Musique

De la pop italienne – à propos d’Accade de Francesco Bianconi

Critique

Quand tout va mal et qu’il n’y a plus de pâtes pour le parmesan, quand l’avenir nous rappelle que nous ne sommes déjà plus, une seule solution : la musica italiana. Francesco Bianconi, ex-leader du groupe Baustelle, livre un album de reprises où le pouvoir anxiolytique de la chanson transalpine se théorise lui-même.

On connaît l’expérience de Jean-Jacques Rousseau. Pour savoir si la musique italienne est meilleure, pareille ou pire que la française, on prend un sujet vierge de toute note, mais pas débile pour autant. Dans son cas, un Arménien (ne riez pas, béotiens, à chaque époque sa cécité). On fait écouter les deux genres de musique à ce brave homme. Avec la française, notre barbare reste plat. Un peu surpris, quand même, devant tant de bizarrerie. On convoque un chanteur italien. Là, le sujet fond direct, ses yeux ramollissent, son corps s’ouvre : c’est « un ravissement sensible ». Il kiffe tellement qu’après ça, il ne veut plus entendre « aucun air français ». Normal, conclut Rousseau, notre chant ressemble plus à un aboiement qu’à autre chose.

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En 2013, Gabriele Catania, psychothérapeute italien et professeur de psychologie clinique, fait paraître La terapia de André, où il explique comment les chansons de Fabrizio de André (1940-1999) peuvent trouver écho chez certain·es patient·es et les aider à vaincre leur détresse : il y découvre en effet des airs sur « l’amour aveugle » en rapport avec l’anorexie, sur l’incommunicabilité, le conflit avec l’autorité paternelle, l’obsession, l’anxiété, etc. Les vertus thérapeutiques qu’il y voit n’engagent certes que lui, mais les thèmes sont indiscutablement là. Fabrizio de André fait partie de ce que les Italien·nes appellent les « cantautori » (mot valise pour « chanteur » et « auteur ») : on pourrait le traduire en français par « auteur-compositeur-interprète », mais il y manquerait la dimension sociopolitique ou philosophique qu’y mettent nos voisins. C’est un peu le ou la chanteur·se à texte des années existentialistes, dont les cantautori se réclament en partie. Cette inspiration hexagonale perdure chez Bianconi, qui cite Truffaut et s’apprête à sortir un EP français avec Clio.

Notre article, comme on le voit, sera d’une mauvaise foi rousseauienne assumée, en plus d’être émollié par la 523e écoute en boucle d’Accade, deuxième album solo de Francesco Bianconi, cantautor et romancier. L’hypothèse est qu’une certaine pop italienne lutte plus efficacement contre nos stress post-traumatiques actuels que d’autres musiques. On y parlera de politique et de Franco Battiato, de Peter Szendy, du festival de Sanremo et de la reprise kierkegaardienne entre autres. Dans le rôle de la vis medicatrix, Accade fut précédé pour nous par quelques albums de Giorgio Poi ou de Colapesce, voire de « l’éternelle » Ornella Vanoni ou de la « grande » Patty Pravo. Les unes et les autres illustrant la malédiction musicale qui nous intéresse ici, décrite par Léonard de Vinci vers 1513 : souffrir d’une consomption dans sa venue au monde (car aussitôt jouée, la note meurt) et souffrir de la répétition, qui rend la musique « méprisable et vile ». Par exemple avec un refrain. Je vous vois venir avec vos pataugas, comme disait Zazie (pas la chanteuse, celle de Queneau) : « Et Andrea Laszlo de Simone, alors ? » Eh bien non, il ne sera pas de notre panel puisque vous le connaissez déjà.

La musica (métadiscours)

On pourrait commencer par le commentaire de Duras à propos de sa pièce La Musica (1965-1985) : un « état intégral de l’amour désespéré, voix brisées (…), défaites par la fatigue », avec personnages se tenant dans la « jeunesse du premier amour, effrayés. » Connaissant le goût de l’écrivaine pour le « Capri, c’est fini », pastiche ultramontain d’Hervé Vilard, c’est une piste. Ajoutons que Jean-Philippe Rameau, pourtant ennemi de la musique italienne, mettait, à 80 ans passés, ces vers de Cahusac en musique avec une verdeur inégalée : « Jouissons, jouissons de nos beaux ans / Les jours faits pour la tendresse s’envolent sur l’aile du temps » (1784). Comme quoi la musique a des vertus cryogéniques sur nos amours décomposées – un vrai soliflore de formol.

