Numérique

Le service numérique et sa cuisine

Philosophe

Avec le passage de l’appareil photographique au numérique, l’objet de plus en plus léger que nous pouvons tenir entre nos mains ne fonctionne plus que lié à une infrastructure extrêmement conséquente. C’est désormais une machine, aussi petite et disponible soit-elle. Une machine qui, au-delà du service attendu d’elle, fabrique aussi des meta-données. Une machine qui fait en réalité bien plus que ce qui lui est demandé.

Au milieu du XIXe siècle, Baudelaire écrivit que « l’industrie photographique », bénéficiaire d’un « universel engouement », était en passe de « supplanter et corrompre » l’art. Il vaudrait mieux, pensait-il, qu’elle « rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très-humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature ». S’il était « permis » à la photographie, ajoutait-il, « de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions [et] (…) d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! »

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Quelle étrange proposition ! Si elle devait être vraie, alors nous qui sommes comme jamais ne furent nos ancêtres dans un monde de reproductibilité et qui, partant, utilisons sans cesse, et non sans goût pour cela, des dispositifs aptes à servir toute la culture du monde, nous devrions être certains d’avoir sauvé nos âmes. À vrai dire, le propos de Baudelaire, aussi bien intentionné et respectable fût-il, procédait d’une ambiguïté qui appartient toujours à notre temps. Cette ambiguïté concerne la notion même de service. Ou, pour reprendre avant de la discuter la formule du poète et critique, « l’humilité » requise de la « servante ».

En fait, une métaphore travaille sourdement mais puissamment nos pensées dans ce genre de sujet. C’est celle du maître servi par une double domesticité, l’une préparant la cuisine dans l’office ad hoc, l’autre servant la tablée. Les philosophes savent depuis Hegel quoi penser de cette maîtrise. Elle commande moins qu’elle ne croit, et peut être jouée ou retournée : le maître ou, pour être plus précis, celui qui peut être un temps supposé tel, n’est pas réellement dominant. Je traduis : la disposition effective du monde n’appartient pas à ceux qui sont servis. Soit, dit dans le vocabulaire et les circonstances d’aujourd’hui : est fausse l’idée que le progrès des objets hautement technicisés avec lesquels nous vivons serait déterminés par nos attentes d’usagers. Si l’on veut comprendre comment il se fait que nous les dégustons comme nous les dégustons, il ne faut pas manquer de prendre la question par son autre bout. C’est-à-dire la penser dans et depuis sa cuisine. Demandons-nous donc plutôt ce que peut faire à cette cuisine le fait d’être d’une manière ou d’une autre servie à des convives qui, par hypothèse, ne participent pas eux-mêmes à son office faute d’être en situation, voire en capacité, de le faire.

Les plus essentielles, les plus décisives ou les plus marquantes des dispositions dont nous nous nourrissons sont désormais liées au fonctionnement de moteurs.

Dans les années cinquante du XXe siècle, un designer qui n’était pas suspect d’être rétrograde en matière de progression technique (car c’est bien de cela qu’il s’agit ici une fois traduite la métaphore : d’une modification et d’une modernisation dans l’industrie des savoir-faire – ou cuisiner – des biens), utilisa à son tour une comparaison d’ordre culinaire. C’est de Raymond Loewy qu’il s’agit, de sa critique des sauces en particulier. Certes, disait-il, il faut savoir soigner « l’aspect extérieur », mais sans faire un emploi « hystérique » des apparences. Ainsi pouvait-il d’une part ironiquement parler à l’encontre des maîtresses de maison qui « camouflent les mets » et, « poussant le vice jusqu’à imiter la truffe avec une rondelle d’olive noire », parviennent « à donner une apparence » à laquelle on « se laisse prendre », d’autre part soutenir l’idée qu’une « technique majeure » ne saurait être véritablement illustrée sans ce qu’il nommait « réduction à l’essentiel ». L’enjeu de cette réduction, c’était de « dépouiller » ce qui, fabriqué dans l’obscurité de l’office, se trouvait d’abord présenté, au moment d’être servi, avec excès dans la vêture et le maquillage.

Si pareil propos mérite encore notre intérêt, c’est parce qu’il permet de repérer combien se sont modifiées les techniques qui nous sont servies. Aucune ne se présente plus comme autrefois, quand il n’était question de vivre qu’avec des outils. Aucune ne saurait par conséquent paraître dans une absolue simplicité, et c’est bien le problème que voulait traiter Loewy : ôter le superflu, aller au plus simple, réduire à l’essentiel, cela ne veut pas dire qu’un objet puisse exister nu de toute parure mais que cette parure, ramenée au minimum, doit convenir à l’organisme technique qu’elle habille. S’il en est ainsi, c’est parce que les plus essentielles, les plus décisives ou les plus marquantes des dispositions dont nous nous nourrissons sont désormais liées au fonctionnement de moteurs. C’est cette dimension, le fonctionnement par ou avec moteurs, qui doit désormais intéresser l’analyse.

