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IVG aux USA : la menace réactionnaire de la Cour suprême

Historien

Le projet de décision Dobbs, qui a fuité lundi soir et serait dû au juge Alito avec le soutien majoritaire de quatre de ces collègues – dont les trois juges nommés pendant le mandat du président Trump – couronne une stratégie au long cours de la droite religieuse états-unienne. En réfutant la logique même de l’arrêt Roe, décision qualifiée « d’épouvantable » et « d’erronée », ce projet réalise tous les souhaits du mouvement prolife depuis 1973.

Depuis le 1er décembre dernier et les débats publics devant la Cour suprême, il était clair que l’issue de l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, qui oppose l’État du Mississippi à la dernière clinique qui pratique encore l’IVG dans cet État du Sud, ne serait guère favorable aux partisans de la liberté de choix des femmes. Les questions d’une majorité des magistrats de la Cour le laissaient entendre.

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En 2018, l’État pieux et très conservateur du Mississippi a passé une loi, le Gestational Age Act, qui fixait à 15 semaines la limite légale pour qu’une femme puisse mettre un terme à sa grossesse. Ce délai légèrement supérieur à la limite française (14 semaines d’aménorrhée) n’en contrevenait pas moins avec le cadre posé outre-Atlantique depuis janvier 1973 par l’arrêt fondamental Roe v. Wade d’un droit à l’avortement garanti jusqu’à la fin du premier trimestre de grossesse. Or depuis cinquante ans, cet acquis fondamental des femmes états-uniennes à disposer de leur propre corps est la cible d’un assaut concerté de la droite religieuse et de ses alliés républicains. Nombre de commentateurs envisageaient une remise en cause progressive de Roe, validant par exemple la loi du Mississippi sans pour autant effacer toute garantie fédérale.

Le projet de décision qui a fuité depuis lundi soir sur le site Politico et qui serait dû au juge Alito avec le soutien majoritaire de quatre de ces collègues, dont les trois juges nommés pendant le mandat du président Trump, est beaucoup plus radical et prétend annuler purement et simplement « cette décision épouvantable ». Cette révélation provoque un double choc politique et judiciaire qui révèle au grand jour la radicalité conservatrice de la Cour modelée durant le mandat Trump et l’acuité du conflit politique et culturel autour de la question de l’avortement aux États-Unis. 

En avançant le concept déterminant de « droit à la vie privée », l’arrêt Griswold banalisa la contraception et accompagna la « libération sexuelle »

La Cour suprême, institution incarnant le sommet du pouvoir judiciaire aux États-Unis, a été créée par l’article trois de la Constitution fédérale en 1788. Ses membres, choisis par le président et confirmés par la majorité du Sénat, siègent à vie. La Cour joua pourtant longtemps un rôle limité dans la politique nationale malgré l’affirmation du contrôle de constitutionalité dès 1803. Symboliquement, ce fut seulement en 1935 que les juges de la Cour disposèrent enfin de leur propre bâtiment dans la capitale fédérale avec cet éminent temple de marbre blanc à l’antique tout à côté du Congrès que les caméras de télévision nous montrent régulièrement.

Cette nouvelle solennité de marbre coïncida avec un affrontement majeur avec le président Roosevelt et sa majorité. Les juges les plus conservateurs annulèrent une série de lois votées à l’arrivée du président démocrate à la Maison-Blanche pour faire face à la Grande Dépression. La Cour palliait alors une opposition conservatrice devenue soudainement minoritaire et s’affirmait comme contre-pouvoir au nom de la défense « des libertés ».

Roosevelt, réélu triomphalement en novembre 1936, proposa dans la foulée un plan iconoclaste de réforme de la Cour qui devait lui permettre de nommer un nouveau magistrat pour chaque juge ayant atteint l’âge de soixante-dix ans. L’idée horrifia jusqu’à ses alliés au Congrès et n’alla nulle part.  Mais elle convainquit, avec des dispositions plus généreuses pour la retraite des magistrats, plusieurs juges de quitter la Cour laissant ainsi le président construire progressivement, nomination après nomination, une majorité à sa main. Il était clair désormais que la composition de la Cour suprême, sa majorité et son orientation étaient devenues des enjeux essentiels de la politique états-unienne. 

Cette politique de nomination judiciaire comprenait des difficultés pour le président et ses équipes. L’impétrant, après son audition et son approbation par le Sénat, sert à la Cour pour le restant de ses jours, et sauf comportement inadmissible, est inamovible. Le président Eisenhower, républicain modéré mais conservateur assumé sur la question raciale pour laquelle il ne voulait aucune implication fédérale, le découvrit lorsque « son » président de Cour, le Californien Earl Warren entraina tous ces collègues à déclarer anticonstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles sudistes en 1954. La fameuse « Cour Warren » (1953-1969) transforma de fond en comble la jurisprudence fédérale en un sens très progressiste.