Accade est un album de reprises de cantautori : piano et cordes soutenant la voix profonde de Francesco Bianconi, laquelle résonne systématiquement de basses pectorales, comme si elle venait de plus loin. Aussi bien Schopenhauer, Baudelaire et paroxétine (un antidépresseur) sont des termes fréquents dans ses textes. Pour compléter ce décor doublé de spleen, notons que son premier album solo comprenait des duos avec entre autres Rufus Wainwright ou Eleanor Friedberger (ex-Fiery Furnaces) et qu’il était produit par Amedeo Pace (Blonde Redhead). Parmi les reprises d’Accade (qui signifie « il arrive » ou « il se passe »), des chansons de Francesco Guccini, Federico Fumani, Ennio Morricone et Luciano Salce, Claudio Lolli mais aussi des tubes écrits par Bianconi lui-même pour d’autres (« Io sono », « Bruci la città », « La Cometa di Halley ») ou coécrits par lui (« I Capolavori di Beethoven » avec Mario Venuti, chantée originellement par ce dernier et Franco Battiato).

« Playa », premier single de l’album, est à l’origine un mégatube de la chanteuse reggaeton Baby K., sorti en 2019. Le mot espagnol pour « plage » y rime avec « musica » et l’on pourrait s’arrêter à cette niaiserie si Bianconi n’avait appliqué un traitement de choc au brano initial. Renversement supplémentaire : il le chante en duo avec Baby K., qui fait ainsi un featuring paradoxal dans son propre tube. Changeant totalement les accentuations rythmiques et découpant le texte pour en faire une ballade aigre-douce, Bianconi met à nu les potentialités émotionnelles du titre initial[1] : il y est question d’un couple amoureux, mais isolé dans une « mer » qui est une « attente » où « le dire et le faire » ne se rejoignent jamais. Le refrain décérébré égrenant « La musica, la playa, l’estate, la notte, la festa » devient du coup lancinant. Bianconi décrit d’ailleurs « Playa » comme « la désintégration du désir devant la vie ». Déclaration à prendre certes avec un minimum d’humour : « comme vous le savez, nous sommes tristes, pessimistes et snobs » plaisantait-il en 2017, lors d’un concert avec Baustelle. Cette réfection extrême d’un tube honni par la critique a beaucoup fait couler d’encre transalpine : un journaliste du Huffington Post y a même vu une « critique implicite de l’industrie musicale italienne actuelle et du mauvais goût qu’elle promeut. » Mais Bianconi préfère invoquer les mânes de Nick Cave et Kylie Minogue, autre duo jadis jugé « improbable » sur le papier.

Le métadiscours de la musica est le moteur de deux autres tubes récents : « Musica Leggerissima » (2021) de Colapesce et Dimartino et « La Musica Italiana » (2019) de Giorgio Poi et Calcutta. Ce second morceau opte nettement pour l’autodérision, notant que la musique italienne n’est « plus à la mode » et se demandant ironiquement « quelle langue peuvent bien parler Battisti et Lucio Dalla », qui font « de la merde ». Le narrateur est un exilé qui a beaucoup craché sur la musique de son pays et se prend de remords : plus assez de parmesan pour les pâtes ? « Mets-y un peu de nostalgie ». « Musica Leggerissima », présenté au festival de Sanremo l’an dernier, est quant à lui devenu un hit monumental. Il faudrait une thèse (il y en a) sur ce festival septuagénaire qui est un tel rendez-vous pour les Italien·nes et un passage obligé pour les musicien·nes que deux psychiatres ont conclu qu’il avait fait office, en temps de Covid, de thérapie express, offrant au public la consolation « d’être ensemble et de partager des émotions ». « Musica Leggerissima » est de fait une chanson sur la dépression, qui affiche son programme curatif : « Mets de la musique légère / Parce que je n’ai envie de rien / De la musique vraiment facile / Des paroles sans mystère / Gaie mais pas trop / Mets de la musique légère / Dans ce silence assourdissant / Pour ne pas tomber dans le trou noir / Qui est à deux pas de nous. »

La vita (reprise)

Enfonçant le clou de ses paroles, le clip de « Musica Leggerissima » joue du burlesque existentiel et aligne maladie, mort, terreur et kitsch. Dans un autre tube, « Toy Boy » (2021), Colapesce et Dimartino déclarent leur flamme sexuelle à l’icône Ornella Vanoni (86 ans et donc un peu plus âgée que Rameau), laquelle a l’humour d’accepter de chanter ces paroles en réponse : « Mon feu s’est éteint, / je ne suis plus une affaire ». La vidéo la montre aux prises avec les deux apprentis gigolos, commentant leurs avances en mode parlé : « Mais c’est pas possible, c’est une fixette… Il fallait que ça m’arrive à moi ! ». Ne reculant jamais devant un cliché, on retrouvera les éléments essentiels de la Dolce Vita fellinienne dans cette ironie mêlant Éros et Thanatos, en particulier la scène finale du film, après la festa, à l’aube, sur la « playa » où se croisent un poisson mort et un « ange » que Mastroianni n’entend pas. La fête, c’est aussi le dégoût de la fête, le post coitum tristis.

Ce mélange incessant de chaud et de froid, de douleur et de ridicule, d’élan et de réfraction, Francesco Bianconi le théorise à propos du premier morceau d’Accade, « Io Sono », une de ses compositions, en parlant d’un texte fait d’« affirmation par négation » et qui constitue, dit-il, « un acte de naissance, dans (et contre) le monde. » C’est répété dans « I Capolavori di Beethoven » dont les paroles (de Mario Venuti) font l’éloge de la contradiction : « Dans l’obscurité / Réside le sens de la lumière / Car les chefs-d’œuvre de Beethoven / Ne sont pas l’ardeur des vingt ans / Ni un signe du divin / Mais le premier don de la surdité ». Pour reprendre la mauvaise foi de Rousseau, on pourrait dire en effet que si nombre de chansons françaises paraissent musicalement monotones (pleinement joyeuses ou uniformément tristes), ce n’est pas le cas de la pop qui nous occupe ici, se déployant toujours entre deux pôles opposés, en intensité permanente. Ce serait par exemple la structure harmonique de « Bruci la città » (autre composition de Bianconi), « La ville brûle » : des accords majeurs et mineurs, tout ce qu’il y a de plus banal, mais modulant la mélodie de façon à donner le sentiment d’un élan systématiquement brisé ou réfracté, d’une satisfaction non résolue.

Restons-en cependant à l’intuition d’Antoine Hennion (cf. note 1) : rien de faramineux dans la composition des chansons. C’est la répétition qui fait tout le succès d’un tube. Répétition du refrain et écoute répétée. De ce point de vue, Accade est un nid de « scies », aussi appelées « vers d’oreille » en anglais pour leur effet térébrant. C’est encore plus clair en italien : tormentone. Un plaisir qui fait mal, comme si la répétition de la musique cherchait à épuiser son pouvoir sans jamais y arriver. On connaît la formidable analyse de ce phénomène par Peter Szendy dans Tubes (Minuit, 2008) : « l’accès vers soi, lorsqu’il prend la forme de la hantise mélodique, lorsqu’il est entrebâillé à la faveur du surgissement d’un air revenant et obsédant qui cherche à se frayer une voie à travers la censure, cet accès est à la fois un passage et, selon une autre portée du mot, une crise. Accès à soi et accès de soi (comme on le dirait d’un accès de fièvre). » Le sujet en proie à ces accès « de façon analogue à ce que Kierkegaard nomme la reprise, (…) fait l’expérience du blocage, de la répétition stagnante et engorgée, comme s’il était son propre poncif, l’image d’Épinal de soi, d’où surgira peut-être l’engouement, l’envolée, l’enthousiasme du retour à ce qu’il y a de plus singulièrement propre à soi : j’y étais, se dit-il alors, à la faveur de la chansonnette qui le hante, j’étais là, voilà ce que j’ai vécu comme personne, ce qui fut et qui n’est plus. » (p. 92). Le pouvoir de la ritournelle est en effet de nous transformer nous-même en ritournelle, en compulsion de répétition vouée au retour de ce qui n’est plus.

La reprise (1843) est une fiction du philosophe danois Kierkegaard, également traduite par La répétition. Mais la « reprise » est l’idée d’une modification dans la répétition, d’une augmentation nouvelle. Pour Kierkegaard, la reprise est le mouvement de la vie elle-même, à cause de la double nature idéelle et réelle de notre expérience : « Quand, par exemple, j’aperçois quelque chose, l’idéalité intervient et m’explique que c’est une répétition, note-t-il dans son journal. Voilà la contradiction, car ce qui est, est aussi sur un autre mode. Que l’éternité soit, je le vois, mais dans le même instant je la mets en relation avec autre chose qui a aussi un être, une chose qui est même et qui explique à la fois que l’autre est le même. C’est un redoublement. » Mieux que le « ressouvenir » qui est passé ou « l’espérance » qui glisse entre les doigts, la reprise, écrit-il en 1843, « est un vêtement inusable, assoupli et fait au corps » dont on ne se lasse pas : « la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant ». Bianconi à propos de son album de reprises : « la vie résiste, la sève coule encore, et les humains, même enfermés dans des théâtres de mort, survivent (…) et c’est lorsqu’il y a une raison vitale, une raison réelle, d’interpréter quelque chose qui ne vous appartient pas (…) que la profanation devient un acte vivant et créateur, et la maison que vous êtes venu cambrioler devient par magie la vôtre. » Raison sans doute pour laquelle Sanremo comprend une épreuve obligatoire de reprises pour les canditat·es. En 2016, Patty Pravo (alors 67 ans) y reprenait un de ses propres tubes, menant ainsi à bout la logique du même et de l’autre.

La notte (politique)

La reprise a aussi une fonction politique, puisqu’elle permet de revivifier la protestation des cantautori des années 1970. On imagine mal une chanson française déroulant la critique politique de « I Capolavori di Beethoven » (2014) sur l’air de la sonate en do mineur, avec un « enfant sauvage de l’Occident / Que sacrifiera un marché dément » et « le retour de la pauvreté » correspondant à « la fin d’un cycle de l’humanité. » L’idée d’associer Franco Battiato (1945-2021) dans la version originale tombe sous le sens : le fantasque Battiato, aux confins de la variété et de la musique contemporaine, se fendait dans le sublime « Povera patria » (1991) de ces vers : « Pauvre patrie / Accablée par les abus de pouvoir / De gens indignes qui ignorent ce qu’est la pudeur (…) / J’ai un peu honte et cela me fait mal / De voir l’homme se comporter en animal ». La chanson a été reprise par Colapesce et Dimartino à Sanremo. Mais c’est une politique, années 20 obligent, qui est sociale-démocrate comme Battiato, un peu molle, appelant non au changement mais chantant l’espoir du changement. Colapesce à propos de Battiato : « une acuité féroce mais qui ne pointe pas du doigt ni n’émet de jugement ».

Pour la politique selon Francesco Bianconi, on la trouvera surtout dans ses fictions, non traduites en France : en 2011, Il regno animale (Le règne animal) met en scène quatre jeunes paumé·es des classes moyennes blanches qui semblent avoir pris acte de la fin du politique. Ses livres développent l’ambiance des chansons : attentats, catastrophes, dépression et, comme première solution, le repli amoureux (toujours dysfonctionnel). À propos des récits d’Atlante delle case maledette (Atlas des maisons maudites, 2021), Bianconi déroule son credo schopenhauerien : l’humain est un animal fasciste et chacun·e de nous est tenu·e de le refréner à longueur de journée. D’où peut-être cette musique qui donne l’impression d’aller et venir de l’ardeur au dégoût, d’être une brasse coulée dans une mer sans fin. Le morceau qui ferme Accade est « Quello che conta » de Luigi Tenco : « Les grandes vacances se terminent pour toujours / Mais quelque chose de nous restera, restera ». Tenco, considéré comme l’initiateur du renouveau de la chanson italienne des années soixante, sous influence à la fois anarchiste et existentialiste, se suicida à l’âge de 28 ans, durant le festival de Sanremo 1967. Il était apparemment déçu par l’industrie phonographique et laissera ce mot derrière lui : « J’ai aimé le public italien et je lui ai consacré cinq ans de ma vie, pour rien. »

Francesco Bianconi, Accade, Ponderosa Music Records, janvier 2022 (non distribué, en écoute sur les plateformes)


[1] Car, comme le note Antoine Hennion dans un article essentiel de 1983, la chanson de variété, de par sa pauvreté compositionnelle, « n’est rien avant d’être “arrangée”. (…) La vraie musique de la chanson, c’est ce qui se cache derrière la mélodie pour la charger d’idées musicales – le public, lui, ne remarque que cette mélodie, et croit l’aimer pour elle-même. »

Éric Loret

Critique, Journaliste

Rayonnages

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Notes

[1] Car, comme le note Antoine Hennion dans un article essentiel de 1983, la chanson de variété, de par sa pauvreté compositionnelle, « n’est rien avant d’être “arrangée”. (…) La vraie musique de la chanson, c’est ce qui se cache derrière la mélodie pour la charger d’idées musicales – le public, lui, ne remarque que cette mélodie, et croit l’aimer pour elle-même. »