Politique

Quand l’exclusion politique des classes populaires favorise l’essor du FN/RN

Sociologue

Les 10 et 24 avril, Marine Le Pen a bénéficié une nouvelle fois du soutien électoral des classes populaires vivant dans les zones rurales. Une enquête au long cours sur le militantisme FN/RN dans une petite ville de Lorraine témoigne du rôle considérable exercé par le sentiment d’exclusion politique et de non-représentation des milieux populaires ruraux dans l’essor du parti d’extrême droite.

Le constat est sans appel : à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen est, encore une fois, la candidate qui attire le plus les suffrages des ouvriers, des employés et des non-diplômés. Si d’autres segments populaires votent à gauche ou, surtout, s’abstiennent, le vote FN/RN reste particulièrement fort dans les mondes ruraux éloignés des métropoles et touchés par la désindustrialisation.

Comment comprendre cette force du FN/RN en milieu populaire rural ? Peut-on parler d’un mouvement populiste, conservateur, néo-poujadiste[1] ? Quelle fraction de classe mobilise-t-il en priorité ? S’agit-il d’un vote d’adhésion doctrinale ou d’un vote protestataire ? Pourquoi les classes populaires rurales ne votent-elles pas pour les partis de gauche ? Pour répondre sérieusement à ces questions, multiplier les enquêtes précises dans différents contextes serait indispensable. Il faut notamment distinguer les engagements politiques selon leur intensité. Un électeur occasionnel ou régulier, un simple militant ou un porte-parole d’un parti identique n’ont pas forcément grand-chose en commun.

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Plus généralement, on ne soutient pas le FN/RN pour les mêmes raisons à Versailles, dans les territoires d’outre-mer ou à Hénin-Beaumont, donc selon les territoires et les milieux sociaux. Encore plus que d’autres partis, le FN/RN a toujours attiré une mosaïque de profils aux attentes contradictoires, qu’il s’agisse de sa base électorale ou militante. L’analyse de la dynamique autour de Marine Le Pen ne peut donc pas se réduire à une explication univoque.

Cette fragmentation du FN/RN se retrouve dès l’échelle microscopique d’une ville populaire de Lorraine, Grandmenil[2], 5 500 habitants. J’y observe, depuis 2014, des membres du FN[3] mais aussi d’autres acteurs non-frontistes (élus locaux, Gilets jaunes, simples habitants). Cette approche ethnographique permet de replacer les pratiques politiques dans leur contexte social. Seul parti actif à Grandmenil, le FN y mobilise entre 20 et 30 adhérents selon les séquences. Il se présente, en 2014 et en 2020, aux élections municipales, face à deux autres listes qui se disent « sans étiquette » mais sont pourtant identifiées, respectivement, comme « de droite » et « de gauche » par les habitants.

Il réalise des scores de témoignage aux deux tours de ces scrutins, en 2014 (21 % puis 15%) comme en 2020 (12 % puis 7 %). Ces élections locales permettent pourtant au FN de légitimer sa présence dans la vie politique municipale et de multiplier les adhésions. Surtout, le parti arrive systématiquement en première position lors des élections présidentielles. En 2022, à Grandmenil, Marine Le Pen arrive ainsi largement en tête aux deux tours, avec 37 % (premier tour) puis 56 % (second tour) des exprimés. En 2017, elle y recueillait déjà 34 % (premier tour) et 51 % (second tour) et, en 2012, 27 % au premier tour, soit une progression constante.

Les mobilisations électorales en faveur du FN dans les petites villes se font souvent de manière plus informelle. Des habitants y incitent à voter Le Pen dans le cours des sociabilités ordinaires, mais sans adhérer au parti[4]. De manière complémentaire, analyser l’implantation militante du FN à Grandmenil, particulièrement forte pour une commune rurale, permet d’informer les stratégies que ce parti développe pour mobiliser des membres de groupes subalternes. Ce faisant, je montrerai aussi comment le FN fabrique l’image d’un parti « antisystème » en tirant parti de l’exclusion politique des classes populaires, phénomène qui se manifeste dès l’échelle municipale.

Un collectif frontiste qui joue la carte de la proximité

On retrouve à Grandmenil un ensemble de processus sociaux, proches de ceux décrits par des enquêtes menées dans d’autres territoires péri-urbains ou ruraux, qui favorisent le vote FN. Le déclin des lieux de sociabilité favorise le repli sur la sphère privée. La raréfaction de l’emploi local exacerbe les concurrences entre les groupes. Les multiples fermetures d’usines au cours des années 1990 puis 2000 ont favorisé des discours contre la mondialisation et l’Europe, mais aussi un déclin du syndicalisme.

