Société

Ce que l’imagination de l’exode urbain veut dire

Géographe

Si la pandémie de Covid-19 a bien renforcé le sentiment d’inconfort de la vie urbaine, elle n’a pas bouleversé les structures territoriales françaises qui restent marquées par l’essor toujours croissant des espaces périurbains. La rhétorique de l’exode urbain perpétue en fait une dualité insurpassable de la « ville » et de la « campagne » essentialisées. Elle témoigne aussi d’une « urbanophobie » qui se modalise dans la détestation de Paris.

À moins de vivre dans une thébaïde, difficile de ne pas constater la multiplication, ces derniers mois, des articles de presse consacré à un « exode urbain » – une sorte de mouvement contraire à l’exode rural – que la pandémie de Covid aurait enclenché en France. On a pu lire nombre de textes positifs voire enthousiastes : Paris et les métropoles perdraient de leur superbe et seraient délaissées par des habitants redécouvrant les vertus insurpassables des petites villes, des villages et des campagnes, dressés en pays de cocagne. Enfin les français reviendraient à la raison géographique et reconnaitraient les valeurs des territoires – le mot-valise territoires, au pluriel, se muant quasiment en interjection pour désigner le creuset de tout ce qui serait authentique par opposition à l’artificialité des organisations urbaines mondialisées.

Samuel Depraz, dans ces colonnes[1], a souligné que l’on pouvait trouver des manifestations d’une telle imagination géographique dès le début de la croissance urbaine. Par imagination géographique, il faut entendre ce qu’un individu (et/ou) un groupe social pense, dit, raconte, représente de l’organisation de l’espace, des actions légitimes qu’on peut y accomplir, des valeurs intrinsèques et d’usage qu’on peut y affecter. Ce n’est donc pas qu’un imaginaire individuel, mais un ensemble de principes instituant des attitudes et des pratiques, donnant un tour particulier aux actes des opérateurs sociaux.

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Le discours de l’exode urbain doit être pris au sérieux, bien que les études scientifiques montrent qu’il n’est guère fondé sur des réalités empiriques solides. Ainsi, le POPSU-PUCA, une structure de recherche dépendant du Ministère de la transition écologique, a publié le 17 février 2022 une enquête pluridisciplinaire : Exode urbain? Petits flux, grands effets. Les mobilités résidentielles à l’ère (post-)Covid, qui a permis de mobiliser des données originales : les chercheurs ont étudié les requêtes immobilières effectuées sur les sites MeilleursAgents, SeLoger et Leboncoin, pour voir vers quelles destinations se projettent les Français ; ils ont aussi analysé les changements d’adresse déclarés par des particuliers à la Poste.

De son côté, l’économiste Olivier Bouba-Olga étudiait lui aussi les réexpéditions de courrier ainsi que les inscriptions dans les établissements scolaires. Les deux analyses (et bien d’autres) convergent pour estimer que ce que l’on observait depuis deux ans était un processus d’amplification de processus déjà largement observés depuis des lustres. Les auteurs et autrices des recherches Popsu concluent clairement « que la pandémie de Covid-19 n’a pas bouleversé de fond en comble les structures territoriales françaises qui restent marquées par la centralité des grands pôles urbains. Largement et bruyamment annoncé à la suite des premières mesures de confinement (pour l’espérer ou le craindre), l’exode urbain ne semble pas, pour l’instant, revêtir un caractère massif. ».

Alors, comment comprendre la rémanence de cette imagination, sa puissance, sa popularité, son statut de bonne nouvelle, la variété des formes qu’elle prend ? Je risquerai ici deux explications – il y en aurait sans doute bien d’autres.

1. Je pense, tout d’abord, qu’il faut insister sur un véritable déficit collectif d’analyse géographique, au sens où la plupart de nos concitoyens, comme des journalistes, des acteurs politiques, des analystes, des intellectuels ne semblent pas saisir les mutations de l’espace français consécutives de son urbanisation en profondeur, continue depuis les années 1950. On peut alors invoquer benoitement un exode urbain alors même que la France est intégralement urbanisée.

