Hommage

Michel Vinaver et le bel aujourd’hui

Dramaturge

Jamais là où on attend tout le monde, cet éternel étranger qu’était Michel Vinaver, aura finalement acquis, par ses pièces autant que sa parole, une stature de classique contemporain indiscutable dont l’influence depuis les années 1980 sur les dramaturges et les metteurs en scène est considérable – et parfois inconsciente. Il est mort dimanche 1er mai.

Ce dimanche, j’ai écrit : « Aujourd’hui, 1er mai, c’est la fête du Travail et c’est aujourd’hui que Michel Vinaver est mort. » 

Et il n’aurait pas pu en être autrement (comme pour Charlie Chaplin disparaissant le jour de Noël ou Léo Ferré le 14 juillet) puisque le « monde du travail » était la scène même de pratiquement tout son théâtre, celui des standardistes de service après-vente, des femmes de chambre, des huissiers, des chefs comptables, des manutentionnaires, des directeurs du personnel, des responsables marketing, des hôtesses de l’air, des soldats, des coiffeurs pour dames, des commerciaux, des représentants syndicaux, des petits commerçants, des cadres du World Trade Center, des ministres, des journalistes, des managers, des créatifs, des ouvrières, des productrices d’émissions, des chevaliers d’industrie – et même des chômeurs. Ce thème, qui lui valut d’incarner une sorte de rapsode des Trente glorieuses, lui a été notoirement accessible par sa carrière à la direction de l’entreprise Gillette menée parallèlement à son activité d’écrivain partiellement clandestine. 

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Aussi constitutif qu’il soit, le travail était surtout pour Vinaver le meilleur accès au présent, cet aujourd’hui, qui était le véritable objet de son écriture. Aujourd’hui, c’est d’abord le titre qu’il avait choisi de donner à sa première pièce en 1955. Mais le Théâtre populaire d’alors, personnifié par Roger Planchon, choisit de la rebaptiser Les Coréens pour la créer comme une pièce d’actualité. Ce déplacement de la pièce, qui se vit désigner de force son sujet, fut un malentendu fondateur, qui, à des degrés divers, poursuivra toujours les œuvres de Vinaver jusqu’à la dernière, Bettencourt Boulevard (2014), dans laquelle, faute de trouver la « pièce-dossier » qu’elle n’est pas, on s’est rattrapé malaisément aux perches d’une apparente satire politique forcément frustrante – alors que son sous-titre, une histoire de France, invitait bien à observer derrière cet aujourd’hui le mouvement des courants lourds d’un narratif profond et aveugle qui se densifiaient progressivement jusqu’à se pétrifier en un bloc cyclopéen incontournable et écrasant. 

Par la suite, Les Huissiers (1957) et Iphigénie Hôtel (1959) attendront leur création respectivement jusqu’en 1980 et 1977 et l’opus magnum de Vinaver, Par-dessus bord (1967-69), sa première pièce à mettre directement en scène la vie de l’entreprise, ne sera créée en intégralité qu’en 1983 en Suisse et en 2008 en France. Il est bien possible que l’aujourd’hui brûlant des deux premières, la guerre d’Algérie, ait fait reculer le TNP auquel elles étaient destinées et que la démesure de la troisième, avec ses 60 personnages déployés sur 25 lieux pendant sept heures ait découragé d’emblée toute production. Mais ces pièces déconcertaient sans doute plus qu’elles intimidaient parce qu’elles ne remplissaient pas la fonction qu’on attendait d’elles, d’être des « pièces-sur » ou des « pièces-contre », des pièces avec un propos sur un sujet. 