Le retrait des services publics et commerciaux produit un sentiment d’abandon. Les ouvriers et employés, sur-représentés localement[5], travaillent dans des entreprises de taille réduite, ce qui crée un sentiment de proximité avec les petits patrons. Ces derniers sont plus souvent hostiles à « l’assistanat » et soutiennent la liste « sans étiquette » d’Antoine Durand, enseignant en lycée technique.

Celui-ci s’est fait élire en 2014 puis réélire en 2020 en dénonçant « l’excès de social » et « la réduction des impôts locaux », contre la liste sortante de gauche, menée par Bernard Simon (retraité, ex-enseignant et directeur de collège). Les classes moyennes diplômées, qui forment le principal vivier des mouvements de gauche, sont de plus en plus absentes du territoire[6]. En 2022, au premier tour des présidentielles, Jean-Luc Mélenchon y recueille 14% des suffrages exprimés, presque 8 points de moins qu’au niveau national (21,95%). La France insoumise ne compte aucun militant local. Les quelques habitants précédemment membres du PS ou du PCF ont, depuis longtemps, « rendu leur carte ».

Ces différents facteurs banalisent des représentations pessimistes et conflictuelles du monde social, hostiles aux élites mais aussi aux groupes plus dominés, dans une logique de conscience sociale triangulaire bien décrite par Olivier Schwartz. Il n’est pas rare, au-delà du FN, dans les conversations ordinaires, d’entendre des habitants dénigrer les « arabes », les « roms », les « manouches », « ceux des HLM » et, surtout, les « cassos » qui « ne travaillent pas » et « vivent des allocations ». Autant de jugements sociaux renforcés par la forte interconnaissance. Si le contexte social dégradé favorise la multiplication des antagonismes ordinaires, ces représentations sont aussi façonnées par l’état de l’offre politique locale.

La principale originalité de Grandmenil consiste en effet dans la forte implantation militante du FN, seul mouvement à déployer une activité politique sur le territoire. Si le FN n’est pas un parti de masse doté de puissants relais syndicaux ou associatifs, à l’image du parti communiste de l’après-guerre, ses discours en direction de la « France des oubliés » et ses stratégies de proximité, comme « l’opération des 5 000 marchés » pendant la campagne présidentielle de 2022, produisent pourtant des effets. Dans les territoires ruraux comme ailleurs, les forces politiques qui se renforcent localement sont celles qui labourent le terrain.

Le soir du second tour des élections municipales de 2020, le maire sortant de droite félicite, dans le discours qu’il fait à l’occasion de sa réélection, le candidat tête de liste du Rassemblement bleu Marine (RBM), un retraité militaire, pour la « propreté » de sa campagne, ce qui montre une normalisation de la présence du FN suite à l’implantation locale du parti. Celle-ci s’exprime aussi sur les murs de la ville. Entre 2014 et 2022, hors présidentielles, plus de deux tiers des 32 collages d’affiches politiques que j’ai recensés dans l’intercommunalité étaient l’œuvre du FN. Le dernier tiers se partage équitablement entre le Parti communiste français et Debout la France, dont les réseaux militants sont plus implantés dans des villes moyennes du département.

Les responsables locaux du FN sont membres des classes moyennes du pôle économique – agent de maîtrise, commerçante, retraité militaire, directrice de magasin –, se disent de droite et veulent incarner un FN « respectable ». En revanche, pour coller les affiches, distribuer les tracts ou pour « boucler ses listes » de candidatures locales, le FN s’appuie surtout sur des acteurs populaires – ouvriers, intérimaires, sans-emplois, mères célibataires – habituellement exclus de la vie politique municipale. En 2014, à l’occasion des municipales, 3/4 des 29 candidats frontistes présentés à Grandmenil sont employés, ouvriers et surtout précaires et sans emploi, contre 1/3 sur la liste de droite et moins d’1/5 sur la liste de gauche.

