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Comment appréhender les tournants autoritaires

Politiste, Sociologue

Au vu de l’évolution des autoritarismes, il devient délicat de les opposer catégoriquement à la démocratie selon le seul critère du recours à la répression. La majorité des régimes connaît en effet des rapports dynamiques entre ces deux pôles. Plus précisément, l’autoritarisme désigne une « disposition des choses » permettant d’abuser du pouvoir.

Il n’est plus une région du monde aujourd’hui qui soit immune au développement des autoritarismes. A l’échelle internationale, et sans que prime une logique régionale ou historique, des gouvernements prennent le pouvoir, tirant éventuellement parti des procédures électorales, pour mieux imposer un ordre politique en contradiction directe avec les principes démocratiques. Les exemples de tels développements politiques sont légion. Rodrigo Duterte emprisonnant massivement, des narcotrafiquants au moindre opposant philippin ; Nayib Bukele annonçant vouloir « nettoyer la maison » salvadorienne de tous les indésirables ; Vladimir Poutine, en nouveau conquérant russe, envahissant l’Ukraine après la Crimée, ou encore Jair Bolsonaro encourageant l’usage des armes à feu pour assurer une justice par soi-même au Brésil, entre autres. Aussi, les termes de dictateur ou d’autoritarisme ont-ils fleuri dans la presse, le commentaire politique ou les discussions quotidiennes. Il ne manque pas non plus d’observateurs pour s’inquiéter d’une tentation autoritaire qui atteindrait les plus vieilles démocraties, s’appuyant sur l’exemple de la répression des gilets jaunes en France ou sur celui de l’invasion du Capitole aux États-Unis.

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Cependant, désigner un dirigeant comme dictateur ou un régime comme autoritaire ne dit finalement pas grand-chose de ce qu’il s’y passe. La notion d’autoritarisme s’inscrit certes dans une longue tradition de recherche initiée avec l’œuvre du politiste Juan Linz. Elle a, depuis, donné lieu à une multitude de travaux en science politique qui ont majoritairement cherché à catégoriser les régimes : ceux qu’il était possible de désigner comme démocraties s’opposaient à tous les autres, relégués au rang méprisable des autoritarismes. Lorsque la frontière entre démocratie et autoritarisme est devenue trop complexe, qu’elle a été questionnée et soumise à de multiples interprétations, et que des régimes oppressifs ont tendu à se parer d’atours démocratiques, la notion a été affublée d’adjectifs visant à la préciser – autoritarisme électoral, autoritarisme compétitif, autoritarisme libéralisé, etc. –, tant l’étendue de ce qu’elle recouvre semblait vaste et difficile à appréhender. Pourtant, plutôt que de s’inquiéter de savoir à quel type d’autoritarisme tel ou tel régime appartient, c’est bien comprendre ce que recouvre le terme, autrement dit les réalités sociales et politiques qu’il désigne, qui est essentiel.

Les formes de l’autoritarisme étant multiples et parsemées à l’échelle du monde, il n’y a pas deux autoritarismes qui se ressemblent complètement.

Les formes de l’autoritarisme étant multiples et parsemées à l’échelle du monde, il n’y a pas deux autoritarismes qui se ressemblent complètement. Aussi, dans un premier temps, est-il nécessaire d’insister sur la centralité des trajectoires nationales et du temps long pour analyser les tournants autoritaires. Si – entre autres exemples – Nayib Bukele au Salvador et Daniel Ortega au Nicaragua partagent un même goût pour des méthodes répressives et pour la concentration du pouvoir autour de l’exécutif, si les deux pays centraméricains sont des États-nations relativement récents ayant traversé de longues guerres civiles dans les années 1980, leurs gouvernements se distinguent largement dans leurs trajectoires, le contexte social dans lesquels ils s’inscrivent et l’histoire des organisations qui ont participé à leur arrivée au pouvoir.

Alors que Nayib Bukele incarne l’homme nouveau (du fait d’être jeune et ultra-connecté aux réseaux sociaux) dans l’arène nationale, rompant avec une histoire politique marquée par l’opposition entre le parti de gauche, le Front Farabundo Martí de Libération Nationale (FMLN) et celui de droite, ARENA (Alliance républicaine nationaliste), Daniel Ortega personnifie plutôt une continuité historique marquée dans les années 1980 par la révolution sandiniste, dont il était déjà un des principaux protagonistes. C’est au titre de cet héritage qu’il a fait campagne en 2006 et, après son élection, il n’a eu de cesse de mettre en scène la continuité avec l’époque révolutionnaire, masquant pour un temps, notamment à l’échelle internationale, la transformation profonde du régime. En Argentine, la dictature militaire des années 1976-1983 a fait un usage démesuré des pratiques répressives – dont la disparition, dimension la plus tristement connue – et de la censure. Autant de pratiques qui existaient avant même son arrivée au pouvoir : la censure, pour ne citer qu’elle, avait été utilisée dès la fin des années 1950 et s’était progressivement perfectionnée au cours des années 1960, soit bien avant le coup d’État militaire du 24 mars 1976.