Au lieu de cela, elles se penchaient sur un objet, sans en penser quelque chose ni attendre de nous que nous en pensions quelque chose, mais en multipliant les angles de vue et les dimensions observables. Les Huissiers regarde ainsi avec les employés bien parisiens d’un ministère les manœuvres de couloir d’un énième renversement du conseil de la IVe République pressé entre « les évènements », la montée du poujadisme et une lutte improbable entre les lobbys des coiffeurs et l’industrie capillaire, tandis qu’une certaine Mme Aiguedon fait le siège du cabinet pour récupérer le corps de son mari enlevé par les paras ; Iphigénie Hôtel observe des touristes franchouillards coincés dans leurs vacances à Mycènes par le coup d’État d’Alger, tandis que l’hôtelier est à l’agonie et que sa succession se prépare sur la base des relations amoureuses des employés, avec pour décor les ruines du palais des Atrides ; Par-dessus bord quant à elle, pièce monstrueuse comme une sorte de Soulier de Satin du post-fordisme, convoque la comédie musicale, la chronique shakespearienne, la farce médiévale, l’enquête sociologique, l’étude comportementale et la parade de cirque pour raconter, depuis l’ensemble de ses services, l’absorption d’une entreprise familiale de papier-toilette par une multinationale.

Rien dans ces pièces foisonnantes qui offrirait la certitude d’une direction unique, directe, explicite.

Vinaver ne se limitait pas à y articuler classiquement le particulier et le général, l’intime et le politique, le grandiose et le grotesque ; il y superposait les couches multiples de l’expérience humaine, l’ordinaire trivial ou sympathique, l’actualité aux enjeux démesurés, la courte vue des prétendus responsables, l’élémentaire de l’existence dans son tragique ou sa dérision, la vie comme elle vient et le monde comme il va, le présent immédiat des affaires humaines et les perspectives de leur histoire avec un vertigineux horizon mythologique, autant de forces concentrées dans l’aujourd’hui qui se trouvent exposées à leur pleine mesure, qui s’entremêlent et avancent de concert, résonnant les unes dans les autres et s’enrichissant mutuellement, sans hiérarchie ni concurrence, autant d’entrées et de fils politiques, sociaux, relationnels, psychologiques, langagiers, d’évènements aussi insaisissables dans leur portée que palpables pratiquement à l’échelle humaine. Mais rien dans ces pièces foisonnantes qui offrirait la certitude d’une direction unique, directe, explicite, qui leur permettrait de correspondre au modèle dominant de la pièce à thèse et de délivrer le discours social ou idéologique dont elles se devaient d’être porteuse pour être en entendue.

Au lieu de traiter un sujet, qu’il soit social ou politique, Vinaver entendait avec ses pièces ouvrir un champ, au sens d’un champ de forces ou même d’un champ de fouilles, puisqu’il s’employait en premier lieu à dégager de la matière la plus insignifiante, celle de l’ordinaire du présent, le prosaïque aujourd’hui, des éléments forcément épars appelés à valoir pour eux-mêmes – ou peut-être dans le sens plus matériel d’une friche dont le travail d’écriture ferait un jardin. L’objectif était moins d’avoir quelque chose à nous en dire que de nous permettre d’y entendre tout ce que lui-même s’était donné les moyens d’y écouter. Michel Vinaver nous aura ainsi moins parlé d’aujourd’hui qu’il aura fait parler aujourd’hui. Ce qu’il faut également comprendre au sens littéral puisque le langage était justement la matière exclusive de son théâtre. 

Plus que des personnages ou des situations, ses pièces mettaient en scène des discours antagonistes, discours de classe, de genre, d’époque ou de situations, discours possibles ou empêchés, appris, intégrés, contraints, retrouvés, inquisiteurs ou introspectifs, discours de surface ou de profondeur, le discours d’aujourd’hui en somme dans toutes ses manifestations, agencées avec un sens diabolique du montage qui faisait apparaître par des frottements explosifs toutes leurs contradictions, dissonances ou incongruités internes, et ce de façon d’autant plus déconcertante qu’il agissait sans perspective d’interprétation.

L’exemple le plus accompli est sans doute 11 septembre 2001 (tellement d’aujourd’hui qu’elle porte la date du jour) qui consiste en un remontage très serré de la matière langagière s’écoulant des télévisions ce jour-là et qui provoque des échos stupéfiants entre une multitude de perceptions opposées. Le grand final, tissage éloquent de discours verbatim de Georges Bush et Ben Laden, lui valut d’ailleurs quelques difficultés à sa création américaine. 