Professions des candidats aux municipales de 2014 à Grandmenil Liste FN Liste de gauche Liste de droite
Artisans, commerçants 1 3 4
Cadres et PIS 1 6 1
Professions intermédiaires 1 8 9
Employés 2 3 6
Ouvriers 9 1 1
Sans emplois et précaires 11 0 2
Non explicite (« retrait », « fonctionnaire »…) 1 8 6
Candidats populaires 22 4 9
Total 29 29 29

 

Certains membres des groupes dominés sont ainsi aimantés par le seul collectif militant qu’ils voient « sur le terrain », qui leur ressemble socialement et, surtout, qu’ils « n’ont pas essayé » au sommet de l’État. Souvent entendu sur ce terrain comme justification du vote ou de l’adhésion au FN, ce dernier argument « dégagiste » est particulièrement mobilisateur, dans un contexte où les autres partis sont devenus totalement absents. À Grandmenil, la plupart des habitants interrogés se méfient des « politiques » (professionnels), perçus comme l’incarnation d’élites lointaines et privilégiées[7].

Des lectures du programme FN/RN qui varient selon les ancrages sociaux

Quel est le socle idéologique des membres du FN ? La question laisse peu de place au doute lorsque que l’on cherche à y répondre en étudiant le « sommet » du parti, ses discours, ses programmes et sa direction. La promotion d’anciens membres de groupuscules comme le GUD ou les Identitaires, la centralité de la préférence nationale ou encore le flou délibéré du programme sur les enjeux économiques, laissent deviner le caractère relatif de la « dédiabolisation », qui relève surtout d’une mise en scène[8].

Par contraste, vus de Grandmenil, les réseaux militants du FN n’ont pas grand-chose à voir avec l’extrême droite « des beaux quartiers »[9]. Jean-Marie Le Pen est décrit comme « raciste » et « extrémiste » par la quasi-totalité des adhérents de Grandmenil. Les frontistes locaux n’ont jamais entendu parler des intellectuels de la Nouvelle droite. Aucun des enquêtés ruraux n’a participé à La Manif pour tous. Ainsi, comme toute pratique politique, les logiques d’engagements au FN varient considérablement selon les milieux.

La plupart des membres du FN Grandmenil ont pris leur carte après l’accès de Marine Le Pen à la direction du parti, en 2010. Ils semblent majoritairement adhérer à la « dédiabolisation » promue par cette dernière. Alors que certains cadres plus aisés se disent de « droite » et espèrent que le FN « supprimera l’assistanat », les membres plus précaires sont, au contraire, convaincus que « Marine est la seule qui défend le social ».

À l’occasion des Gilets jaunes, les militants les plus actifs du FN Grandmenil prennent leur distance avec les mobilisés, qui « foutent le bordel » et (surtout) qui interdisent toute forme de propagande électorale sur le rond-point. Par contraste, Julie, candidate non-éligible du parti au scrutin de 2014, sans-emploi, s’investit activement dans la mobilisation des Gilets jaunes et n’est plus candidate sur la liste FN en 2020. Même l’hostilité aux « étrangers » et aux minorités, centrale dans le discours frontiste, est interprétée de manière différenciée selon les parcours des membres du FN. Une secrétaire de direction vante la « dédiabolisation » en entretien puis, autour d’une cigarette, assume son hostilité aux hommes « maghrébins ».

A contrario, un ouvrier fait une blague sur les « nazis » à l’occasion de la prise de contact, mais nuance très fortement ses discours au fil des échanges ultérieurs. Un commerçant m’explique qu’il a envie de « tuer » des revendeurs d’héroïne (blancs), des « déchets qui vendent la mort », mais jure qu’en revanche, « il ne sera jamais raciste »[10].

Il ne s’agit absolument pas de minorer le rôle des antagonismes ethniques au sein de l’appareil du FN et de ses programmes. En revanche, on peut constater que l’éloignement social et géographique de la base vis-à-vis des cercles dirigeants du parti favorise des réceptions sélectives de ses discours par les « simples militants » du FN. Ces derniers produisent des justifications de leurs parcours et engagements qui pourraient sembler paradoxales du point de vue des intellectuels urbains, à l’image de celles de Claire.

Cette jeune femme, agente de sécurité, est issue d’une famille de « voyageurs » (tziganes manouches). Sa mère et son père appartiennent à deux familles qui ont, à en croire d’autres habitants, « mauvaise réputation ». L’étiquette est pesante dans un contexte où tout le monde se connaît, et limite les opportunités professionnelles, associatives, les sociabilités amicales ou amoureuses. Adhérente du FN, Claire pose fièrement, dans des photos qu’elle poste sur les réseaux sociaux, au côté de leaders du parti.