Cette incapacité à appréhender une telle évolution se lit à travers l’approche ordinaire de ces phénomènes qui reste largement dépendante des statistiques communales et des oppositions classiques centre/périphérie, ville/banlieue (ce mot dénotant désormais dans la doxa officielle un quartier de grand ensemble de logement social paupérisé), ville/campagne. Dès lors, on se méprend totalement sur le fait que ce qui s’est passé en France participe d’un processus global: l’urbanisation généralisée du Monde[2], enclenchée dans sa phase la plus active après 1950, avec une accélération depuis 1990 et sans doute une autre après 2010.

Même les petites communes statistiquement rurales de moins de 2 000 habitants se péri-urbanisent.

Les effets de cette urbanisation mondialisée et mondialisante ne sont pas plus pensables à partir de la seule statistique qu’ils ne le sont à partir de la simple expansion topographique et matérielle des villes : une critique est nécessaire des approches strictement démographiques et « partitionnelles » – qui abordent les choses via le schéma de la dualité ville-campagne[3]. Car l’urbanisation consiste essentiellement en un remplacement des modes d’organisation des sociétés et des formes de vie qui furent jadis dominants par de nouveaux modes et formes de vie : ceux de l’urbain globalisé, au sein desquels l’économie est nouvelle, les structures sociales et culturelles connaissent des mutations profondes, les temporalités, les espaces et les spatialités sont bouleversées, un environnement biophysique spécifique est créé.

Le terrien d’aujourd’hui, où qu’il demeure, habite la planète en urbain et c’est encore plus manifeste dans un pays comme le nôtre. Il n’est plus guère possible de discriminer ce qui serait urbain et ce qui ne le serait pas, mais nécessaire de distinguer des gradients, c’est-à-dire des formes géographiques spécifiques d’expression de l’urbanisation généralisée. Il est bien évident que le centre de Paris, les secteurs centraux des plus grandes métropoles en région, les espaces périurbains, les espaces de faible densité, les espaces touristiques, les zones littorales et montagnardes résidentialisées etc., sont autant de configurations particulières qui méritent l’attention.

Et les mouvements de population, constant depuis des décennies, se font désormais à la fois à l’intérieur de et entre ces espèces d’espaces urbanisés, dans une mise en relation systématique de ceux-ci qui rend impossible toute analyse en termes d’exode. Ce que les premières analyses de l’effet de la pandémie montrent, c’est une poursuite et une accentuation de cette relationnalité, dont on peut souligner quelques principes majeurs, observables depuis au moins le début du siècle.

Commençons par rappeler que l’urbanisation de la France possède comme caractéristique d’être marquée par la diffusion périurbaine, qui constitue une des manifestations les plus flagrantes des changements de la géographie de la société française. Dès les années 1960, des analystes saisissent que quelque chose est en passe de changer – un livre fameux sur « les pavillonnaires », préfacé par Henri Lefebvre est publié en 1966[4]. Gérard Bauer et Jean-Michel Roux quant à eux publièrent en 1976 un ouvrage qui fit date : La rurbanisation, ou la ville éparpillée[5]. Depuis lors, ce premier diagnostic n’a fait que d’être confirmé. Une condition périurbaine est advenue qui associe des formes de vie et des espaces spécifiques.

Des totems de cette condition sont observables en tout point de cette trame péri-urbaine plus ou moins dense – qui constitue comme un « fond » du paysage –, à la fois discontinue à micro-échelle (les constructions ne s’y touchent pas) et quasi continue au plan national car elle recouvre de très vastes portions du territoire français : les pavillons et leurs jardins, les automobiles indispensables aux mobilités elles-mêmes indispensables, les ronds-points, les centres commerciaux et les zones d’activités périphériques.

