Société

Santé mentale : des hauts et des bas de la vague à l’âme

Anthropologue, philosophe

Des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie les 27 et 28 septembre dernier au Sommet mondial sur la santé mentale à Paris les 5 et 6 octobre, jusqu’à la Journée mondiale de la santé mentale le 10 octobre, la santé mentale s’installe dans l’actualité. Avec en arrière-fond l’enjeu de l’explosion des troubles mentaux en France et dans le monde. Mais à quelle question répond cette politique publique de santé mentale ? Qui parle ? L’objet du discours peut-il traiter de son sujet ?

Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, Journée mondiale de la santé mentale, Semaines d’information sur la santé mentale : la santé a droit à des rencontres officielles en ce début d’automne. L’effet politique immédiat est la reconnaissance d’une question. Le mot-clé n’est plus relégué dans d’obscures circulaires. Il n’est plus nécessaire de rechercher et de déchiffrer les quatre objectifs du texte fondateur de notre politique de santé mentale en 1960 (circulaire du 15 mars 1960) : d’abord, privilégier le soin au plus près du milieu social des patients. Ensuite, développer et diversifier l’éventail des alternatives à l’hospitalisation psychiatrique. Troisième objectif, promouvoir des actions précoces et propres aux groupes de population (du berceau au tombeau). Enfin, humaniser l’hospitalisation psychiatrique.

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Les moyens pour atteindre ces objectifs de santé publique formaient l’essentiel du texte : « dépistage », « dispensaires d’hygiène mentale » et « surveillance » sur un « secteur » géographique « quadrillant » une « population générale » d’environ 67 000 habitants selon une recommandation des « experts » de l’OMS. La « planification » des moyens et des services psychiatriques peut évoluer au gré de l’innovation thérapeutique (« psychothérapie », « chimiothérapie ») et l’évaluation des besoins. Ainsi en 1986, on assiste à la création des secteurs de psychiatrie infanto-juvénile. 

La nouveauté de ces réunions est donc de parler des objectifs politiques au nom d’un objet désirable, de droit, pour tous, et d’un objet de jugements, de fait, démocratique. L’éloge et le blâme peuvent s’installer dans l’irréductible écart existant entre l’idéal et ses réalisations imparfaites. Le déséquilibre de l’idéel et du matériel est normal.

L’affaire de tous

Cette fois, la santé mentale est sérieusement « l’affaire de tous[1] ». Ce slogan de 2010 ne restera pas lettre morte. La conjoncture sanitaire facilite la tâche. Le confinement est une expérience commune qui a mis à l’épreuve notre état général au point, parfois, de ne plus « tenir », de ne plus être « en état » de ne rien faire. La réduction de l’espace et du temps affecte notre état, mais à quel degré ? Les baromètres le disent : de plus en plus.

Comment ne pas se sentir personnellement interpellé ? Comment l’État pourrait-il ignorer cette épreuve de la cohésion sociale ? Comment pourrait-il ignorer les bonnes « conduites à tenir » ? Le 18 novembre 2020, il faut « à tout prix éviter une troisième vague, qui serait celle de la santé mentale ». Le jeudi 3 décembre 2020, « la troisième vague psychiatrique est là ». Le jeudi 21 janvier 2021, lors du Congrès de l’Encéphale, c’est la « stratégie 2021 en santé mentale et en psychiatrie » qui annonce le vent nouveau qui souffle sur nos réunions. 

Surfer sur la vague est une bonne méthode de communication. Le terme « vague » est vague, mais efficace : il est mobilisateur. Sa dualité est incomparable : il fait planer la menace du « tri » des malades pour attirer l’attention sur l’état des moyens de la psychiatrie publique. Il fait planer le petit bonheur de la « glisse » pour attirer l’attention sur les hauts et les bas de notre vague à l’âme. C’est une « métaphore de l’existence ». La « demande » a été entendue, et même au-delà de la plainte. Le 28 septembre dernier, au terme des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, il en résulte une trentaine de mesures.

Refonder une politique de santé publique sur des approches novatrices

L’inlassable question de ces rencontres est limpide : comment réaliser concrètement cette idée abstraite, la santé mentale, qui est « l’affaire de tous » ? La réponse est simplement : en refondant l’ambition de notre politique de santé publique sur des approches novatrices. D’où la méthode très « solennelle » qui consiste à tenir des Assises nationales sous la houlette de son chef d’État en amont du Sommet international entre chefs d’État, à Paris. 