Dans la même période, elle diffuse le texte suivant, qui dénonce la stigmatisation des « voyageurs » et mobilise un argumentaire élaboré contre l’essentialisation de certains groupes :
« Manouche, mes origines bien plus que tout.
Attention les caravanes arrivent, le voyageur, le voleur de poules, le responsable de tous les méfaits dans la cité s’installe près de chez vous… Tous les clichés qui nous pourchassent, « Gens du voyage », depuis tant d’années n’ont jamais disparu, au contraire ils sont présents plus que jamais. Pourquoi cette haine et cette peur de nous, « Gens du voyage », au simple motif que nous ne vivons pas comme vous, qu’on a adopté il y a des siècles un mode de vie que vous ne connaissez même pas ? Pourtant présents en France depuis le XVe siècle, les « Gens du voyage » sont bel et bien des citoyens français pour 95 % d’entre eux, et ce depuis des générations. Et malgré cela ils ont toujours été confrontés à l’exclusion, victimes du rejet de l’autre, des Gadjés. Pour rien au monde je ne renierai mes origines MANOUCHES. »

De multiples logiques peuvent inciter des membres de groupes subalternes à rallier le collectif frontiste. Ce ne sont d’ailleurs par exactement les mêmes pour des femmes pauvres appartenant aux minorités ethniques et pour d’autres membres du FN un peu plus dotés en ressources. Mais ces ralliements sont aussi encouragés par l’évolution du sous-champ politique municipal, qui fait du FN la principale offre de participation politique accessible aux précaires de Grandmenil.

Pourquoi les classes populaires rurales ne votent pas (ou plus) à gauche ?

Si la ville et le département, marqués par une triple empreinte, du gaullisme, du catholicisme et du patronage industriel, ont longtemps été à droite, cette tendance a connu des exceptions. À Grandmenil, ce sont des patrons locaux, rattachés à la droite catholique, qui occupent les fonctions municipales de 1953 à 1966, puis de 1971 à 1989. Pendant deux séquences, de 1989 à 1995 puis de 2001 à 2014, deux maires de gauche (PS) accèdent pourtant au pouvoir municipal, avant que la mairie ne repasse « divers droite » en 2014. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce basculement.

J’ai déjà mentionné la perte d’influence de la petite bourgeoisie culturelle au profit des petits patrons. Mais le gros facteur tient surtout dans la fracture entre la gauche locale et les milieux populaires, qui est particulièrement visible dans la composition sociale des listes municipales en 2014. La perte de la mairie par Bernard Simon est aussi facilitée par un mouvement social, qui a eu lieu l’année précédente, contre une taxe écologique intercommunale et que la presse locale appelle la « bataille des vide-ordures ». Plus de 500 puis 700 personnes manifestent à cette occasion contre la taxation au poids des ordures ménagères visant à inciter au tri.

La mesure intercommunale implique la location, pour 90 euros par mois, de poubelles « connectées », un surcoût considérable pour les plus modestes.

Suite au mouvement, les deux initiateurs du mouvement (Sylvie, une sans-emploi et Éric, un commerçant) rallient tous les deux le Front national, dans le but avoué de « faire chier le Bernard », l’ancien maire de gauche et vice-président de l’intercommunalité, qui avait soutenu la taxe. Le soir du second tour, qui voit la liste divers droite l’emporter, les deux arrivent triomphant à la mairie, et apportent des cartons à Bernard pour « remballer ses affaires », ce qui illustre les ressorts, avant tout personnels, de leur soutien au FN. Si Éric ne s’investit pas après ce scrutin, Sylvie, alors même qu’elle votait précédemment pour le PS, devient ensuite une militante active du FN local.

Autrement dit, à l’occasion de la « bataille des vide-ordures » et, plus tard, des Gilets jaunes, les décideurs n’articulent pas suffisamment les politiques environnementales avec les demandes de justice sociale et fiscale des classes populaires et moyennes paupérisées. La colère qui en résulte peut, chez une partie des mobilisés de ces mouvements, favoriser une attraction vers le FN, celui-ci étant alors perçu comme un bon moyen de bousculer les élus en exercice ou, plus banalement, un vote pour les « moins pires ».