De ce point de vue, tous les objets, tous les produits, toutes les fabrications que les humains ont été capables de servir à la table de leurs usages ne sont pas équivalents. Un marteau, par exemple, est un outil mais non une machine en ce sens que la force qui le meut lors de son usage est le fait d’un corps, non d’un moteur. D’autre part, étant donné que sa mise en service est univoque et produit un résultat toujours de même nature, c’est un instrument et non un appareil. Enfin, s’il est dans sa fabrication fonction de l’industrie du bois (pour son manche) et de celle du métal (pour sa cognée), il est quitte de ces industries au moment où il sert. Une automobile, en revanche, est une machine qui n’a pas dans sa fonction instrumentale d’usage (le transport, le déplacement) la même indépendance à l’égard d’une de ses industries de base, celle qui fournit son moteur en énergie (traditionnellement, le pétrole, aujourd’hui l’électricité).

Elle est toujours dans son fonctionnement même de machine fonction de cette industrie, et cela se traduit dans sa présence d’objet : aucune automobile ne peut se passer de jouxter un réservoir (ou, désormais, une batterie) au moteur qui la rend serviable et cette réalité, même si elle ne prend pas exactement forme, tout de même se trace dans ce registre. Ainsi le véhicule est-il doté d’un bouchon d’accès au réservoir (ou d’une prise électrique) qui donne à la chose au moins un minimum de perceptibilité. Cette exigence implique un traitement d’allure globale (où et comment placer le bouchon ou la prise dans la carrosserie, jusqu’à quel point et de quelle manière faire voir ou seulement signaler le dispositif) et d’affichage (visualisation d’une jauge sur le tableau de bord).

Finalement, si le marteau et l’automobile sont bien l’un et l’autre les terminaux d’une industrie de base, ils n’entretiennent ni dans leur fonctionnement d’usage ni dans la modalité de leur présence le même rapport à cette industrie. L’un s’en distancie bien plus que l’autre. Qu’en est-il à présent des objets de la dernière génération industrielle ?

Considérons d’abord le passage de l’appareil photographique au numérique. C’est en apparence toujours un outil puisqu’il faut le prendre en main pour qu’il rende son service de fabricant d’images. Mais il a en fait changé de nature. D’une part ce qu’il enregistre, ce ne sont plus les traces indicielles d’une situation plus ou moins lumineuse, mais une codification de ces traces. Le photocodage a pris la place de la photographie stricto sensu. D’autre part, et par conséquent, l’appareillage n’opère plus selon l’ordre d’antan. Qui autrefois avait le goût de s’en servir devait passer par trois moments. D’abord étaient enregistrées sur une pellicule photo-sensible des données indicielles qui faisaient ensuite l’objet d’un développement. En ressortait ce que l’on appelait des négatifs. À la fin ces négatifs étaient tirés, c’est-à-dire transformés, ou traduits, en images variables dans leurs caractéristiques (des plans plus ou moins gros ou plus ou moins larges, plus ou moins nets dans la profondeur, plus ou moins éclairés enfin).

Ce sont ces images qui finissaient par être à leur tour offertes au goût. Si les choses changent avec le passage au numérique, c’est en ceci que la pièce à conviction (le dépôt originel et original que manifestait le négatif) cesse de jouer le rôle qui était le sien : comme elle peut être démultipliée à l’envi, l’élément initial de référence s’enfouit dans un nuage d’équivalents puisqu’il peut se copier et se recopier sans fin, mais aussi se trouver subrepticement modifié. Ainsi les trois moments opérateurs du procédé historique ne se produisent-ils plus distinctement. Il n’y a plus essentiellement que transferts et traductions d’écritures. Tout cet appareillage encore appelé photographique a besoin pour fonctionner d’entretenir avec l’industrie qui le fournit un autre rapport qu’avant. Désormais ce qu’il consomme, ce ne sont plus des matériaux (les pellicules, le papier photo-sensible qu’il fallait bien évidemment savoir fournir à la demande) mais de l’énergie. Une pile en effet est maintenant nécessaire.

Cette pile signale un changement de configuration technique dont la petitesse et la commodité ne permettent guère de mesurer l’importance. Non seulement l’objet de plus en plus léger que nous pouvons tenir entre nos mains ne fonctionne plus que lié, de fait, à une infrastructure extrêmement conséquente, mais encore ce n’est plus un instrument conduit par son seul utilisateur. Non, c’est désormais une machine, aussi petite et disponible soit-elle. Il en est ainsi parce que la commande adressée à l’appareil au moment du déclenchement est électroniquement médiée. Ainsi le photographe des temps numériques n’est-il pas le seul calculateur de ses gestes. Ce n’est pas sans conséquence : la machine fait en réalité plus que ce qui lui est demandé. Au-delà du service attendu d’elle (une donnée d’images), elle fabrique aussi des meta-données.

Ce que nous appelons, très approximativement, un téléphone portable et qu’il faut à présent examiner permet de faire un pas de plus dans l’ordre du meta-service dont nous venons d’entrevoir l’existence et la nature. L’objet est désormais un terminal, et plutôt machine qu’outil (en fait, c’est une machine que des applications téléchargeables outillent diversement). Que cette machine rende de multiples services (elle est bien plus qu’un téléphone, elle a bien d’autres fonctions d’usage que la téléphonie) n’en fait pas ipso facto un appareil. Il serait plus juste de la dire poly-instrumentale et disponible à des fonctions d’usage séparées les unes des autres (elles ne se règlent pas réciproquement comme le temps de pose, la sensibilité et l’ouverture de diaphragme dans l’appareil photographique).