Alors comment identifier l’émergence de régimes autoritaires ? Le moment, si moment il y a, du tournant autoritaire ? Par le passé, les coups d’État militaires pouvaient, à moindre frais, aider à identifier leur apparition mais, aujourd’hui, nombre d’autoritarismes s’habillent d’atours discrets et ne sont identifiés comme tels qu’après leur mise en place. Ce n’est que lorsque la Constitution est modifiée et les mandats des présidents sortants prolongés hors de toute mesure que nombre de régimes ouest-africains apparaissent comme nuisibles à la bonne conduite démocratique du pays. En 2009, le coup d’État militaire au Honduras destituant le président élu Manuel Zelaya n’a pas donné naissance à un régime autoritaire, tandis que le Nicaragua voisin a progressivement vu s’installer un régime autocratique avec Daniel Ortega, élu dès le premier tour des élections présidentielles de novembre 2006 et continuellement reconduit depuis dans des conditions des plus douteuses.

Comprendre de façon dynamique les tournants autoritaires contemporains oblige, dans un deuxième temps, à prendre en compte rapports de force et interdépendances entre les acteurs collectifs et, surtout, la façon dont certaines alliances entre secteurs bénéficient à la reconfiguration autoritaire. Ainsi, est-il difficile d’analyser le tournant autoritaire du Brésil sous Jair Bolsonaro sans prendre du recul sur la façon dont le dernier mandat de Dilma Rousseff s’est achevé et, notamment, sur la manière dont la justice, sous couvert de lutte anti-corruption, a été progressivement instrumentalisée par la droite ultra-conservatrice pour destituer la présidente. Michel Temer, président par intérim à la suite de la destitution, a mis en œuvre les conditions d’accueil d’un régime autoritaire qui trouve dans la figure de Jair Bolsonaro une parfaite incarnation. Dans ce cas, le régime autoritaire se façonne avant même l’élection de Bolsonaro tout en prenant une dimension nouvelle après l’élection de ce dernier.

Autre exemple, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan n’a que progressivement construit son emprise sur le jeu politique et fermé les espaces d’expression de l’opposition : il y est parvenu en limitant l’autonomie de secteurs entiers comme la justice ou les gouvernements locaux. S’il est possible d’identifier un moment d’accélération des pratiques autoritaires – dans le cas turc, après les mobilisations de Gezi ou, dans le cas nicaraguayen, après les manifestations de 2018 –, celles-ci ne s’expliquent et leur « efficacité » répressive ne se révèle qu’au terme d’un processus plus long de mise sous tutelle de secteurs entiers.

La violence politique, souvent considérée comme une dimension centrale des reconfigurations autoritaires, ne suffit plus, à elle seule, à désigner un régime comme tel.

Enfin, dans un troisième et dernier temps, la violence politique, souvent considérée comme une dimension centrale des reconfigurations autoritaires, ne suffit plus, à elle seule, à désigner un régime comme tel. Il ne manque pas d’exemples, au sein des démocraties consolidées, d’usage immodéré de la coercition sur les manifestants – l’exemple de la répression des gilets jaunes étant emblématique ; cela ne fait pourtant pas de ces régimes des autoritarismes. La violence, aussi arbitraire ou démesurée soit-elle, ne suffit pas. Les régimes autoritaires se caractérisent plus par la capacité des forces répressives à imposer leur conception de l’ordre à l’ensemble social que par une mesure, plus ou moins forte, de l’activité violente. En Russie, quoiqu’indiscutable, l’usage des pratiques répressives n’est pas l’unique instrument de l’exercice du pouvoir poutinien. Celui-ci s’impose à nombre d’institutions et d’acteurs par un jeu habile de réformes internes et de politiques publiques – à l’instar de celles qui imposent aux universités de s’engager dans une logique concurrentielle effrénée – et d’actions fortes sur la scène internationale. Aussi, l’influence réelle que peuvent jouer les forces coercitives ne doit pas pour autant éclipser la contribution, souvent cruciale, d’autres univers sociaux qui font tenir les régimes autoritaires.