D’autres femmes précaires ralliées au FN restent mieux disposées vis-à-vis de « Bernard », d’un point de vue personnel (en tant « qu’ancien prof » bienveillant), mais n’envisageraient pas, pour autant, de s’engager à ses côtés sur la liste de gauche. On ne leur a, d’ailleurs, jamais proposé. L’exemple de Lisa, mère célibataire sans emploi, interviewée fin 2014 est emblématique de ce processus. Celle-ci pense fermement que « les riches ne votent pas Marine » et que « c’est la seule qui défend le social, pour les français ».

Comme je l’interroge sur ses liens avec des personnalités de la gauche locale, elle décrit ceux-ci sans hostilité, mais avec distance : « Le Bernard, c’était mon prof au collège… Quand il a vu que j’étais sur la liste FN, il a fait la gueule, mais maintenant ça va mieux […] Ma voisine, elle travaille à (l’intercommunalité) donc elle, forcément, c’est la mairie ».

Quand je demande à Lisa ce qu’elle répondrait aux acteurs politiques qui disent qu’il « faudrait plutôt partager les richesses (que stigmatiser les immigrés) », elle me répond, sceptique, que « c’est un peu faire Robin des bois » et qu’elle « n’y croit pas : ça n’a jamais marché comme ça ». Dans un contexte d’effacement progressif de la gauche locale, désormais réduite à un petit cercle de notabilité, les politiques d’égalité deviennent progressivement impensables, mêmes pour des personnes qui, à l’image de Lisa, aspirent à une redistribution.

L’élitisme et la professionnalisation du champ politique font le lit de la droite radicale

Les différents constats évoqués ci-dessus montrent la difficulté pour expliquer le vote et l’engagement FN/RN par un processus univoque. Au sortir de ces huit ans d’enquête en immersion dans un segment spécifique des classes populaires rurales, il est aussi évident que chercher à mettre à jour les motivations de la base populaire du FN/RN, ici composée de néo-militants moins politisés, ne doit pas faire oublier le nationalisme, souvent plus radical et doctrinaire, qui s’exprime notamment dans certains milieux plus aisés, ni les pratiques de double discours au sommet de l’appareil frontiste.

Il apparait pourtant tout aussi clairement que, sur le terrain évoqué, le renforcement militant du FN/RN s’explique, en plus de la paupérisation et de la fragmentation des milieux populaires locaux, par un sentiment très général d’exclusion politique et de non-représentation. L’élitisme et la professionnalisation du champ politique font le jeu de la droite radicale, dès l’échelle communale. Dans des territoires populaires et ruraux comme Grandmenil, le parti apparaît ainsi, malgré ses ambiguïtés et ses faux-semblants, comme celui qui défend la proximité, la ruralité et, surtout, les « petits ».

Il reste plus généralement l’organisation partisane qui, d’après les dernières enquêtes disponibles et selon une formule parlante de Patrick Lehingue, représente « le moins mal » les classes populaires dans la composition de ses listes aux élections locales[11], présentant notamment plus d’employés que le Front de gauche (à l’époque) et nettement plus que la droite parlementaire, le PS ou encore les écologistes. Pour autant, les militants populaires qui s’engagent activement dans l’appareil du FN/RN, au-delà de la scène municipale, y subissent incontestablement les mêmes vexations que leurs semblables sociaux engagés d’autres appareils politiques.

À l’échelle de la fédération départementale observée, seul 1/3 des 14 responsables de « cantons » du FN/RN sont membres ou proches des classes populaires. En revanche, les départs réguliers des cadres de milieux plus aisés favorisent, paradoxalement, une certaine ouverture sociale du recrutement.Le parti ayant généralement peu de chance d’accéder au pouvoir local, l’accès aux « places » et aux petites responsabilités (de candidats aux élections municipales, de responsables de canton, etc.) est moins coûteux que dans des partis plus institutionnalisés. On pourrait donc se demander si ce n’est pas par défaut, pour « boucler ses listes » et faire le « sale boulot », plus qu’en vertu d’une fibre sociale avérée, que l’appareil frontiste recrute des membres des classes populaires.

On notera, pour finir, que les forces politiques qui désirent proposer une alternative au projet du FN/RN gagneraient certainement à réinvestir le travail militant de proximité, dans les mondes ruraux comme en banlieue. Parallèlement, ils auraient aussi intérêt à promouvoir plus systématiquement dans l’accès aux postes et mandats, des employés, ouvriers et précaires, qui représentent environ la moitié de la population active, mais restent massivement exclus du champ politique.


[1] Sur l’enjeu de la qualification de l’électorat FN, voir Collovald, Annie, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens, Éditions du Croquant, 2004.

