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L’ambition européenne de Macron : quand souveraineté rime avec sécurité

Politiste

« Relance, puissance, appartenance » : la devise de la présidence française du Conseil de l’Union européenne incarne la continuation entre la vision de l’UE défendue par Emmanuel Macron et celle de ses prédécesseurs. Si le président-candidat a fait de la promotion de la souveraineté en Europe l’étendard de son identité politique, la conception qu’il s’en fait néglige la question démocratique pour se focaliser sur une approche sécuritaire. Texte publié en partenariat avec l’Association française de science politique.

Depuis 2017, Emmanuel Macron a fait de la promotion de la souveraineté européenne l’étendard de son identité politique, en France comme sur la scène européenne. Il s’agit conséquemment du thème phare de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne (qui réunit les ministres nationaux) dont la France tient les rênes durant le premier semestre 2022. L’invasion russe de l’Ukraine au mois de février dernier vient à la fois alimenter et bouleverser « l’agenda de souveraineté » de la France de manière ambivalente.

Les notions « d’union toujours plus étroite », d’autonomie stratégique voire même d’Europe fédérale, sont bien connues dans les débats sur l’Union européenne. En revanche, déplacer le concept de souveraineté vers le niveau européen soulève de nombreuses questions. En quoi l’Union européenne peut-elle être souveraine? Qui est le souverain dans cette union parfois malaimée, hétérogène et en perpétuelle reconfiguration ? Quelles mesures politiques, quels projets concrets doivent-ils, selon la doctrine élyséenne, permettre d’accomplir ce dessein ?

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À partir du point de vue de la science politique et des études européennes, trois lignes d’analyse se dessinent. Premièrement, l’ambition macronienne n’a qu’un lien ténu avec les défis liés à la souveraineté auxquels l’Union européenne est aujourd’hui confrontée. Deuxièmement, l’agenda qui guide la présidence française du Conseil ne marque ni un tournant politique, ni une innovation intellectuelle ; il témoigne au contraire d’une grande continuité avec les positions défendues par la France depuis les débuts de l’unification européenne après la Seconde Guerre mondiale. Troisièmement, la conception de la souveraineté européenne défendue par Emmanuel Macron néglige la question démocratique pour se focaliser sur la sécurisation de l’Europe à travers le renforcement des compétences régaliennes de l’Union européenne en matière de sécurité intérieure et extérieure. Si l’autonomie géopolitique et militaire est au final le point de mire revendiqué de « l’agenda de souveraineté », il n’est pas sûr que la trajectoire de militarisation accélérée par la guerre en Ukraine implique une plus grande autonomie des Européens, notamment vis-à-vis de l’OTAN.

Conflits de souveraineté

Selon le programme de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la souveraineté européenne se décline dans le triptyque « relance, puissance, appartenance », slogan dont la musicalité est particulièrement appréciable en français. Affirmer la souveraineté européenne pour générer un sentiment « d’appartenance » parmi les citoyens européens à une communauté politique continentale : l’idée interpelle. Des recherches récentes montrent que les questions de souveraineté sont, au contraire, porteuses de nombreux conflits. Qui plus est, les sources et les terrains de conflit se sont déplacés. On pense par réflexe à des conflits verticaux opposant des États jaloux de leur souveraineté nationale face à une Union européenne toujours plus avide de compétences, de centralisation et de supranationalisme.

Pourtant, on a vu se développer au XXIe siècle des conflits plus horizontaux qui mettent en jeu la manière dont parlements, cours, exécutifs, ou société civile mobilisée dans la rue prétendent tous incarner la volonté populaire, fondement même de la souveraineté dans les systèmes démocratiques. Le principe de souveraineté populaire ne semble contesté nulle part en Europe, où les monarchies sont parlementarisées et les théocraties depuis longtemps abolies. En revanche, les conflits institutionnels sur comment garantir l’expression de la souveraineté populaire se sont multipliés. Cela s’est traduit par une contestation importante de l’État de droit en Europe centrale et orientale, par exemple, ou encore par la montée en puissance de partis populistes antisystèmes, critiques envers le fonctionnement de la démocratie libérale représentative. Par ailleurs, des conflits territoriaux permettant de définir le groupe constitutif du peuple ont également surgi à travers des mouvements régionalistes voire séparatistes en Espagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Belgique.