C’est sur la base de ces constats, et accompagnés d’une dizaine de spécialistes de pays ayant connu ou connaissant des tournants autoritaires (France du Second Empire et du régime de Vichy, Russie, Pologne, Maroc, Turquie, Brésil, Nicaragua ou encore Venezuela), que nous avons entrepris une révision critique de la notion d’autoritarisme. Celle-ci n’est certes pas exempte de tout reproche : galvaudée dans le commentaire politique ordinaire, servant davantage à stigmatiser qu’à comprendre le fonctionnement des régimes ainsi qualifiés, objet d’une inflation de définitions souvent aussi raffinées qu’inapplicables, elle tend à figer dans une essence immuable des configurations institutionnelles et des exercices du pouvoir hautement contrastés et perpétuellement mouvants. Il nous a toutefois semblé utile de la maintenir en usage, afin de préserver l’important legs des travaux menés par nos prédécesseurs – Juan Linz en tête – sur des régimes désormais révolus mais porteurs d’enseignements toujours actuels.

L’autoritarisme peut a minima s’entendre comme une autre disposition des choses, dans et par laquelle il est possible d’abuser du pouvoir.

Cette révision critique se fonde en premier lieu sur un refus des catégorisations figées, opposant frontalement autoritarisme et démocratie. Les multiples exemples qui précèdent montrent combien est vaine la tentation de tracer une frontière claire et étanche entre les deux, tant la majorité des régimes existants tend à louvoyer entre ces deux extrêmes. L’usage démesuré de la répression, on l’a dit, ne s’oppose pas au respect des procédures électorales, tout comme l’autocratisme peut s’accompagner de généreuses redistributions clientélistes ou de l’affichage, plus ou moins hypocrite, d’un respect des droits humains. Ce vocabulaire du louvoiement a été choisi à dessein, en ce qu’il invite à une perception dynamique, plutôt que statique, des rapports entre démocratie et autoritarisme.

C’est plus précisément en termes de reconfiguration que nous avons choisi d’appréhender les tournants autoritaires, en sollicitant pour cela une des plus vénérables traditions de la philosophie politique. Si, en suivant Montesquieu, il est possible de considérer que la démocratie repose sur une « disposition des choses » par laquelle « le pouvoir arrête le pouvoir » afin qu’on « ne puisse abuser du pouvoir », l’autoritarisme peut a minima s’entendre comme une autre disposition des choses – une autre configuration politique – dans et par laquelle il est possible d’abuser du pouvoir. En termes plus sociologiques, le passage – parfois partiel, souvent progressif – à l’autoritarisme se réalise par une redéfinition fortement inégalitaire des rapports entre les différents secteurs qui composent nos sociétés et nos systèmes politiques, produisant ainsi dépendance, emprise et asservissement.

C’est un tel asservissement qu’a réalisé la dernière dictature argentine lorsqu’elle a, entre autres exemples, placé un capitaine de frégate à la tête de l’institution en charge du cinéma national déclarant que seuls les films louant les valeurs de l’Occident chrétien seraient considérés comme des œuvres d’art. C’est une telle emprise que construit aujourd’hui le pouvoir d’Erdoğan lorsqu’il place des membres de son parti, l’AKP, à la tête de la magistrature turque. C’est une telle dépendance qu’organise l’actuel gouvernement polonais lorsqu’il finance une recherche historique para-académique conforme au récit national qu’il promeut. Mais c’est aussi à de tels rapports inégalitaires que s’exposent nos démocraties lorsqu’elles laissent leurs secteurs militaires ou policiers s’autonomiser et prendre un ascendant sur leurs gouvernements, au risque de voir ces derniers se soumettre à leurs exigences corporatistes ou garantir l’impunité de leurs éventuelles exactions.

Que le terme de louvoiement désigne aussi bien un déplacement de la démocratie vers l’autoritarisme que le mouvement inverse invite autant à une intransigeante vigilance devant les manquements aux principes démocratiques qu’au rejet de tout fatalisme face aux tentations autoritaires.

NDLR : Maya Collombon et Lilian Mathieu viennent de publier aux Éditions du Croquant Dynamiques des tournants autoritaires (2021), ouvrage collectif qu’ils ont coordonné avec des contributions de Valentin Behr, Juliette Fontaine, Camille Goirand, Sümbül Kaya, Cléa Pineau, Thomas Posado, Nicolas Tardits, Carole Sigman et Frédéric Vairel.


Maya Collombon

Politiste, Maîtresse de conférences à Sciences-Po Lyon

Lilian Mathieu

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS

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