En s’appuyant sur les injustices indéniables commises par les Blancs contre les Africains Américains dans les Etats du Sud, la Cour créa, par une succession hardie de décisions, une véritable procédure pénale nationale garantissant notamment aux justiciables les plus modestes un avocat (arrêt Gideon en 1964) ou obligeant la police à rappeler aux suspects leur droit à garder le silence (arrêt Miranda en 1966). L’institution se plaça ainsi au centre de la vie politique états-unienne, célébrée par la gauche comme un organe indispensable de progrès et vilipendée par la droite comme un instrument élitiste et non démocratique. 

Sur la question des mœurs et de la liberté des femmes à disposer de leurs corps, la Cour Warren avança un concept déterminant, celui du « droit à la vie privée » (right to privacy). Le juge Douglas, installé à la Cour par Roosevelt en 1939, l’employa pour la première fois en 1965 dans l’arrêt Griswold v. Connecticut à propos du droit à la contraception. La « pilule » contraceptive, commercialisée depuis le début des années 1960, restait encore interdite dans ce petit Etat de Nouvelle-Angleterre dans lequel l’influence de l’Eglise catholique était alors déterminant.

Une militante du Planning familial, Estelle Griswold décida alors de violer la loi en distribuant de la documentation sur « la pilule » afin de tester la constitutionalité de cette interdiction. Le juge Douglas proposa en réponse une interprétation audacieuse du texte constitutionnel. Nulle part dans la Constitution ni dans les dix premiers Amendements (la Bill of Rights) ne peut-on trouver de mention de droit spécifique accordé aux femmes. Mais pour Douglas, « dans la pénombre » de cette Bill of Rights, qui garantit la liberté d’expression et interdit à la police de perquisitionner sans mandat, se loge un « droit à la vie privée » qui doit protéger les couples qui souhaitent avoir recours à la contraception. 

Cet arrêt banalisa la contraception et accompagna la « libération sexuelle » de la seconde moitié des années 1960 aux Etats-Unis. Tandis que le juge Warren prenait sa retraite en 1969 pour être remplacé par le plus modéré Warren Burger, choisi par le président républicain Richard Nixon, les féministes et leurs alliés avaient désormais un nouvel objectif : faire reconnaître le droit à l’interruption volontaire de grossesse.

L’arrêt Roe v. Wade de janvier 1973 provoqua une réaction singulière qui différencie nettement les Etats-Unis de la plupart des démocraties occidentales

Les travaux de nombreux historiens ont montré que les pratiques abortives ont existé en Amérique du Nord dès l’époque coloniale au XVIIe siècle. La jurisprudence refuse de les criminaliser avant les premiers signes de mouvement du fœtus à la fin du premier trimestre. C’est seulement au cours du dernier tiers du XIXe siècle, dans un contexte d’angoisse nataliste liée aux suites de la guerre de Sécession, que la profession médicale engage une campagne systématique auprès des autorités de chaque État pour obtenir la criminalisation de l’avortement. Mais l’interdiction ne règle rien et des centaines de milliers de femmes continuent à avorter parfois au péril de leur vie tout au long du XXe siècle.

À la fin des années 1960, le débat est très vif entre ceux qui veulent faire évoluer le cadre législatif et les conservateurs qui, au nom de convictions religieuses, souhaitent maintenir l’interdiction. Pourtant, la cause de l’avortement progresse alors par la voie démocratique. L’État de New York dépénalise l’IVG à l’été 1970 avec le soutien des Républicains, un référendum d’initiative fait de même dans l’Oregon. 

Il était donc concevable que l’IVG soit autorisée dans la plupart du pays via l’action des citoyens ou de leurs représentants. Cette évolution fut pourtant interrompue par la décision Roe v. Wade de janvier 1973. Répondant à un contentieux lancé précédemment par des militants féministes du Texas, la Cour décida, à 7 voix contre 2, dans une décision rédigée par le juge Harry Blackmun, d’empêcher les États d’interdire l’IVG avant la fin du premier trimestre. La décision saluée comme une avancée majeure pour les femmes états-uniennes provoqua une réaction singulière qui différencie nettement les Etats-Unis de la plupart des démocraties occidentales.

Tandis qu’en France, en Allemagne, aux Pays Bas ou en Scandinavie, l’opposition à l’avortement est devenue, après la légalisation, marginale, aux Etats-Unis, Roe v. Wade a marqué la naissance d’un très profond et puissant mouvement pro-life fondé sur la prééminence des églises évangéliques renforcées par l’activisme catholique. Surtout, cette fronde anti-IVG a immédiatement trouvé un débouché politique avec l’alliance signée avec les politiciens de la Nouvelle droite comme Ronald Reagan qui s’engagent pleinement dans cette voie dès la fin des années 1970. 

L’arrivée de Reagan à la Maison-Blanche en janvier 1981 marque l’aboutissement de cette alliance. Désormais, l’opposition à Roe v. Wade devient le critère déterminant des Républicains pour choisir un magistrat fédéral. En juillet 1981, Reagan croit réussir un coup de maître en nommant Sandra Day O’Connor, la première femme à la Cour suprême. Mais la native d’Arizona garde à la Cour le pragmatisme modéré qui a toujours été le sien. En 1992, elle refuse de renverser la jurisprudence Roe et approfondit le fragile compromis entre droit à l’IVG et volonté étatique de contrôle. Sous sa férule, la Cour avance, dans l’arrêt Cassey, qu’aucun État ne peut créer de « fardeau excessif » contre le droit à l’avortement.