L’aporie de la souveraineté européenne

Sur cette toile de fond, l’Union européenne fait face à un double problème. D’un côté, son modèle politique et institutionnel est fondé sur l’idée que les États, c’est-à-dire au fond, les gouvernements, sont les principaux dépositaires de la souveraineté (nationale), qu’ils partagent lorsqu’ils sont amenés à prendre des décisions collectives au sein des institutions européennes. Non seulement les dimensions représentative et participative restent, elles, atrophiées à l’échelle européenne ; mais la pratique de la souveraineté « partagée » par les exécutifs a même affaibli la souveraineté parlementaire et populaire dans les démocraties nationales. En effet, les gouvernements s’engouffrent fréquemment dans la brèche européenne pour prendre à Bruxelles des décisions qu’ils n’assument pas pleinement devant le parlement ou dans la presse nationale.

En l’absence de peuple européen unifié pouvant être, en tant que tel, détenteur de la souveraineté européenne, celle-ci est condamnée à rester une impossibilité conceptuelle et démocratique aussi longtemps qu’on ne sait pas comment faire participer et décider ensemble plusieurs peuples qui sont distinctement souverains. Jusqu’à aujourd’hui, organiser un référendum à l’échelle européenne s’est par exemple avéré impossible.

Alors qu’il faudrait chercher avant tout à « démocratiser l’Europe » par des innovations permettant de réhabiliter la dimension populaire de la souveraineté, ces avancées sont au contraire obérées par la résurgence du nationalisme et les crispations identitaires sur la notion de souveraineté nationale. La revendication d’une souveraineté européenne, dans ce contexte, alimente dès lors la polarisation dangereuse des opinions nationales divisées entre les « bons » et les « mauvais » Européens.

Les invariants de la vision française

Or l’agenda macronien n’apporte aucune réponse à ces problèmes aigus. Aucune réforme institutionnelle ou démocratique de grande ampleur n’est actuellement avancée par la France. On évoque timidement un engagement à suivre les recommandations de la Conférence sur l’avenir de l’Europe dans des termes vagues à ce stade. Le programme de la présidence française se concentre sur des mesures à la marge. On note donc un net recul par rapport au discours du Président français à la Sorbonne en 2017, dans lequel il avait appelé à un renforcement du parlementarisme et à une démocratisation de la zone Euro, ou encore sa tribune de 2019 invoquant une « renaissance » européenne.

À bien des égards, le slogan de la Présidence française du Conseil, « Relance, puissance, appartenance », est avant tout la reformulation d’une vision typiquement française de l’Europe qui est restée remarquablement constante au cours du temps. Cela est particulièrement frappant si l’on se rappelle les programmes des deux présidences précédentes du Conseil. En 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la France avançait alors quatre priorités : 1) l’énergie et le développement durable, préfigurations du nouveau modèle de croissance verte promu par Emmanuel Macron, 2) l’immigration et les frontières, 3) la défense européenne, avançant déjà toutes deux l’idée de puissance et 4) la réforme de la politique agricole commune. En 2000 sous la présidence de Jacques Chirac, la Présidence française du Conseil entendait « concilier modernisation économique et modèle social européen » (relance), rendre l’Europe plus proche des citoyens » (appartenance) et « renforcer la place de l’Europe dans le monde » (puissance).

Si l’ordre des priorités et les inflexions ont changé avec le contexte, on retrouve les mêmes ingrédients : une économie forte, la poursuite de la convergence en matière sociale, la question du rapport au citoyen et l’affirmation de l’Union comme acteur international de premier plan.

Malgré un souci pour la question de l’identité civique et culturelle des Européens, on reste loin d’une réarticulation de la souveraineté à l’échelle européenne permettant de clarifier la relation entre gouvernés et gouvernants. La question fondamentale de la souveraineté – à savoir comment des peuples peuvent-ils être non seulement interdépendants mais aussi souverains ensemble ? – reste sans réponse.