Même les petites communes statistiquement rurales de moins de 2 000 habitants se péri-urbanisent, tout comme Paris, ou les grandes métropoles ; des centres urbains dynamiques voient les périphéries s’épancher à des distances toujours plus importantes, comme des communes historiques en déclin démographique – créant d’ailleurs cette situation étrange de ces aires urbaines de taille moyenne, nombreuses en certaines régions, atones en leur centre ancien parfois quasiment à l’abandon, et pourtant dotées d’espaces périphériques en expansion et dotés d’implantations commerciales impressionnantes.

Le périurbain est souvent méconnu dans ses principes généraux d’organisation, appréhendé comme homogène alors qu’on peut observer une incroyable diversité de ses variations locales. Les pratiques des habitants qui y résident sont en général analysées avec condescendance et considérées comme non urbaines, ce qui semble un contresens. En effet, une observation attentive révèle une urbanité spécifique, certes « infra », par rapport à celle des secteurs centraux, mais réelle, marquée notamment par la force de l’ancrage du domicile et du jardin, par des sociabilités de proximité très différentes de celles observables dans les zones plus denses, par l’empire de la mobilité automobile (l’automobile étant un prolongement de la résidence).

L’ouvrage de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassély, La France sous nos yeux[6], montre ce que la périurbanité exprime de l’aspiration, constante dans le temps, d’une majorité de ménages français à accéder à la propriété d’une maison individuelle, et prouve l’intérêt d’objectiver ce qui est sous nos yeux et que pourtant on s’échine à ne pas voir.

Les espaces périurbains s’avèrent les grands bénéficiaires de tous les mouvements de population depuis des décennies et le supposé exode actuel parait surtout renforcer leur prégnance. L’étude du Popsu estime même que l’on pourrait parler de « méga-périurbanisation », c’est-à-dire de l’accentuation de ce processus diffusif. En tout cas, les communes statistiquement rurales qui profitent le plus d’un frémissement démographique récent sont les plus reliées aux centres urbains : elles participent bien de ces « campagnes urbaines » qui sont analysées en détail depuis plus de 40 ans, alors que d’autres moins bien connectées continuent de décroitre ou de stagner, notamment dans des régions de l’est et du centre de la France.

Ainsi bien des mouvements dits de « Renaissance rurale », examinés dès les années 1980 par le géographe Bernard Kayser[7], procèdent souvent d’une extension et d’une complexification du domaine du périurbain qui recouvre des espaces où la ruralité classique est en déshérence – et ce dans un contexte où, quoi qu’on dise de ladite « renaissance », le nombre d’exploitants agricoles ne cesse de diminuer en France, y compris, en général, en ce qui concerne les exploitations en bio.

Autre phénomène observé depuis quelques décennies, en lien avec le précédent : la littoralisation. Les littoraux ne sont plus seulement le siège d’activités maritimes et balnéaires mais se sont mués, en raison même de leur inscription dans les dynamiques contemporaines de l’urbanisation, en périmètres résidentiels totalement connectés aux mouvements urbains. De ce fait même, leur croissance démographique est constamment bien supérieure à la moyenne. Un des plus beaux exemples de cette évolution peut être trouvé autour de Nantes-Saint-Nazaire, où des côtes, de part et d’autre de l’estuaire de la Loire, très anciennement touristifiées et qui restent des destinations importantes pour les vacanciers, se sont muées également en espaces périurbains spécifiques, plutôt complexes et denses et marqués par la grande variété des activités économiques. Ce sont des sortes de franges de l’aire nantaise, topographiquement périphériques, certes, mais à l’attractivité forte, parsemées de centralités effectives. Il s’agit d’un des cas emblématiques de ce type de configurations installées par la littoralisation de l’urbain.

