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Comment Kyiv n’est pas tombée

Politiste

Sous prétexte de concentrer ses efforts sur le Donbass, l’armée russe se retirait début avril de la capitale ukrainienne, où se trouve Anastasia Fomitchova depuis le début de la guerre. En réalité, le pouvoir russe a été pris de court par la résistance kyivienne. La politiste rend ici très précisément compte de ces mobilisations collectives qui trouvent leurs racines dans le moment révolutionnaire de 2014.

Le 24 février, Vladimir Poutine lançait une attaque coordonnée sur l’ensemble du territoire ukrainien, sous prétexte d’une « opération spéciale ». Cette invasion intervenait après une montée graduelle de la menace depuis l’encerclement de l’Ukraine au printemps 2021 au prétexte d’exercices militaires, et consécutive à l’enlisement du conflit dans le Donbass, ainsi qu’au blocage des accords de Minsk, renégociés en février 2015.

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Cette invasion est à réinscrire dans le contexte d’une absence d’issue à la guerre dans l’Est selon les termes de la Russie – soit la tenue d’élections avant une démilitarisation de la région, tandis que l’Ukraine demandait un rétablissement du contrôle de la frontière et la tenue d’élections selon la législation ukrainienne – et l’incapacité du pouvoir russe d’empêcher un processus de rapprochement de l’Ukraine avec l’Union Européenne et l’OTAN initié depuis le moment révolutionnaire « Maidan » de l’hiver 2013-2014.

Si le pouvoir russe ne s’attendait pas à une telle résistance, aussi bien militaire que de la part de la population, cette stratégie se fondait sur l’idée d’un pouvoir affaibli et en  (ouvre un nouvel ongperte de légitimité, un manque de centralisation du pouvoir, la fatigue de l’armée ukrainienne après plusieurs années de guerre dans l’Est et l’essoufflement de la vague patriotique.

Après avoir lancé des frappes simultanées, détruisant les axes de communications, les aéroports, les entrepôts militaires, les troupes russes entraient dans la région de Kyiv avec l’objectif d’occuper la capitale et d’assassiner le président en 48/72h, avant d’être stoppées à une trentaine de kilomètres de celle-ci. Malgré les tentatives d’encerclement et d’isolement de la capitale, en essayant de couper l’eau chaude et le chauffage, les axes de communication (antennes de télévision, internet) par des frappes ciblées dans la ville, les troupes russes se retiraient début avril sous prétexte de vouloir concentrer leurs efforts sur le Donbass, selon les annonces du Kremlin.

Si les autorités ukrainiennes avaient pris des mesures pour se préparer à la guerre, par exemple avec la création de la défense territoriale, quelques jours avant l’attaque le président Zelenski appelait la population à garder son calme tandis que les experts du Ministère de la Défense ukrainien qualifiaient de « très improbable » une attaque à grande échelle, au profit d’un scénario accentuant la pression militaire dans les territoires occupés du Donbass.

Les attaques sur la capitale ont donc pris la population au dépourvu, et conduit à un exode massif des habitants vers l’Ouest du pays et les pays limitrophes – il ne restait, à la mi-mars, plus que 1,5 millions d’habitants (officiellement), dans une ville qui en comptait plus de 4 millions. L’incertitude, liée à cette situation, a conduit au développement de réseaux bénévoles pour aider à l’évacuation et au ravitaillement des habitants, sur les logiques déjà observées lors du mouvement protestataire de l’hiver 2013-2014[1].

Ces logiques informelles dans la transmission de l’information se sont également retrouvées dans l’organisation des réseaux d’entraide pour aider les habitants à partir.

L’absence d’informations claires sur les lieux où se trouvaient les troupes russes, et les incursions dans certains quartiers nord (Obolon, Babi Yar) par des groupes de combattants tchétchènes exécutant des civils a, dès les premiers jours, amené au développement de réseaux de communication entre amis, voisins, via les applications sécurisées comme Telegram, pour faire circuler les informations sur les routes à emprunter, communiquer les numéros de chauffeurs de taxi acceptant d’aller chercher des habitants de la région de Kyiv, ou encore s’informer sur les points de ravitaillements, une grande partie des magasins ayant fermé leurs portes après les premières attaques.

Le bureau de l’aide humanitaire du Ministère de la Politique sociale a ainsi organisé des points de ravitaillement dans chaque quartier, distribuant des repas et des rations alimentaires ainsi que des produits de première nécessité. La fondation de Rinat Akhmetov distribuait également de l’aide pour les enfants (vêtements, couches, nourriture pour bébé) à la clinique OHMADTDYT.

Le ravitaillement des personnes isolées s’effectuait par le biais de réseaux d’entraides civils, coordonnés avec les pouvoirs politiques locaux ou autoorganisés pour aller distribuer de l’aide humanitaire directement chez les habitants ou aux réfugiés dans le métro, et des organisations internationales livraient des médicaments à domicile par coursier. Dès la fin du mois de février, la compagnie ferroviaire Укрзалізниця organisait des évacuations vers l’ouest du pays.

Néanmoins, en l’absence de plan d’évacuation par les autorités, ces logiques informelles dans la transmission de l’information se sont également retrouvées dans l’organisation des réseaux d’entraide pour aider les habitants à partir, ou accueillir les déplacés. Des associations et des initiatives bénévoles se sont mises en place dans les principales villes de l’ouest du pays pour les orienter, et leur trouver un hébergement gratuitement.

Les réfugiés étaient ainsi accueillis par des bénévoles à la gare, leur fournissant boissons chaudes, denrées alimentaires, kits d’hygiène, et les orientaient ensuite vers les hébergements disponibles, ou communiquaient les coordonnées des associations locales.