Mais cette poly-instrumentalité ne suffit pas, loin s’en faut, à la caractériser. Car le terminal permet à son tour, comme l’automobile, que profite une économie dont l’industrie est située, pour ainsi dire, dans l’arrière-plan du service instrumental. La différence, c’est que cette industrie, non seulement n’est guère perceptible, mais encore ne fournit rien de mécaniquement nécessaire. Elle consiste plutôt, comme dans le dispositif photo-numérique, en un emmagasinement. Des informations, des meta-données que le terminal peut fournir dans le temps de son utilisation, il est fait valeur et capital. Ces informations sont enregistrées, prélevées et stockées, mais, et c’est une différence de taille, ailleurs, hors de la machinerie d’usage disponible.

Une partie du travail tient au langage avec lequel nous pensons ou, pour être plus juste, croyons penser.

Nous pourrions sérieusement nous demander si tout ce fonctionnement n’affecte pas la technique de base comme un cancer. En tout cas, il a quelque chose de pervers, et d’abord au sens premier du mot : il change le sens de l’usage, il le retourne. Je peux reformuler une partie des comparaisons que je viens de faire en disant que, par rapport à l’automobile, il est trois fois paradoxal. D’une part, c’est comme si, au lieu de vider un réservoir, il en remplissait un. D’autre part, comme ce réservoir empli au moment du service n’est pas utile au fonctionnement le plus apparent, il est désormais une fin et cette fin a un caractère principalement économique. Enfin, comme il n’est pas, encore une fois, mécaniquement obligé de jouxter la machinerie du terminal, il peut s’en absenter perceptiblement. À la différence de l’image photo-codée qui est accompagnée de ses meta-données, celles que produit le terminal mobile en sont disjointes.

Il résulte de cette situation une question redoutable. Cette question se pose loin de ce qui pouvait être pensé sous le nom de design au temps de Raymond Loewy. Car ce que l’on pouvait alors justifier, je l’ai dit déjà, c’était l’idée de simplifier les formes dans la présentation de la cuisine industrielle. On se donnerait pour tâche de faire remarquer, dès l’abord, la nature de cette dernière. Pareille perspective se forgeait sur l’exemple de l’architecture moderne : dès lors que, dans la construction d’un bâtiment on mettait en jeu des matériaux et des techniques nouvelles (le béton, le verre, le métal), il ne fallait pas faire semblant d’œuvrer comme avant mais, donc, avérer dans et par des formes perceptibles la réalité des capacités techniques de l’époque. Et ainsi ne pas tromper sur ce qui se jouait dans la puissance de cette époque. Il en allait d’une sorte d’affranchissement des consciences dans la perception même des produits. Toutefois, s’il était possible de penser en ces termes, c’était parce que les fonctionnalités dont l’allure était, pour reprendre le mot de Loewy, à dépouiller n’avaient pas la duplicité qui est la leur dans les objets d’aujourd’hui.

Étant donné cette situation, que pouvons-nous nous proposer pour être davantage au fait de ce qui se produit dans les services ou, cela revient au même, pour être moins joués que nous ne le sommes par l’économie de ces services ? Une partie du travail tient au langage avec lequel nous pensons ou, pour être plus juste, croyons penser. Il nous serait utile de re-formuler ce qui a lieu désormais à grande échelle. Je pense en particulier à la notion de « donnée ». Le mot convient-il tout à fait ? Plus juste, me semble-t-il, serait de parler en termes de « prises » ou de « retenues » puisqu’en effet ce que la machine globale prend ou retient de ce que je fais avec elle à chaque fois que je m’en sers, je ne le lui donne que malgré moi, sans savoir ce que je donne.

En France, la loi prend cette affaire en compte, qui oblige désormais à l’affichage de bandeaux concernant la pratique de fabrication des dites données via ce qu’il est convenu d’appeler « cookies ». Ce n’est pas un négligeable progrès que la mise en œuvre de cette loi. Mais pour l’heure, il se manifeste par un alourdissement formel. Sans doute est-il possible, espérons-le du moins, de faire mieux, à la fois plus simple et plus accessible, en matière de présentation. Mais même en l’état, ce qui apparaît, c’est bien que l’affichage des opérations menées en arrière-plan par nos moteurs de recherche et autres navigateurs est un sujet. Ce sujet concerne aussi, bien entendu, nombre d’autres objets dits « communicants ». Il a pour enjeu l’ouverture pratique d’un champ d’indépendance et, c’est en l’occurrence lié, une meilleure perception de toute la cuisine dont nous sommes aujourd’hui abondamment nourris. La question est de savoir comment peuvent être soutenues, et par quelles instances, des recherches allant en ce sens.

NDLR : Pierre-Damien Huyghe a récemment publié Numérique. La tentation du service aux Éditions B42.


Pierre-Damien Huyghe

Philosophe , Professeur émérite à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne