre une certitude, un savoir, en bref un sachant comme l’on dit aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, c’est-à-dire une sorte d’ingénieur de la pensée dont on attend un kit, un logiciel, des éléments de langage, et qui les procure.

On ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise en retrouvant cette thématique mbembienne de la nuit, forte de son historicité africaine mais renvoyant également, sous la plume de l’historien-philosophe, à sa conception très benjaminienne de la cité, de la philosophie et de l’histoire.

C’est ainsi que l’on retrouve dans la prose ampoulée d’Emmanuel Macron, au mémorial de Gisozi, à Kigali, le thème mbembien de la nuit. « Seul celui qui a traversé la nuit peut la raconter », récite le président de la République. Et d’insister : « Ce parcours de reconnaissance, à travers nos dettes, nos dons, nous offre l’espoir de sortir de cette nuit et de cheminer à nouveau ensemble. Sur ce chemin seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don alors de nous pardonner » (Le Monde, 27 mai 2021). On ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise en retrouvant cette thématique mbembienne de la nuit, forte de son historicité africaine – en l’occurrence camerounaise – propre mais renvoyant également, sous la plume de l’historien-philosophe, à sa conception très benjaminienne de la cité, de la philosophie et de l’histoire, au fil d’un discours reconnaissant certes la « responsabilité accablante » de la France, et néanmoins niant la réalité historique la plus crue. « Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France », affirme le président de la République. Peut-être, sans doute. De là à affirmer qu’ « elle n’a pas été complice » il y a un pas que le souci de la vérité historique et morale devrait interdire de franchir. Car, « complice », la France l’a été de 1990 à 1994, même si elle ne le fut pas du génocide à proprement parler parce qu’elle ne l’a pas décidé ni assisté en tant que tel. Simplement elle a soutenu politiquement et militairement ses auteurs, pendant quatre ans, et ce en dépit des avertissements de certains de ses propres serviteurs tant militaires que civils. Elle a aussi cherché à les exfiltrer et leur a parfois offert l’asile.

Aussi la déduction présidentielle qui suit est-elle tout autant contestable, et même nauséabonde, en ce qu’elle met sur le même plan le soutien de la France au régime génocidaire, ses victimes et les Justes, rwandais ou étrangers, qui ont essayé de porter secours à ces dernières : « Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats, qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures et étouffé leurs larmes ». De même l’évocation présidentielle de la conférence d’Arusha (1993) et des « efforts louables et courageux » de la France pour œuvrer à son succès laisse perplexe le lecteur du rapport Duclert.

Politiquement on peut comprendre que le chef de l’État rwandais se satisfasse de ce discours et renonce aux « excuses » de la France qu’attendait sans doute une partie de son opinion publique. On peut aussi admettre qu’Emmanuel Macron soit allé plus loin que ses prédécesseurs pour rendre possible la reconnaissance par la France de sa « responsabilité accablante » en commandant le rapport Duclert, et libérer ainsi la diplomatie de son pays de l’hypothèque qui l’obérait. Ce faisant il renoue les liens avec un État africain qui joue un rôle politique sur le continent au-delà de son importance économique et démographique. « En même temps » – et pourquoi pas ? – l’intention électoraliste du bientôt candidat à la présidentielle de 2022 est assez limpide si l’on en juge par l’enquête d’Antoine Glaser et Pascal Airault (Le Piège africain de Macron. Du continent à l’Hexagone, Fayard, 2021). En tenant ce discours à Kigali il s’efforce d’amadouer les citoyens français d’origine africaine qui sont assez nombreux à voir en Paul Kagame un modèle de nouvelle gouvernance et l’incarnation d’une success story subsaharienne, à vouer une rancune tenace à l’encontre de la gauche pour ses promesses non tenues en matière de démocratisation de la politique de la France vis-à-vis du continent, et à rester traumatisés par sa « responsabilité accablante » dans le génocide des Tutsi en 1994.

Mais la « nuit » mbembienne a-t-elle vraiment sa place dans la Realpolitik d’un président de la République qui, ce disant à Kigali non sans ériger Paul Kagame en interlocuteur privilégié de sa diplomatie continentale, persiste à cautionner l’autoritarisme comme forme légitime du pouvoir au sud du Sahara, tout comme il l’a fait en adoubant le fils Déby à N’djamena ; d’un président aussi qui ne voit d’issue que militaire à la crise agraire du Sahel, dont le djihadisme n’est que le symptôme ; d’un président enfin qui continue de mener une politique anti-migratoire impitoyable et dont le livre de chevet est le très malthusien La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018) de Stephen Smith ?

Le « et » ricœurien dont certains philosophes ont bien voulu créditer le candidat Macron en 2017, en s’émerveillant de sa « manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemment incompatibles » – selon les mots d’Olivier Abel, rapportés par Le Monde du 15 mai 2017 –  devenu un grand n’importe quoi que l’emphase adolescente de ses échanges épistolaires avec le vieux philosophe de la communauté des Murs blancs, à Châtenay-Malabry, ne peut plus dissimuler. Et d’ailleurs François Dosse, qui avait beaucoup contribué à l’aura ricœurienne de l’enfant prodige, s’est ravisé au vu de ses états de service présidentiels. Sur toile de fond des morts de la mer Méditerranée la thématique néo-chrétienne du « chemin », de la « dette », du « don » entre la France et l’Afrique a définitivement quelque chose de grotesque, voire d’obscène.

Au fond c’est la thématique même de la « réconciliation » qui semble mal venue, ainsi que l’a fait valoir l’historien Noureddine Amara dans sa remarquable récusation du rapport de Benjamin Stora à propos de l’Algérie, sous le titre cinglant de « Une mémoire hors contrat ». Achille Mbembe écrit lui-même : « Certains crimes sont irréparables. Et pour les survivants ou leurs descendants. Il faut apprendre à vivre avec ces pertes, pour qu’un tel apprentissage soit possible ». Il ajoute, et nous sommes là bien loin du néo-ricœurisme macronien, et peut-être macrorien : « Ce qui lie les générations, c’est la dette de vie, de vérité et de mémoire. C’est en raison de cette triple dette que nous ne sommes pas seulement responsables de ce dont nous sommes directement les auteurs. Nous sommes aussi responsables de crimes dont nous avons été les bénéficiaires. La forme suprême de la responsabilité, c’est d’assumer en toute bonne foi et de façon critique ce dont nous sommes les héritiers, en sachant que ces dettes de vie se transmettent de génération en génération ».

Entendons-nous donc bien. Il s’agit de poser des questions auxquelles je n’entends pas échapper moi-même, en bon social-traître que je suis. Il s’agit surtout de préserver notre hétérotopie d’une pensée autre, et néanmoins en rapport avec la cité dans laquelle nous vivons quelle que soit la détestation que nous lui portons, et qui nous nourrit, au sens propre comme au sens figuré. Cette pensée n’est pas celle de l’expertise ni celle de l’intellectuel organique.


Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Mots-clés

Mémoire