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Éthique de la communication par gros temps : les leçons d’un jeune journaliste

Informaticien

De la guerre en Ukraine aux campagnes électorales, les temps sont propices à la désinformation, laquelle passe par le truchement des nouvelles technologies de la communication. À l’heure où tous les citoyens sont en mesure de diffuser de l’information, et nonobstant la relative nouveauté des réseaux sociaux, les préceptes invoqués, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale par un journaliste – et futur prix Nobel de littérature – d’à peine 26 ans à l’époque, n’ont pas pris une seule ride.

En pleine période électorale, ressurgit la crainte d’une déstabilisation des institutions démocratique par des attaques informationnelles. Et l’assaut russe contre l’Ukraine occasionne lui aussi, comme tout conflit armé, propagande, insinuations et rumeurs. Rien là de vraiment neuf ! Dès la plus haute antiquité, dans son Art de la Guerre, Sun Tzu recommandait de semer la discorde chez l’adversaire en y instillant des fausses nouvelles.

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Cependant, même si en son principe la tromperie est ancienne, les réseaux sociaux, via la dissémination massive d’infox (fake news en anglais), ne sont plus orchestrés par des États puissants comme l’étaient les médias de masse mobilisés par l’Allemagne hitlérienne, la Russie soviétique ou l’Amérique maccarthyste, en vue de galvaniser ou de démoraliser des sociétés monolithiques.

Instrumentalisés par des groupes d’influence de tous ordres, États, entreprises, églises, partis politiques, associations, etc., les réseaux sociaux s’attaquent à des sociétés fragmentées pour les diviser plus encore. Ces nouvelles formes de désinformation laissent d’autant plus démunis que nous vivons dans des sociétés de l’information où tant l’économie que l’organisation matérielle, à tous les échelons de la cité et de l’État, par exemple l’accès aux soins médicaux ou à l’administration, passent par le truchement de flux d’information. Dès lors, une mise en cause de leur véracité, conduit à la suspicion et à la désorganisation générale. Et, toute déclaration, tout argument suscite alors défiance et rébellion.

Dans ce contexte, on peut se demander quels préceptes moraux adopter dans des temps tempétueux, tels ceux que nous vivons, tant pour juger des informations reçues que pour les relayer, en évitant d’ajouter de la confusion à la complexité déjà grande des affaires du monde.

Leçons d’un jeune journaliste

En dépit de l’extrême nouveauté des réseaux sociaux, je propose ici de reprendre les préceptes invoqués dans des temps anciens fort différents des nôtres, en novembre 1939, par un journaliste d’à peine 26 ans à l’époque, rédacteur en chef du Soir républicain, un quotidien d’information critique, à tonalité pacifique et libertaire, publié tant bien que mal du fait de la désorganisation totale du pays.

La guerre avait été déclarée à l’Allemagne deux mois plus tôt par le président du conseil, Édouard Daladier, et le pays vivait une mobilisation générale sans précédent : plus de 5 millions d’hommes avaient été appelés sous les drapeaux, plus encore qu’en 1914, ou seulement 3,8 millions d’homme avaient été mobilisés. Le Soir républicain devait alors faire face à d’innombrables obstacles : les approvisionnements devenaient laborieux ; on manquait de tout, en particulier de papier ; et, à ces difficultés matérielles, s’ajoutait la censure qui sévissait avec rage et imposait l’insertion de grands encarts blancs, en lieu et place des passages réprouvés.

Dans ce contexte, et au lieu de se lamenter sur la situation, ce jeune homme se demanda comment, en sa qualité de journaliste, rester digne, par quels moyens dans les conditions les plus extrêmes, jusqu’au sein de la servitude, « la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée ».

Dans un article qui aurait dû paraître le 25 novembre, mais qui fut censuré, il en identifia quatre : la lucidité devant les causes, ce qui exclut la détestation farouche des individus, le refus « face à la marée montante de la bêtise », de dire ce que l’on ne pense pas ou que l’on croit faux et, par-là, de « servir le mensonge », l’ironie qui aide à dire plaisamment la vérité et à surmonter la virulence de la haine, enfin, l’obstination qui seule vient à bout des obstacles décourageants.

Plus de 82 ans plus tard, et malgré l’atmosphère belliqueuse actuelle, les conditions matérielles et morales diffèrent diamétralement de celles qui prévalaient : la pénurie de papier a fait place à une abondance sans précédent de supports de publications de tous ordres ; la censure d’État et le caviardage se sont éclipsés, au profit de nouvelles formes de censure sur les réseaux sociaux où l’autorité étatique n’a plus vraiment part.

Pourtant, la menace d’asservissement de la pensée n’a pas disparu. Et, les moyens proposés à tous les journalistes par ce tout jeune homme, conservent leur pertinence aujourd’hui, dans le monde numérique. Ils l’étendent même, puisque, tous les citoyens étant désormais en mesure de diffuser de l’information, ils se retrouvent tous dans la posture de journalistes et devraient donc tous faire leur ces quatre préceptes : lucidité, refus, ironie et obstination.

Lucidité

Commençons par le premier, l’exigence de lucidité ; elle est plus que jamais requise pour examiner avec clairvoyance, sans exhaler la haine et la détestation de l’autre, mais sans complaisance ni aveuglement non plus, les desseins de ceux qui nous gouvernent ou qui y aspirent, ou encore ceux des nouveaux acteurs qui entrent dans la danse, comme les géants du Web, afin de déchiffrer, avec justesse, leurs motivations, sans se laisser abuser par les alibis moraux et généreux dont ils affublent leurs allégations. Ils n’offrent aucun sauf-conduit moral.

Le Don’t be evil ! de Google ne fait pas illusion. L’ambition de cette société est illimitée. Sa charité, pour reprendre l’expression d’Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer, « est ensorcelée »… Sans doute, la rhétorique grossière d’un dictateur comme Vladimir Poutine ne trompe-t-elle plus aujourd’hui, encore qu’elle en ait berné plus d’un par le passé. Mais, celle de personnalités politiques qui prétendent, si elles sont élues, se rapprocher du peuple en usant régulièrement de référendums, dans le but évident de court-circuiter les institutions démocratiques et, par-là, d’asseoir un pouvoir personnel, semble encore faire recette ; on doit en percer les intentions et les dénoncer.

On doit aussi déchiffrer les motivations des grands acteurs de l’internet, sans accepter leur duperie. Pour en apparaître moins inquiétants, ils n’en sont pas moins dangereux. Elon Musk propose de racheter la société Twitter 43 milliards de dollars afin, selon lui, d’assurer une totale transparence dans le processus de modération et, grâce à cela, de défendre la liberté d’expression qui serait, toujours d’après Elon Musk, essentielle au fonctionnement des institutions démocratiques.

Comment croire, avec sincérité, la philanthropie et la pureté des intentions de cet homme d’affaires connu pour ses tromperies et ses malversations ? Comment ne pas déceler derrière ce projet sa volonté de pouvoir ? Et, qui l’empêcherait, une fois qu’il aura acquis Twitter, et qu’il en sera le seul possesseur, d’en faire exactement ce qu’il souhaitera ? À cela, on ajoutera que Twitter n’est pas le vecteur idéal pour une expression libre dans une démocratie, sauf à réduire la portée de ce que l’on entend par « liberté d’expression » à la publication compulsive de haïkus longs tout au plus de 140 caractères, et que l’argument paraît donc vraiment fallacieux.

Refus

Deuxième précepte, le refus signifie dans le contexte contemporain que l’on ne se résout pas à être un vecteur de « viralité » ; que l’on n’accepte pas de contribuer d’une quelconque façon, que ce soit activement ou passivement, à la propagation d’informations fallacieuses : aucune excuse ne justifie la fabrication, la diffusion ou la retransmission d’infox ! On doit aussi, et à tout prix, s’empêcher de relayer des informations erronées, falsifiées ou en contradiction avec ses propres valeurs. À défaut, on en endosse l’entière responsabilité ; et on ne s’en défausse pas au motif qu’on aurait été trompé. On ne doit pas non plus se laisser manipuler par ceux qui instrumentalisent nos faiblesses.

Une lanceuse d’alerte, Frances Haugen, travailla chez Facebook entre 2019 et 2021, avant d’en dénoncer les pratiques : cette entreprise déterminait, à l’aide d’algorithmes de traitement automatique du langage naturel, la valence émotive des messages, puis leur attribuait un poids à raison de celle-ci, en privilégiant l’expression de la colère, car elle suscite plus de réactions. La circulation de contenus « toxiques » s’en trouvait alors encouragée, ce qui augmentait les bénéfices de la compagnie. Or, nous savons tous les effets dévastateurs de la propagation de la haine.

À l’évidence, nous sommes tous les jouets des stratégies de grands groupes industriels qui exploitent à merveille les sciences du comportement, la psychologie sociale et l’intelligence artificielle, afin de nous profiler, en exploitant toutes les traces de nous-mêmes que nous laissons par mégarde sur les réseaux, puis d’utiliser ce profilage pour influencer nos motivations, sans nous forcer jamais, mais en nous incitant subrepticement, tant à l’échelle individuelle que collective, à agir dans le sens qui leur convient.

Pour autant, la manipulation n’excuse rien ; elle ne dédouane personne. Il est toujours loisible de conduire une enquête, de rechercher les sources, de les confronter, de déceler les erreurs et les approximations, jusqu’à discerner les sources de tromperie. Et, plus que jamais, la richesse des informations présentes sur la toile le permet toujours, si l’on s’en donne les moyens, que l’on fait un effort, et que l’on ne réagit pas dans l’instant en se laissant porter par des sentiments instinctifs. C’est là le sens de ce second précepte.

Ironie

Troisième précepte, l’ironie. Rappelons que l’ironie permet de dire le contraire de ce que l’on veut faire comprendre ; l’ironie se présente donc comme moquerie, comme plaisanterie, comme jeu. Et, ce jeu a une double fonction aujourd’hui.

D’un côté, jouer de l’ironie est une arme contre les simplifications excessives, contre les fausses évidences, contre la satisfaction d’être du bon côté et de se comprendre à demi-mots. On ne s’en privera pas pour échapper aux fausses alternatives dans lesquelles on se trouve piégé, même si les réseaux sociaux tolèrent bien mal l’humour, comme l’apprit à ses dépens la romancière Joanne Rowling, autrice d’Harry Potter, qui enflamma la toile, et en particulier les militants transgenres criant à la « transphobie », à cause d’un petit tweet ironique « Les humains qui ont leurs règles. Je suis sûr qu’il y avait un mot pour ces personnes. Que quelqu’un m’aide. Fâmes ? Fémines ? Fhèmes ? »

Mais, l’ironie permet aussi de surmonter avec élégance, et sur un mode plaisant, la virulence de la haine, tout en faisant échec à la censure, qu’il s’agisse de la censure des individus ou de celle, mécanique, des machines. Outre l’agrément qu’on en retire, l’ironie se révèle donc capitale aujourd’hui, à l’heure où la censure devient algorithmique, pour en déjouer les pièges. En effet, s’opérant au moyen de règles filtrant automatiquement mots, photographies ou thématiques, pour écarter les contenus inconvenant, cette censure, que l’on a rebaptisée « modération », et qu’Elon Musk souhaite imposer de façon transparente à Twitter une fois qu’il en sera le possesseur, ne saisit pas les subtilités de la langue.

On cherchera donc à en éviter les formulations trop manifestement illicites, en choisissant des mots et des tournures que ne réprouvent pas les machines, tout en exprimant ce que l’on souhaite. Au-delà du jeu amusant, c’est là un exercice stylistique salutaire et fort instructif qu’on ne pourra que recommander à tous, car il nous aidera à progresser dans notre maîtrise de l’expression verbale.