L’enjeu politique est de faire prendre conscience de l’inexorable explosion des troubles mentaux en France et dans le monde. Mais comme ce n’est ni une fatalité ni un stigmate honteux, une politique de la sollicitude est possible. Le traitement politique, moral et thérapeutique de ce « fléau » (l’anglais parle de « fardeau ») peut se faire en conformité avec le droit à la santé mentale. Les rencontres affirment montrer publiquement l’état général des connaissances sur la question de la santé mentale : la mesure de l’état de santé d’une population comme les mesures courantes et innovantes à prendre. Cet exceptionnel moment d’actualité de la santé mentale totalise et concentre l’enjeu politique de toute réforme : tenir ensemble « problème-solution-enjeu ».

Or, l’évidence de l’assemblage public est un effet politique d’un mécanisme de requalification de l’objet. L’objectif de l’analyse est d’expliquer la logique interne de ce discours qui n’est pas une simple rubrique. L’ordre d’exposition a toujours des raisons car la conjoncture politique a une structure logique au-delà des orateurs du moment. À quelle question préalable répond donc cette politique ? L’État peut-il et doit-il s’occuper de notre état ?

Oui, une politique de notre intériorité est nécessaire. Qui parle de notre état ? Un État qui n’a jamais été aussi prévenant : notre environnement a des risques et des facteurs aggravants. Au nom de quoi ? D’un objet désirable. L’objet de ce discours peut-il traiter de son sujet ? Peu importe la réponse puisque ce n’est pas l’affaire de tous. La réponse est précieuse : non, car c’est le moteur intime du discours. Sous le capot de cette politique publique, il y a une intériorité. Et cette intériorité a une autre politique. En matière d’anormalité, le premier comme le dernier mot, revient au sujet. Pour contribuer à la recherche de notre santé mentale, il est donc de bonne méthode d’isoler deux lacunes logiques dans cet état des connaissances.

L’intériorité d’une politique publique

L’intériorité de ce discours politique a une antériorité. Ces réunions contemporaines forment un nouveau moment français de la santé mentale. Néanmoins, le discours est l’effet d’un processus général de mise à l’agenda politique de la question de la santé mentale depuis la fin du XVIIIe siècle. La Révolution française est le premier événement politique qui pose la question, une question morale sur le moral d’une nation qui a perdu un « sens commun ». Depuis lors, notre État se veut garant de nos états. Mais la nature de la garantie change régulièrement, au gré des vagues. 

Le Mouvement d’hygiène mentale (nord-américain et français) a rejoint très progressivement la psychiatrie et l’OMS, après la Seconde Guerre mondiale, sous la forme d’une Fédération mondiale pour la santé mentale qui œuvre à partir de 1948 au développement international d’une prophylaxie spécifique : l’anthropologue américaine Margaret Mead en est d’abord présidente (en 1957-1958), suivie du psychiatre français Paul Sivadon (en 1960-1961). Or, il n’y a pas de prophylaxie sans théorie du développement mental. Les mots-clés fonctionnent comme des emporte-pièces des doctrines en place, comme à l’égard de la psychanalyse, une psychanalyse réduite à une « théorie de la personnalité » malade de la civilisation. L’inépuisable concept d’équilibre, au principe de ce discours, est un serpent de mer qui sait revêtir le costume à la mode. La spécificité de cette étape locale ne vient donc pas de la conjoncture sanitaire de la Covid car son message n’est pas actuel.

C’est à la fin des années 1990 que l’épidémiologie psychiatrique attire l’attention de l’OMS sur le développement des troubles mentaux avec une projection jusqu’en 2020. Depuis lors, une série de publications le rappellent régulièrement. Les États doivent agir, d’abord en prévenant les concitoyens des effets psychologiques de la modernité (école, travail, migrations, etc.). Comme toujours dans l’historiographie, y compris celle des obscures circulaires, le tout aussi inépuisable concept de « modernité » est à la fois cause de nos malheurs et de nos espoirs. Ces réunions contemporaines sont des caisses de résonance, le point d’orgue de l’actuel programme pluriannuel « psychiatrie et santé mentale » pour la période 2018-2023. Et bientôt, la Journée mondiale de la santé mentale, le 10 octobre, les Semaines d’information sur la santé mentale (SISM), du 4 au dimanche 17 octobre 2021. 

L’important dans une structure, c’est le voisinage des termes : « la santé mentale est un objet de santé publique ». Cette formule semble réaliser l’esprit de la circulaire de 1960. Mais la signification est autre. Lorsque le mot-clé « secteur » résonne sous la forme d’une innovation thérapeutique, ce n’est plus la même modernité qui vient à l’esprit : « psychothérapie institutionnelle » pour les uns, « réhabilitation psychosociale » pour les autres. Or, le secteur, comme la prophylaxie, sont d’abord la formulation de problèmes à résoudre. Il faut des théories pour y répondre et fabriquer des techniques pour agir. De ce fait, le procédé montre trois mécanismes : l’inclusion de l’objet, à savoir mon état général, et pas uniquement ma crise bruyante qui submerge les services. La mise en équivalence de l’objet, à savoir que les troubles peuvent enfin se dire : précis, apaisés, limpides. Je peux moduler mon trouble en fonction de mon cycle de vie et de ses épreuves. Et surtout l’inversion de l’attelage entre l’objectif et les moyens. 

Le clinicien de secteur attelait la politique de santé mentale de ses théories, de ses pratiques et de techniques. Il avait une grande marge d’initiative selon les règles de son art. Le clinicien d’aujourd’hui est attelé à une voiture folle, lourde et sans roues : il est la force de travail de l’institution qui ne tiendrait pas sans lui. Il n’a plus le temps de penser car il doit rouler à vive allure, mais conformément à mille contraintes. En somme, il faut rouler prudemment avec le pied au plancher d’une grosse cylindrée sans freins. Il est attelé aux innovations et à la recherche internationales. De toute façon, il n’a pas le temps d’un chercheur ou d’un ingénieur.

Il peut se convaincre aisément que son sort de clinicien n’est certainement plus de penser, mais d’appliquer. Pourtant, bien appliquer implique de penser. Mais il peut se convaincre aisément aussi que s’il ne veut pas rejoindre un groupe de soutien consacré à la « souffrance au travail », il est préférable de démissionner. Non seulement, il ne peut plus remplir sa mission de service public, mais sa santé mentale est en danger ainsi que la vie de ses patients, qui ont besoin de temps et d’une présence. Une disponibilité d’esprit qui est justement un pilier de la santé mentale. Que dit alors le sujet de la santé mentale ?

La politique privée d’une intériorité

Le sujet de la santé mentale, c’est la parole intérieure, silencieuse. Les entretiens sur le sens du mal-être peuvent donner une idée de sa structure. Voici des « fragments » de ce parler que nous pouvons tous reconnaître :

« Le moins que je puisse dire, c’est que mon moral a des hauts et des bas : je me sens plus ou moins bien. Je ressens des sensations délétères qui pèsent sur mon corps, la “boule” au ventre, le cœur “gros”, des douleurs au cou, au dos, peut-être partout.

Je suis plus ou moins affecté au gré des épreuves de la vie ou par une tonalité affective durable qui accompagne mon existence. 

J’agis plus ou moins bien. Je ne peux pas m’empêcher de faire certains actes, de grignoter ou de tenir sérieusement les jeux de rôle auprès de mes relations, qui me le rendent bien. Je peux aussi les ravager sans savoir pourquoi.

Je me pense plus ou moins clairement, mes idées plus ou moins fixes sont aliénées par mes sensations, affects, actions, relations. En retour, j’ai peur, j’ai honte. »

Mais le capitaine de ce bateau ivre sait se taire et se terrer, il n’exprime presque rien, il sait tenir sa barre : 

« Il ne faut pas trop s’écouter, s’abrutir est une consolation. Rien de tel qu’un petit plaisir pour secourir l’équilibre intérieur, se détendre : une cigarette, un verre de rhum, une fête bruyante, bavarder, confier son vague à l’âme, un marathon, que sais-je encore ? Et pourquoi pas un petit complément alimentaire ? Tiens, bonne idée : du magnésium. » 

Parfois, le plaisir ne suffit pas. Le complément n’entretient ni ne conforte ce que l’on a perdu. Il faut donc vraiment se voiler la face et faire claironner sa volonté, cette fameuse Motivation pour se découvrir et se développer, comme un dernier recours, pour de vrai. Allez, un bon coup pied au cul. Mais il est déjà trop tard. C’est le dernier cri :

« La triste vérité, c’est que je ne suis plus en état ! Le trouble a triomphé de mon vague à l’âme. Je ne suis plus comme un capitaine dans son navire. Je suis un naufragé qui s’ignore. Je n’ai pas vu que je vacillais. J’ai bien vu le gouffre arriver puisque j’ai repris en main la barre. Mais je n’ai pas vu que je m’engouffrais, doucement ou brutalement. Je n’ai pas voulu le voir. Je n’ai pas voulu le croire. J’ai accepté par erreur mon invitation à redresser la barre. J’ai mal jugé du seuil à partir duquel j’ai réellement besoin d’un appui.