[2] La ville et les acteurs sont anonymisés.

[3] L’enquête a commencé avant le changement de nom du parti. Pour la cohérence de l’écriture, l’ancien nom (FN) sera privilégié dans le cours de l’article.

[4] Pierru Emmanuel et Vignon Sébastien, « Comprendre les votes frontistes dans les mondes ruraux. Une approche ethnographique des préférences électorales ». In Mauger Gérard et Pelletier Willy, Les classes populaires et le FN : explications de vote. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, 2017, p. 77-100.

[5] En 2012, d’après les données de l’INSEE, la population de la commune comptait 20,1 % d’ouvriers, 14,1 % d’employés, 2,2 % de cadres et 8,1 % de professions intermédiaires contre respectivement 13,1 %, 16,5 %, 9 % et 14,1 % pour la France métropolitaine.

[6] En 2016, les personnes titulaires d’un baccalauréat ou plus y représentent 31 % de la population non scolarisée, contre 45,9 % pour la France métropolitaine, selon l’INSEE.

[7] Localement, ce sentiment apparaît notamment dans l’absence des autres partis, le refus des étiquette « politiques » par beaucoup d’élus locaux, et, surtout, dans les propos des Gilets jaunes, fin 2018.

[8] Voir Crépon Sylvain, Dézé Alexandre et Mayer Nonna (dir.), Les faux-semblants du Front national : sociologie d’un parti politique, SciencesPo, les presses, 2015.

[9] Bouron Samuel et Drouard Maïa (dir.), Les beaux quartiers de l’extrême droite, Agone, n° 54, 2014.

[10] Ces exemples, exposés ici de manière très lacunaire, sont détaillés dans le quatrième chapitre de Challier Raphaël, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, PUF, 2022.

[11] Lehingue Patrick, « L’électorat du Front National. Retour sur deux ou trois idées reçues », in Mauger Gérard et Pelletier Willy (dir.), Les classes populaires et le FN : explications de vote, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, p. 19-42.

Raphaël Challier

Sociologue, Docteur à Paris 8

Pour Linda Lê (1963-2022)

Par

Il semble que Linda Lê n’ait jamais cessé de fuir un « ici et maintenant » trop étroit pour elle : son territoire était celui d’une très vaste bibliothèque, et son temps celui aussi des mythes. Voix majeure... lire plus

Notes

[1] Sur l’enjeu de la qualification de l’électorat FN, voir Collovald, Annie, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens, Éditions du Croquant, 2004.

[2] La ville et les acteurs sont anonymisés.

[3] L’enquête a commencé avant le changement de nom du parti. Pour la cohérence de l’écriture, l’ancien nom (FN) sera privilégié dans le cours de l’article.

[4] Pierru Emmanuel et Vignon Sébastien, « Comprendre les votes frontistes dans les mondes ruraux. Une approche ethnographique des préférences électorales ». In Mauger Gérard et Pelletier Willy, Les classes populaires et le FN : explications de vote. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, 2017, p. 77-100.

[5] En 2012, d’après les données de l’INSEE, la population de la commune comptait 20,1 % d’ouvriers, 14,1 % d’employés, 2,2 % de cadres et 8,1 % de professions intermédiaires contre respectivement 13,1 %, 16,5 %, 9 % et 14,1 % pour la France métropolitaine.

[6] En 2016, les personnes titulaires d’un baccalauréat ou plus y représentent 31 % de la population non scolarisée, contre 45,9 % pour la France métropolitaine, selon l’INSEE.

[7] Localement, ce sentiment apparaît notamment dans l’absence des autres partis, le refus des étiquette « politiques » par beaucoup d’élus locaux, et, surtout, dans les propos des Gilets jaunes, fin 2018.

[8] Voir Crépon Sylvain, Dézé Alexandre et Mayer Nonna (dir.), Les faux-semblants du Front national : sociologie d’un parti politique, SciencesPo, les presses, 2015.

[9] Bouron Samuel et Drouard Maïa (dir.), Les beaux quartiers de l’extrême droite, Agone, n° 54, 2014.

[10] Ces exemples, exposés ici de manière très lacunaire, sont détaillés dans le quatrième chapitre de Challier Raphaël, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, PUF, 2022.

[11] Lehingue Patrick, « L’électorat du Front National. Retour sur deux ou trois idées reçues », in Mauger Gérard et Pelletier Willy (dir.), Les classes populaires et le FN : explications de vote, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, p. 19-42.