Tous les littoraux inscrits dans les dynamiques urbaines ont profité des mouvements observés durant le Covid et là encore, pas d’exode inédit mais un renforcement des tendances. On peut y découvrir l’importance de ce que les chercheurs appellent l’économie résidentielle[8], c’est-à-dire de la dynamisation d’un espace par l’arrivée de populations qui s’y implantent et y apportent, de ce fait même, des revenus, des capacités productives, des consommations de biens et de services – on peut donc considérer cette implantation comme un transfert de ressources et de compétences.

Parmi les acteurs majeurs de cette « résidentialisation », on a très tôt insisté sur le rôle des retraités qui viennent s’installer en proximité du bord de mer, mais aussi des propriétaires de résidences secondaires – celles-ci éventuellement louées en partie durant l’année, phénomène dont l’importance ne cesse de croître avec le développement des plateformes comme Airbnb. Nombre des nouveaux entrants dans des espaces littoraux (et on pourrait désormais constater la même chose au sein de périmètres de montagnes redynamisés et de certains secteurs statistiquement ruraux qui connaissent un frémissement des arrivées depuis deux ans) s’avèrent souvent bi voire tri-résidents, et vivent donc un habiter que le géographe Mathis Stock qualifie de « polytopique », c’est-à-dire doté de plusieurs ancrages géographiques en matière domiciliaire et de pratiques régulières[9].

L’urbain contemporain est devenu médiocre, par inattention principielle et volontaire à tout ce qui ne rentre pas dans la ligne de l’optimisation économique et fonctionnelle.

Cette tendance est en renforcement constant et toutes les recherches menées sur la période pandémique convergent pour conclure que beaucoup des phénomènes observés sont liés à la multirésidentialité. Des couples, surtout ceux avec des moyens financiers réels, se dotent d’un nouveau logis, ou investissent une maison de vacances pour un temps plus long que les congés et scolarisent leurs enfants, notamment s’ils sont jeunes – les données scolaires analysées par Olivier Bouba-Olga montrent que l’augmentation des inscriptions observées dans les écoles primaires des espaces péri-urbanisés est plus nette là où le taux de résidence secondaire est le plus élevé – pour bénéficier d’un meilleur cadre de vie. Point d’exode, donc, plutôt mise en œuvre de stratégies (multi)résidentielles par des ménages qui, majoritairement, possèdent un fort capital (économique, culturel et symbolique) qui procède de leur position urbaine, et qui restent arrimés à une forme de vie urbanisée.

Enfin, comment ne pas rappeler que, depuis les années 1990, la France a connu (en contexte de croissance sensible de la population nationale) un mouvement marqué de développement démographique et économique de la plupart des plus grandes aires urbaines : alors que s’est maintenue la puissance de la mégapole parisienne, le pays s’est « métropolisé » et l’on a vu se constituer en région des systèmes urbains dynamiques, aux ramifications de plus en plus lointaines, attractifs, aux géographies complexes.

Ces pôles ne sortent pas vraiment affaiblis de la période pandémique, mais on a pu constater un phénomène intéressant et qui, une fois encore, constitue une accentuation d’une tendance qu’on peut observer au moins depuis la crise financière de 2008 : la métropole déçoit et recueille de plus en plus de critiques, notamment dans les périmètres les plus centraux. La pandémie a sans doute renforcé, notamment à l’occasion du premier confinement du printemps 2020, la prise de conscience de l’inconfort de la vie urbaine. Bien des habitants réalisèrent, sauf ceux qui purent, en raison de leurs moyens, se mettre au large, à quel point le modèle standard de croissance urbaine des vingt dernières années avait réduit la question de l’aménité et du bien-être au statut de variable résiduelle de stratégies toutes entières dévouées à la satisfaction des besoins économiques. Ainsi plusieurs décennies de projets urbains tous azimuts ont contribué à la mise en place d’une ville dans l’ensemble de plus en plus coûteuse et peu agréable pour ses habitants ordinaires.