Malgré les tentatives d’encercler totalement la capitale, et d’instaurer un siège, la mobilisation de l’armée ukrainienne et la présence de matériel de défense anti-aérien et d’artillerie lourde ont permis de stopper l’avancée des troupes russes à une trentaine de kilomètres de la ville.

Cette réactivité s’explique d’une part par la création d’un appareil militaire d’État centralisé sous l’autorité du Ministère de la Défense – processus opéré depuis l’intégration des « bataillons de volontaires » à l’armée régulière en 2016 – qui a permis un rapide déploiement des forces armées appuyées par les unités de la défense territoriale. L’autre facteur déterminant a été la mise en place d’une logistique bénévole à l’arrière du front, fondée sur les logiques d’auto-organisation, ayant permis de combler rapidement les besoins matériels des unités militaires.

D’un point de vue géographique, la destruction de trois ponts et l’ouverture du barrage de Kozarovychi a créé un lac peu profond empêchant les véhicules russes de traverser la rivière Irpin, au nord-ouest de la capitale. Cet enlisement, le fort brouillard lié aux températures négatives (- 10 °C, – 15 °C), les difficultés de l’armée russe à coordonner les attaques aériennes et les mouvements des troupes au sol ont permis à l’armée ukrainienne et à la logistique arrière de se mettre en place, et de rattraper le retard lié à l’effet de surprise.

L’armée ukrainienne, qui avait été complètement laissée à l’abandon depuis la chute de l’Union soviétique, s’était reconstituée « par le bas » après 2014.

S’attendant à entrer rapidement dans la ville, l’armée russe s’est ainsi heurtée à des difficultés logistiques et matérielles, se retrouvant parfois à essayer de troquer sur la route des rations de poulet congelés contre de la nourriture, de l’eau, du diesel et des vêtements chauds, avant d’entrer dans une logique d’occupation violente (expropriation, pillage des magasins, exécutions des habitants, viols…) dans les villages autour de Kyiv.

Cet enlisement des troupes russes dans la région de Kyiv a permis d’inverser le rapport de force, en faveur des forces ukrainiennes. La rapidité du déploiement de la défense ukrainienne s’est en partie appuyée sur l’expérience des mobilisations individuelles et collectives nées lors du moment révolutionnaire de 2014, et le maintien de logiques informelles au sein de l’institution. En effet, en 2014, celles-ci avaient permis, après l’entrée dans le conflit, de pallier les défaillances bureaucratiques de l’institution militaire, en venant suppléer l’action de l’État.

Contrairement à une armée classique, l’armée ukrainienne, qui avait été complètement laissée à l’abandon depuis la chute de l’Union soviétique, s’était reconstituée « par le bas » après l’annexion de la Crimée et le déclenchement de l’opération anti-terroriste dans le Donbass en 2014. Depuis, celle-ci a conservé un mode de fonctionnement relativement décentralisé, en s’appuyant sur des réseaux d’entraide civils – institutionnalisés ou non – notamment pour s’équiper, et fonctionnant sur des systèmes de collectes de dons.

Ainsi, ces réseaux paraétatiques ont permis une redistribution plus rapide de l’aide, ceux-ci pouvant cibler précisément les besoins de chaque unité militaire (pour les équipements légers de type casques, gilets pare-balles, trousses de premiers secours) sans venir concurrencer le rôle de l’État ou remettre en cause la chaîne de commandement.

La défense de la ville s’est également caractérisée par une mobilisation citoyenne très forte à l’arrière. La circulation de rumeurs dès les premiers jours de l’invasion sur les crimes de guerre commis dans la région de Kyiv, relayés de manière parcellaire en raison de la confiscation des téléphones par les soldats russes dans les territoires occupés, a galvanisé l’effort collectif autour de l’aide, de même que les discours du président ukrainien portant désormais sur l’indistinction des civils et des combattants – en ce que « tous les Ukrainiens se retrouvaient désormais menacés ».

Ainsi, de nombreux Kyiviens ayant choisi de rester se sont également autoorganisés par quartier pour préparer des cocktails explosifs « molotov » (surnommés « smoothies » par les habitants), des filets de camouflage, de même que de nombreux restaurants ayant fermé leurs portes préparaient des portions de nourritures pour les soldats. En raison de l’afflux de civils prêts à s’engager dans la défense territoriale, une liste d’attente avait été mise en place dès le début du mois de mars. Beaucoup ont ainsi rejoint les rangs de la résistance civile pour contribuer à l’effort de guerre.

Depuis le départ des troupes russes de la région de Kyiv, et l’intensification des combats dans le sud et l’est du pays, les habitants ont commencé à revenir, malgré les frappes ciblées dans la capitale, comme lors de la visite du secrétaire général des Nations Unies fin avril. L’expérience de l’attaque menée sur Kyiv montre que, comme en 2014, les réseaux bénévoles de l’arrière ont été un paramètre essentiel pour appuyer la résistance armée face à l’agression russe. Ces réseaux, qui viennent en appui aux militaires et aux populations civiles, ne remettent ainsi pas en cause l’autorité de l’État, mais viennent donc compléter, sous la forme de mobilisations spontanées, l’action de celui-ci.


[1] Ioulia Shukan, Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne, Éditions de l’Aube, 2016

Anastasia Fomitchova

Politiste, doctorante en science politique, Chaire des études ukrainiennes, Université d'Ottawa

Notes

[1] Ioulia Shukan, Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne, Éditions de l’Aube, 2016