Ces constructions savantes pouvaient être camouflées dans une apparente linéarité, comme dans ses « pièces de chambres » Nina c’est autre chose et Dissident il va sans dire (1976), études concentrées des sociabilités intimes et surtout dans cette pièce miraculeuse d’équilibre qu’est Les Voisins (1984) ; ou au contraire très radicales, comme dans La Demande d’emploi (1971) qui consiste en un entretien d’embauche infini durant lequel le candidat est assailli par les voix de sa femme et de sa fille qui mettent à nu la vacuité de sa condition, ou dans King (1998), le chef d’œuvre de la maturité de Vinaver, portrait de King Gillette, conquistador du capitalisme (et fondateur de l’entreprise qu’il a lui-même dirigée), inventeur de la jetabilité en même temps que concepteur d’une utopie fondée sur l’abolition de la concurrence, entièrement composé par l’entrelacs de paroles du même personnage à trois âges différents dans un éblouissant jeu de résonnances en miroirs.

Il importe plus que jamais de continuer de se servir du théâtre de Vinaver.

Jamais là où on attend tout le monde, cet éternel étranger qu’était Michel Vinaver, a finalement acquis depuis un quart de siècle, par ses pièces autant que sa parole (notamment un enseignement fondateur à Paris III et Paris VIII), une stature de classique contemporain indiscutable dont l’influence depuis les années 1980 sur les dramaturges (la plus convaincante était probablement Denise Bonal) et les metteurs en scène (le plus conséquent étant sans doute Alain Françon) est considérable – et parfois inconsciente. 

Ce consensus tardif tient probablement en partie à un dernier malentendu pesant sur ces pièces qui datent pour l’essentiel des années 1970 et 80 (10 sur les 18 ont été écrites dans ces deux décennies) et où l’on parle de nouveaux francs, d’agence pour l’emploi, de R5 à protection latérale de bas de caisse, du préfet Marcelin et de cliniques à Londres, des bas Dim et des meubles de chez Roche et Bobois, de moulins à café à vitesse variable, de gros titre de France Dimanche et de doubles-pages dans Jours de France, où Mme Mouchet est l’épouse du directeur de la succursale de la BNP, où l’on s’appelle Dehaze, Ausange, Veluze, Paidou ou Sébastien et Marie-Dominique… bref, ces lieux communs qui étaient la matière même de leur aujourd’hui bel et bien devenu notre hier qui tendent à devenir soit une abstraction opaque soit le support d’une nostalgie consommable bien de chez nous à la Jacques Tati, au même titre que les Mythologies de Barthes ou Je me souviens de Pérec. La perte serait grande si ces pièces discrètement audacieuses devaient s’enfouir sous cette attendrissante poussière muséale.

Il importe plus que jamais de continuer de se servir du théâtre de Vinaver, aujourd’hui et la vague actuelle, massive, de théâtre politique, trop souvent conservatrice dans sa forme et consensuelle dans son propos, aurait beaucoup à apprendre de son choix de la polyphonie contre l’unilatéral, et de l’étrangeté contre la reconnaissance, de son goût pour la contradiction qui n’est jamais une résignation à l’équivalence, de son intelligence à casser à l’endroit juste le flux inquestionné des évidences, de sa conviction que la complexité irréductible du monde est d’abord matière à jubiler et enfin de sa confiance dans l’écriture dramatique, en tant que support constitué à même de rendre la parole théâtrale réellement active.

Dans notre aujourd’hui dominé par des proclamations de vérités univoques et hanté par la post-vérité, le modeste régime de pré-vérité fait de « causalités incertaines », de « jointures ironiques » et attiré par « la cocasserie fondamentale des rapports des hommes avec le monde », proposé par cet écrivain qui était par ailleurs un homme délicieux dont toute la personne incarnait le contraire même du pouvoir, nous offre peut-être la plus réjouissante des planches de salut. 

Le Théâtre complet de Michel Vinaver est édité par L’Arche et Actes-Sud, 2002-2008, 8 volumes. Ses Écrits sur le théâtre sont édités par l’Arche, 1998, 2 volumes

On peut entendre Michel Vinaver lire sa pièce 11 septembre 2001 avec Geoffrey Carey pour l’Atelier Fiction de France Culture en cliquant ici.


David Tuaillon

Dramaturge, Critique