L’injonction : « Restez chez vous !» a permis de réaliser cet inconfort général des logements dans les espaces les plus denses des aires urbaines et leur inadaptation à des activités de télétravail. On a pris conscience qu’un logement dans une métropole s’avère agréable si … l’on y demeure peu ; il constitue une simple base d’accès aux services, aux loisirs, aux équipements, en même temps qu’un bien permettant l’accumulation de capital pour son propriétaire (qui n’est pas encouragé à améliorer sa qualité, mais à maximiser sa rentabilité).

L’expérience du confinement a aussi permis de réaliser, par défaut de fonctionnements ordinaires, à quel point la place dévolue à l’automobile (les routes mais aussi les parkings) était considérable, les espaces d’aération, les véritables jardins (là où l’on peut encore bénéficier de plantations en pleine terre), les places de halte et de repos étaient rares, les services et les commerces de première nécessité éloignés. Mais aussi à quel point la métropole équipée, aménagée, travaillée par l’architecture, l’urbanisme et les ingénieries standards, privatisée par les entreprises, (mais aussi par les urbains réduits à être des consommateurs), support de spéculation et de rente économique devenait vaine lorsque tout se trouvait à l’arrêt.

Bref l’urbain contemporain est devenu médiocre, par inattention principielle et volontaire à tout ce qui ne rentre pas dans la ligne de l’optimisation économique et fonctionnelle. Ce constat a sans doute renforcé la volonté de certains ménages de trouver de meilleures conditions résidentielles, pour eux et leurs enfants, mais aussi plus d’aménités paysagères et environnementales, plus de calme. Ceux qui ont pu en avoir les moyens ont pu investir dans une autre résidence (et au passage réaliser des placements financiers intéressants dans le cadre d’une anticipation d’une hausse de marchés immobiliers encore à coût faible), pour pouvoir s’y installer un temps (celui, par exemple, de la scolarisation des enfants en primaire, ensuite la pression pour trouver les établissement scolaires susceptibles de réaliser les « parcours de réussite » sera sans doute la plus forte) et y assurer l’activité professionnelle pour partie en télétravail, pour partie en se déplaçant dans le bassin d’emploi d’origine.

Ainsi, ce que le discours sur l’exode urbain manifesterait, ce serait aussi une accentuation de la critique du modèle de métropolisation qui s’est imposé depuis 40 ans, mais transformée en stratégie résidentielle opportuniste par des ménages qui ont au demeurant plutôt profité de ce modèle. Les premiers de corvée de la pandémie, quant à eux, n’ont guère d’autres choix que de continuer à endurer des vies urbaines contraignantes.

2. La rhétorique de l’exode urbain fait écran à la compréhension de tous ces processus qui témoignent d’une relationnalité systématique entre tous les espaces inscrits dans la logique de l’urbanisation, relationnalité qui s’exprime au mieux dans les formes de vie des habitants. Que cette imagination fasse mieux que perdurer témoigne d’une dissonance entre les réalités scientifiques, les expériences habitantes pratiques et la mythologie. Ne faudrait-il pas y voir l’indice de l’importance prise dans notre pays par la méfiance collective envers l’urbain, qui peut se muer en véritable «urbanophobie » ? Ce mot désigne une condamnation de la ville par principe, en raison de la corruption qu’elle porterait en elle-même des valeurs sociales, culturelles et politique. Cette attitude s’accompagne souvent d’une allégorie contraire de la campagne idéalisée, vertueuse en elle-même et d’une nature préservée par l’écart de l’urbanisation.

Cette attitude est loin d’être uniquement française et contemporaine ; on la retrouve depuis longtemps dans de nombreuses sociétés[10]. En France, toutefois, on note une constance et une diffusion remarquables de cette opposition de principe, culturelle et politique, à la ville. Elle est sans doute liée à la force historique d’une « légende dorée » qui met en avant un génie particulier de l’espace français qui procéderait de la qualité de sa ruralité, imaginée à la fois en tant que principe civilisationnel cohésif et « marqueterie » de petits « pays », de campagnes, de villages où se vivrait au mieux le génie des lieux, où se manifesterait une parfaite authenticité des cultures locales – le découpage communal, auquel l’attachement reste ferme, demeurant un emblème de cette persistance d’un patriotisme de clocher.