Bon sang, des appuis et même des échasses, je n’en manque pas puisque je m’enfuis, je sais faire. Voilà où mène le galop, au patatras. Patatras ! On ne peut pas tomber plus bas. L’individualiste crasse que je suis censé être ne s’en est jamais vraiment préoccupé, tout occupé qu’il est à conserver le moral. Chaque jour, je réponds inlassablement à l’aimable question de mes proches, voisins, collègues : “comment ça va ?”. Ah ça, j’ai le sens du lien social : je leur retourne bien hypocritement la question. On n’est jamais mieux soutenu que par un lien social. Ressources sûres, même quand la réponse indécise “comme ci comme ça” sonne faux. D’ailleurs, je ne m’aventure pas plus que ça dans ce gouffre. Ça parle trop de moi. 

Le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas toujours le moral. Je le sais bien. Ça va sans dire. Mais je ne sais pas toujours dire quand je ne suis plus en état de vivre. Je ne sais pas dire qui est le spécialiste de mon état. Moi ou un professionnel de la de santé mentale ? Ensemble ? Je le sais uniquement à la fin de ma quête thérapeutique : où j’échoue dit ce que j’ai. Tout ce que j’ai testé ne le dit pas vraiment. Est-ce le test final qui a le dernier mot ?[2] » .

Épilogue

La première lacune logique de cette politique de santé mentale est de ne pas évaluer les effets secondaires des politiques publiques sur l’environnement social de la population générale. L’enquête à mener en priorité est donc d’étudier concrètement les transformations de nos institutions (famille, école, travail, service public) sur le moral des Français. Une recherche spécifique sur le personnel en charge de ces institutions est à réaliser : sur la démission des cliniciens lorsqu’ils ne peuvent plus jouer le rôle d’équilibriste et sur la souffrance au sein de l’ensemble des institutions du service public.

La seconde lacune logique de cette politique de santé mentale est de ne pas tenir compte des états qui ne deviendront jamais des demandes, aux échecs de la parole intérieure, que les cliniciens n’accueilleront peut-être jamais. Offrir un nouveau langage de la santé mentale n’autorise en rien l’expression de sa souffrance ni l’accès à la bonne personne. Notre parler est déjà trop riche : d’« inconscient » à « résilience » en passant par les « risques psycho-sociaux ». Les institutions ne repèrent jamais que ceux qui réussissent à devenir de bons déviants. La seconde enquête à mener en priorité est donc d’étudier concrètement la formation et la transformation de la souffrance au sein des quêtes thérapeutiques, avec les hauts et les bas de la vague à l’âme.

La santé mentale est une condition sociale de notre existence. La question centrale est : qu’est-ce qu’une bonne société ? C’est une ambition digne des fondateurs de l’État français au XIXe siècle.


[1] Viviane Kovess-Masféty, La santé mentale, l’affaire de tous : pour une approche cohérente de la qualité de la vie, rapport au Centre d’analyse stratégique, La Documentation française, 2009.

[2] Robert M., Emerson, Sheldon L. Messinger. « The Micro-Politics of Trouble », Social Problems, 25, 2, 1977, pp. 121-34.

Peggy A. Thoits, « Emotional Deviance and Mental Disorder », Emotions Matter: A Relational Approach to Emotions, edited by Dale Spencer, Walby, Kevin and Alan Hunt, Toronto: University of Toronto Press, 2018, pp. 201-222.

Samuel Lézé

Anthropologue, philosophe, Maître de conférences en anthropologie des sciences à l'ENS Lyon

Mots-clés

Psychiatrie

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Notes

[1] Viviane Kovess-Masféty, La santé mentale, l’affaire de tous : pour une approche cohérente de la qualité de la vie, rapport au Centre d’analyse stratégique, La Documentation française, 2009.

[2] Robert M., Emerson, Sheldon L. Messinger. « The Micro-Politics of Trouble », Social Problems, 25, 2, 1977, pp. 121-34.

Peggy A. Thoits, « Emotional Deviance and Mental Disorder », Emotions Matter: A Relational Approach to Emotions, edited by Dale Spencer, Walby, Kevin and Alan Hunt, Toronto: University of Toronto Press, 2018, pp. 201-222.