Obstination

Dernier précepte invoqué, l’obstination. Dans un monde où un sujet chasse l’autre, on doit faire preuve d’opiniâtreté, aller jusqu’au bout de ses convictions, avec détermination et sens des responsabilités, sans fanatisme, mais sans virevolter non plus, sans se laisser emporter par les affaires du jour, sans se contenter d’éprouver les émotions de convenance, sans substituer le mouvement d’humeur et l’indignation du jour à la réflexion.

Le troisième volet du sixième rapport d’évaluation du GIEC dresse un inventaire des effets du réchauffement climatique que l’on constate déjà : accroissement du nombre et de l’intensité des vagues de chaleur, des sécheresses, des précipitations, des cyclones, transformation des écosystèmes marins, extinction d’espèces animales, etc. Il anticipe les évolutions futures et leurs conséquences sur la production agricole, la santé, les maladies et les inondations. Il mentionne les modes d’adaptions requis pour faire face aux conséquences délétères du réchauffement : défense et renforcement des côtes, gestion de la biodiversité, adaptation des systèmes de santé etc. Enfin, il nous enjoint d’adopter un développement résilient aux changements climatiques, en limitant les émissions de gaz à effet de serre.

Qu’il ait paru trois jours après le début de l’attaque russe sur l’Ukraine ; que la pandémie de Covid-19 nous ait occupé durant ces deux dernières années ; que, sous l’impulsion de Mark Zuckerberg, le Métavers soit apparu depuis six mois comme un enjeu technologique et économique majeur ; que l’accroissement du pouvoir d’achat, et donc de consommer, s’impose dans la campagne présidentielle ; rien de tout cela ne doit détourner notre attention des enjeux climatiques qui sont majeurs pour les décennies futures. On doit s’y attacher avec ténacité, entêtement et persévérance, sans pourtant ignorer le reste.

Ce qui vaut pour la question du réchauffement vaut pour bien d’autres sujets d’importance : seule l’obstination nous aidera à venir à bout des obstacles et des réticences, de tous ordres. Cette recommandation vaut tout particulièrement dans la société de l’information où les innombrables sollicitations du jour tendent à détourner l’attention de l’essentiel.

Avenir

Formulés par le très jeune rédacteur en chef du Soir Républicain en novembre 1939, dans une période historique très différente de la nôtre, les quatre préceptes invoqués ici apparaissent toujours, en dépit de la distance, en dépit aussi de la différence des conditions matérielles, très appropriés à la situation actuelle, même si, répétons-le, celle-ci contraste grandement, du moins faut-il l’espérer, avec celle de l’époque, deux mois après la déclaration de guerre, six mois avant la débâcle de juin 1940…

À l’heure des réseaux sociaux où tous les citoyens deviennent des producteurs, des émetteurs et des relais d’information, ces quatre préceptes de la communication destinés originellement à des journalistes, peuvent, et doivent peut-être, être repris par tous, puisque tous deviennent plus ou moins des journalistes. Lucidité, refus, ironie et obstination deviendraient alors quatre maximes morales sur lesquelles tout individu de bonne volonté devrait s’astreindre à régler son comportement dans la société de l’information.

Soulignons que le jeune journaliste qui émit ces quatre préceptes devint par la suite écrivain et dramaturge, puis philosophe avant d’acquérir une célébrité mondiale en obtenant le prix Nobel de littérature. Il s’appelait Albert Camus ; son article censuré a été retrouvé dans ses archives par sa fille, Catherine Camus, et publié dans un tout petit livre en 2017 aux éditions La guêpine.

NDLR : Jean-Gabriel Ganascia a récemment publié Servitudes virtuelles aux éditions du Seuil


Jean-Gabriel Ganascia

Informaticien, Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, Laboratoire informatique de Paris 6 (LIP6), Président du comité national d’éthique du CNRS

Mots-clés

Journalisme