Bref une civilisation préférable à celle des villes, car plus « authentique », appuyée sur des « traditions » (pour beaucoup, au demeurant, inventées très récemment), source de bonheur et d’épanouissement. Le président Emmanuel Macron en visite dans le Lot à l’été 2021 a vanté en termes lyriques « la ruralité heureuse », mettant ses pas dans ceux de la plupart des responsables politiques.

Une telle valorisation se retrouve aujourd’hui dans des expressions aussi disparates et contradictoires entre-elles que l’écologie (qui entretient un rapport conflictuel à l’urbanisation considérée comme destructrice des écosystèmes et prédatrice des ressources, ce qui par ailleurs n’est pas inexact, mais ce constat pourrait ne pas déboucher pour autant sur une condamnation de principe), l’apologie des circuits courts, la fascination pour les terroirs, l’appel à l’activisme territorial (qui trouve dans les ZAD ou leur équivalent des étendards, avec souvent une filiation symbolique établie avec le mouvement du Larzac et avec la constellation « Volem Viure Al Païs »), mais aussi le maintien des traditions de la chasse et de la pêche censées défendre la ruralité menacée par l’urbanisation, voire les mouvements autonomistes.

On trouve des urbanophobes dans tout le spectre du champ politique. A l’extrême gauche et à gauche elle est très notable. Le livre, couronné par le prix de l’écologie politique en 2018 : Les métropoles barbares, de Guillaume Faburel[11], est assez explicite de cette tendance, comme son titre l’indique. L’auteur y élabore une critique morale de l’urbanisation contemporaine, à partir d’un travail d’examen, qui comporte bien des éléments solides, des formes contemporaines de la métropolisation. Il prône désormais une « écologie post-urbaine » – on ne serait être plus clair. A droite et à l’extrême droite, la critique de la ville est souvent une constante, notamment des élus locaux et des parlementaires – les sénateurs, en particulier, qui se targuent à plus d’une occasion de représenter la France rurale, négligée selon eux par les « élites ».

Les villes de province sont chéries jusqu’à ce qu’elles se métropolisent, grossissent, se connectent aux flux et mouvements de la mondialisation, deviennent des « petits Paris » à l’échelle d’une région de plus en plus vaste.

On se souvient de la fameuse déclaration de Pétain : « La terre, elle, ne ment pas ». Elle exprimait une défiance intrinsèque par rapport à une urbanisation déjà pensée à l’époque, et depuis longtemps, comme au fondement du déracinement[12] et de la perte des valeurs, elle manifestait une nostalgie d’une époque d’avant l’exode rural, celui-ci pensé comme un traumatisme. La formule emblématique du maréchalisme, écrite par Emmanuel Berl, a d’ailleurs été reprise, de manière positive, en 2019 par Éric Zemmour dans un commentaire sur la funeste disparition des villages, rédigé à propos de la parution d’un livre de Jean-Pierre Rioux. L’article, qui déplore la fin du monde des campagnes et de ses « valeurs » fut publié par le Figaro le 24/04/2019 sous le titre : « La terre, elle, ne parle plus ». Il s’agit d’une claire rhétorique urbanophobe, réactionnaire au sens strict, et de façon assumée.

Une spécificité française tient sans doute à ce que cette urbanophobie se modalise dans la détestation paradoxale de Paris ; paradoxale car la capitale est à la fois celle qui incarne un État National souvent invoqué et convoqué et celle qui aspirerait l’énergie du « pays réel », le phagocyterait – ce qui au demeurant est inexact puisque les analyses d’économie régionale montrent que Paris en particulier et toutes les aires urbaines principales en générales, produisent plus de richesses qu’elles n’en consomment et qu’elles permettent donc les transferts de ressources vers les autres espaces[13].