Sécuriser l’Europe pour générer la puissance et l’appartenance

S’il reprend des thèmes typiques de la Ve République gaullienne, l’agenda de souveraineté d’Emmanuel Macron place un accent très marqué sur la sécurité. La souveraineté y est envisagée essentiellement à travers un prisme sécuritaire visant à doter l’Union de prérogatives régaliennes plus fortes face aux menaces internes et externes. Cette visée s’accorde avec un souci constant de continuer à projeter la puissance française sur le plan international, aujourd’hui par le truchement de l’Union européenne.

Dans le programme de la présidence française du Conseil de l’UE, trois thèmes sont mis en exergue comme constitutifs de la souveraineté européenne : la réforme de la gouvernance de l’espace Schengen afin de garantir la sécurisation des frontières extérieures de l’Union et le renforcement des contrôles aux frontières intérieures et la maîtrise des flux migratoires ; l’intégration de la politique de défense et de sécurité impliquant un renforcement de l’autonomie vis-à-vis de l’OTAN ; la maîtrise par l’Union de son voisinage, en particulier avec des partenariats renforcés avec l’Afrique et les Balkans.

Derrière le vocable de la souveraineté européenne, l’objectif est surtout l’autonomie stratégique face aux principales puissances mondiales (Russie et Chine en particulier, voire les USA ?) et le maintien de la capacité à peser sur les équilibres géopolitiques mondiaux, deux thèmes gaulliens.

De manière plus surprenante, le volet « appartenance » de ce même programme est en grande partie phagocyté par le prisme sécuritaire. L’unique page du programme consacrée à la question démocratique est pour moitié dédiée à la lutte contre les menaces hybrides et la sécurisation des systèmes d’information face aux manipulations et aux attaques extérieures. Enfin, on y trouve également une volonté de défendre vigoureusement l’État de droit en incitant la Commission européenne à sanctionner les éventuelles violations aux principes démocratiques, notamment en suspendant la distribution des sommes émanant du fonds de relance et de résilience créé en 2020.

Des dynamiques paradoxales

D’un point de vue historique, nul doute que la création de l’appartenance à une communauté politique fut souvent le fruit d’une volonté collective de faire bloc contre les menaces, réelles ou construites. Au moment même où la France cherche à promouvoir la souveraineté européenne, l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine met à l’épreuve les fondements mêmes d’une possible souveraineté européenne synonyme de puissance et d’appartenance.

D’une part, il semble que la solidarité envers les Ukrainiens désamorce la figure, héritée notamment du conflit syrien, du réfugié comme menace, montrant du coup les Européens empêtrés dans leurs incohérences quant aux valeurs devant guider la politique commune d’asile et de migrations.

D’autre part, l’agression russe renforce l’impératif d’accroissement des capacités militaires européennes. Le signe le plus spectaculaire en est le virage stratégique majeur opéré par la Chancelier allemand Olaf Scholz, qui rompt avec des décennies de réticence voire d’atonie de l’Allemagne en matière de défense. Ce tournant européen de la puissance suscite l’enthousiasme de nombreux observateurs se félicitant que l’Europe ait enfin été réveillée de sa torpeur stratégique et que l’époque de la foi naïve dans le pouvoir « mou » des normes soit révolu ; certains allant même jusqu’à arguer, avec assez peu de subtilité, qu’on pourrait ériger « une statue à Poutine » pour avoir œuvré à l’unité européenne.

Pourtant, on peut s’interroger sur l’émergence d’une défense européenne autonome, alors qu’on voit surtout l’OTAN resserrer les rangs sous la houlette américaine. L’avenir dira si cela peut créer des conditions favorables ou, au contraire, obérer l’expression d’une voix européenne indépendante dans le triste concert des puissances.

Au vu des dangers qui menacent la démocratie en dehors de l’Union européenne comme en son sein, il faudra plus que des frontières sécurisées et une Union militarisée pour rendre les Européens souverains, c’est-à-dire égaux dans la maîtrise de leur destin collectif.

Ce texte est publié dans le cadre d’un partenariat avec l’Association Française de Science Politique, en écho à un épisode du webinaire Poli(cri)tique consacré à la présidence française et la souveraineté de l’Union européenne. Il est visible ici.


Amandine Crespy

Politiste, Chercheuse au Centre d’étude de la vie politique et à l’Institut d’Etudes Européennes de l’Université libre de Bruxelles