Dans les Etats tenus par les Républicains, dans la « ceinture biblique » du Sud mais aussi dans certains Etats du Midwest comme l’Indiana, les adversaires de l’IVG ne désarment pas. Ils continuent à soutenir des lois anti-IVG…généralement retoquées par la Cour suprême. Leur mobilisation se poursuit pourtant, année après année, avec notamment avec la « marche pour la vie » qui rassemble des centaines de milliers de personnes chaque mois de janvier à Washington D.C pour protester contre l’arrêt Roe. 

Lorsque Donald Trump lance sa campagne présidentielle en juin 2015, il sait qu’il aura besoin du soutien des évangélistes qui représentent environ le quart de l’électorat. L’ex-patron de casino, deux fois divorcé, peu pratiquant, doit les séduire. Son islamophobie constitue un premier atout mais c’est surtout l’annonce très publique de sa décision de nommer des juges absolument opposés à l’avortement qui est déterminante. Il accepte de suivre les recommandations d’un lobby conservateur, la Federalist Society, qui dresse des listes de magistrats et de juristes décidés à suivre l’idéologie textualiste du juge à la Cour suprême Antonin Scalia. Selon lui, les magistrats doivent interpréter le texte constitutionnel de manière littérale, sans se permettre les interprétations qui ont eu cours lors de la Cour Warren. Pour Scalia et ses partisans, la logique de l’arrêt Roe constitue de « l’activisme judiciaire » antidémocratique et inacceptable. 

Trump parvient en un seul mandat à faire nommer trois magistrats choisis pour leur opposition à Roe

Le décès inattendu d’Antonin Scalia en janvier 2016 aurait pu faire basculer vers la gauche la majorité plutôt conservatrice de la Cour. Le président Obama propose au Sénat de le remplacer par un magistrat de gauche mais respecté par les Républicains, Merrick Garland. La majorité républicaine du Sénat refuse d’examiner la candidature de Garland et bloque pendant un année ce siège à la Cour suprême. L’élection surprise de Donald Trump permet aux Républicains de convertir ce pari osé.

Trump parvient en un seul mandat à faire nommer trois magistrats choisis pour leur opposition à Roe : Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) et après la mort de Ruth Bader Ginsburg, Amy Coney Barrett quelques semaines seulement avant l’élection présidentielle de 2020. À son arrivée à la Maison-Blanche, Joseph Biden ne peut donc que constater les dégâts : la Cour suprême est acquise à la droite et le restera encore de longues années. Il a beau demander à une commission bipartisane de réfléchir à d’éventuelles réformes, il n’a pas le magistère moral de Roosevelt et ne dispose d’aucune majorité pour transformer la Cour. 

La décision Dobbs, qui a fuité lundi soir, couronne donc une stratégie au long cours de la droite religieuse états-unienne. Il est possible que le projet évolue un peu mais l’orientation radicale semble claire. Dans cet avant-projet, le juge Samuel Alito, nommé par George W. Bush en 2006, réalise tous les souhaits du mouvement prolife depuis 1973 et de son maître Antonin Scalia. Il réfute la logique même de l’arrêt Roe une décision qualifiée « d’épouvantable » et « d’erronée » sur laquelle il est nécessaire, selon lui, de revenir. Il fait la promotion d’une histoire judiciaire orientée dans laquelle l’avortement aurait toujours été interdit alors qu’il a été toléré pendant des décennies. Enfin, il présente la décision d’annuler Roe comme une avancée démocratique, rendre aux citoyens la capacité de décider par eux-mêmes, Etat par Etat s’ils autorisent ou non l’IVG. 

Dans les faits, cette décision rendrait l’IVG illégale dans la moitié des États du pays qui ont déjà préparé les lois nécessaires. Si l’avortement reste possible en Californie, sur la côte Ouest ou à New York, dans les bastions démocrates, il disparaîtrait quasiment complètement du Sud, du Midwest et des Etats des Rocheuses. Les femmes sans possibilité de se déplacer se retrouveraient alors dans la situation d’avant 1973, confrontées aux risques de l’avortement clandestin.

Le président Biden promet aujourd’hui une réaction à la hauteur du défi en inscrivant dans le droit fédéral le droit des femmes à disposer de leur corps. Pour l’heure, sa majorité au Congrès est trop fragile pour le faire, particulièrement au Sénat. L’effacement par la Cour suprême d’un droit constitutionnel à l’IVG permettra-t-il de remobiliser un électorat démocrate déboussolé par les deux premières années Biden moroses, marquées par une sortie laborieuse du Covid et une inflation féroce ? C’est sans doute l’espoir secret de l’assistant de justice qui a fait fuiter ce document. On le saura le 8 novembre prochain lors des élections de mi-mandat.


Simon Grivet

Historien, Maître de conférences à l'Université de Lille