On trouve dans le fameux Paris et le désert Français de Jean-François Gravier, publié en 1947, une claire expression de cette vision. Ce livre, sans cesse pris en référence par un grand nombre d’argumentaires prônant la nécessité d’aménager le territoire, instruit le procès de Paris, plus encore que de l’urbanisation[14]. Le plaidoyer est vif pour un « équilibre » territorial, ce fameux état idéal qu’il faudrait atteindre et qui participe d’une autre mythologie : celle de la possibilité d’obtenir à nouveau une répartition isotrope du peuplement et des activités qui serait justement celui de la France rurale, idée restée active jusqu’à nos jours et jamais très éloignée des discours de valorisation de l’exode urbain. L’ouvrage emprunte le ton du pamphlet pour dénoncer une capitale qui vampirise le pays et stigmatiser le « développement tératologique de la capitale », qui « dévor[e] la substance nationale », et « stérilis[e] la plupart des économies provinciales ».

Aujourd’hui encore, les villes de province sont chéries jusqu’à ce qu’elles se métropolisent, grossissent, se connectent aux flux et mouvements de la mondialisation, deviennent des « petits Paris » à l’échelle d’une région de plus en plus vaste. Alors elles deviennent dénoncées elles-aussi comme prédatrices et l’amour se reporte alors sur les moyennes et petites villes et les villages, qui pourtant sont tout autant urbanisés, mais dans lesquelles les signes extérieurs des traditions territoriales paraissent mieux conservés, jusqu’à devenir des éléments du folklore servi aux touristes en quête d’authenticité.

La double matrice : une campagne mythifiée, une capitale stigmatisée donne la spécificité de l’urbanophobie à la française. La rhétorique de l’exode urbain perpétue une dualité insurpassable de la « ville » et de la « campagne » essentialisées, là où il n’existe que des liens et des échanges, des compositions complexes d’espaces hétérogènes et de pratiques mêlées. Pour l’historien Pierre Cornu, qui analyse la persistance de ce dualisme depuis le début du XIXe siècle : « on a construit un imaginaire associé d’un côté à la ville, à la liberté, à l’aventure, à l’innovation ; de l’autre côté à la ruralité, à la sécurité, au lien social, à la famille, au côté organique et charnel ». Selon lui, « quand [la société] est dans une phase d’optimisme face au futur, elle a tendance à survaloriser l’urbain. Quand elle est en crise, elle survalorise au contraire l’idée des racines et des campagnes » [15]. Nous serions dans un de ces moments forts de dénigrement de l’urbanisation.

Dont acte, mais il n’en reste pas moins que cette imagination « performe » au plan politique, elle fonde actes et des justifications d’interventions publiques. Elle entrave la compréhension partagée des profondes modifications des sociétés et des espaces de vie des français et des inégalités et injustices qui en procèdent. Elle ne permet ni d’affronter les troubles du temps, ni de se préparer à faire face aux effets du changement global. Il serait donc urgent de changer de disque.


[1] Samuel Depraz, « L’exode urbain, un mythe », AOC, 2 décembre 2021.

[2] Cf. Michel Lussault, Hyper-lieux. Nouvelles géographies de la mondialisation, Le Seuil, 2017.

[3] Cf. Neil Brenner and Christian Schmidt, « The “urban age” in question », International Journal of Urban and Regional Research, vol 38-3, 2014, 731 -755.

[4] Henri Raymond (dir.), L’habitat pavillonnaire, CRU, 1966.

[5] Gérard Bauer & Jean-Michel Roux, La rurbanisation, ou la ville éparpillé, Le Seuil, 1976.

[6] Jérome Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Le Seuil, 2021.

[7] Bernard Kayser, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Colin, 1990.

[8] Cf, notamment les travaux de Laurent Davezie, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses. Seuil, coll. « La République des idées », 2009 et de Bernard Pecqueur et Magali Tallandier, « Les espaces de développement résidentiel et touristique – état des lieux et problématiques ». Territoires 2040, no 3, 2011, p. 120-138.

[9] « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. »EspacesTemps.net, Travaux, 2006

[10] Joëlle Salomon Cavin, La ville mal-aimée, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005.

[11] Guillaume Faburel, Les métropoles barbares. Pour en finir avec les grandes villes, Le passager Clandestin, 2018. Idem, Pour une écologie post-urbaine, Le passager clandestin, 2020.

[12] Il y aurait beaucoup à dire pour étudier le trope du déracinement, ses différentes manifestations historiques qui voient des personnages aussi dissemblables que Barrès et Simone Weil s’emparer de la question dans des perspectives au demeurant totalement différentes.

[13] On rappellera au demeurant que le solde migratoire de Paris intra-muros et de l’Ile de France (la région pouvant aisément être considérée comme congruente de la mégapole parisienne) est en général négatif depuis longtemps et que la croissance démographique n’y est assurée que par le solde naturel. Au total, le solde migratoire de l’Ile de France est en déficit cumulé de plus d’1 million d’habitants depuis les années 1990.

[14] Cf. Bernard Marchand, « La haine de la ville : Paris et le désert français de Jean-François Gravier », in L’information géographique, 3, 2001, pp. 234-253.

[15] Pierre Cornu, [Exode urbain] « L’imaginaire d’une purification par la fuite », Revue en ligne Sésame, Inrae, publié le 11 octobre 2021

Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

Notes

[1] Samuel Depraz, « L’exode urbain, un mythe », AOC, 2 décembre 2021.

[2] Cf. Michel Lussault, Hyper-lieux. Nouvelles géographies de la mondialisation, Le Seuil, 2017.

[3] Cf. Neil Brenner and Christian Schmidt, « The “urban age” in question », International Journal of Urban and Regional Research, vol 38-3, 2014, 731 -755.

[4] Henri Raymond (dir.), L’habitat pavillonnaire, CRU, 1966.

[5] Gérard Bauer & Jean-Michel Roux, La rurbanisation, ou la ville éparpillé, Le Seuil, 1976.

[6] Jérome Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Le Seuil, 2021.

[7] Bernard Kayser, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Colin, 1990.

[8] Cf, notamment les travaux de Laurent Davezie, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses. Seuil, coll. « La République des idées », 2009 et de Bernard Pecqueur et Magali Tallandier, « Les espaces de développement résidentiel et touristique – état des lieux et problématiques ». Territoires 2040, no 3, 2011, p. 120-138.

[9] « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. »EspacesTemps.net, Travaux, 2006

[10] Joëlle Salomon Cavin, La ville mal-aimée, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005.

[11] Guillaume Faburel, Les métropoles barbares. Pour en finir avec les grandes villes, Le passager Clandestin, 2018. Idem, Pour une écologie post-urbaine, Le passager clandestin, 2020.

[12] Il y aurait beaucoup à dire pour étudier le trope du déracinement, ses différentes manifestations historiques qui voient des personnages aussi dissemblables que Barrès et Simone Weil s’emparer de la question dans des perspectives au demeurant totalement différentes.

[13] On rappellera au demeurant que le solde migratoire de Paris intra-muros et de l’Ile de France (la région pouvant aisément être considérée comme congruente de la mégapole parisienne) est en général négatif depuis longtemps et que la croissance démographique n’y est assurée que par le solde naturel. Au total, le solde migratoire de l’Ile de France est en déficit cumulé de plus d’1 million d’habitants depuis les années 1990.

[14] Cf. Bernard Marchand, « La haine de la ville : Paris et le désert français de Jean-François Gravier », in L’information géographique, 3, 2001, pp. 234-253.

[15] Pierre Cornu, [Exode urbain] « L’imaginaire d’une purification par la fuite », Revue en ligne Sésame, Inrae, publié le 11 octobre 2021