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Colombie : victoire de la gauche, et après ?

Politiste

Le 19 juin dernier, la Colombie a élu pour la première fois de son histoire un président de gauche. La victoire de Gustavo Petro, ancien sénateur et maire de Bogotá, mais aussi ancien membre de la guérilla du M-19, marque un tournant historique dans ce pays de 50 millions d’habitants, le troisième d’Amérique latine par sa population et par la taille de son économie. Comment interpréter ce résultat, qualifié dans la presse internationale « d’historique » ? Quels sont les défis qui attendent le nouveau gouvernement ?

Un président colombien de gauche assumée : le résultat de l’élection présidentielle colombienne est inédit. Durant le XXe siècle, des présidents issus du parti libéral ont pu revendiquer une sensibilité de gauche, mais jamais aucun président n’avait été issu des partis et mouvements sociaux se réclamant de la gauche politique.

 

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Entre autres raisons, le conflit armé a souvent empêché l’avènement de la gauche au pouvoir. Durant la campagne présidentielle de 1990, trois candidats – Luis Carlos Galán, Carlos Pizarro et Bernardo Jaramillo – étaient assassinés. Les deux derniers sont issus des deux principales tendances de gauche de l’époque : les anciens guérilleros de M-19 pour Pizarro (un compagnon d’armes du nouveau président Gustavo Petro, donc) et l’Union patriotique pour Jaramillo. La guerre explique plus largement la stigmatisation de la gauche civile. Alors que les violences s’enlisent durant les années 1990, et que la guérilla des FARC – qui devient alors le groupe dominant – retourne ses armes contre des populations civiles, la droite accuse l’ensemble de la gauche de complicité avec les insurgés.

Certes, depuis l’accord de paix signé par le gouvernement et les FARC en 2016, l’État a été incapable de reprendre un contrôle réel des territoires marginaux du pays, où les insurgés avaient construit leur fief. En l’absence d’autorité, une multiplicité de groupes armés engagés dans l’économie de la cocaïne et dans d’autres trafics se font une concurrence très violente pour le contrôle du territoire. Mais, si l’accord de paix n’a pas durablement pacifié le pays, il a ouvert le champ politique à des débats qui ne sont plus surdéterminés par la question du conflit. Et c’est la droite qui en pâtit.

Depuis l’élection de l’ancien président Alvaro Uribe, la droite dure qu’il représente – l’uribisme – avait construit sa suprématie sur un discours d’ordre et sécurité. Premier parti au Congrès lors des élections législatives de 2018, le Centre démocratique, le parti d’Uribe, est aujourd’hui relégué à la cinquième place. Son candidat n’a pas atteint le second tour de l’élection présidentielle. Bien sûr, il faut y voir l’effet du discrédit du président sortant, Iván Duque, un proche d’Uribe. Mais cette défaite signale aussi l’essoufflement d’un agenda sécuritaire : les thématiques qui ont dominé cette campagne ont surtout concerné la lutte contre la pauvreté et les inégalités.

La gauche arrive donc au pouvoir avec un agenda de réforme de l’économie et des institutions. Alors que la croissance économique des années 2000 et 2010 s’est accompagnée d’un accroissement des inégalités, le programme de Gustavo Petro et Francia Márquez promet l’instauration d’un système fiscal plus redistributif, l’élargissement des minima sociaux et des investissements massifs dans l’éducation supérieure publique. Mais cet agenda reflète aussi une évolution au sein de la gauche latino-américaine ; comme dans le Chili de Gabriel Boric, la gauche colombienne propose une compréhension plus large des inégalités. Le discours de victoire de Francia Márquez, qui disait alors vouloir « mettre à bas le patriarcat et le racisme », rappelle la force d’un agenda axé sur les formes diverses de domination et discrimination : violences sexuelles et sexistes, discriminations sur le genre et l’orientation sexuelle, et discriminations basées sur la race.

L’agenda économique reflète aussi une évolution de la gauche. En effet, contrairement aux gouvernements de la « vague rose » latino-américaine des années 2000 (Lula au Brésil, Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa en Équateur…) qui avaient financé les dépenses sociales par l’économie extractive (minerais, pétrole, agro-industries) la gauche colombienne d’aujourd’hui promet une double transition sociale et écologique. Le développement d’une économie bas carbone, un moratoire sur les nouvelles concessions pétrolières et l’interdiction de la fracturation hydraulique font partie du programme. 

Enfin, même si le conflit armé n’est plus l’axe déterminant de la politique colombienne, Petro et Márquez ont répété sans cesse vouloir réaliser les promesses de l’accord de paix de 2016. Alors qu’une grande partie des mesures étaient restées lettre morte, et que le gouvernement d’Iván Duque s’était évertué à vider l’accord de sa substance, la gauche promet de se concentrer sur son objectif central : résorber les fractures territoriales énormes entre la Colombie des villes du centre andin, relativement prospère et moderne, et la Colombie des campagnes et des villes périphériques, où le manque d’investissement public favorise l’emprise des groupes armés et l’influence de réseaux politiques mafieux.

C’est un programme très ambitieux, d’autant que la gauche est portée au pouvoir par une coalition très large, où un secteur attaché à des transformations profondes – celui des mouvements sociaux par exemple – côtoie des acteurs beaucoup plus modérés au réformisme bon ton. Les modérés vont par ailleurs être en force au Congrès ; bien que la coalition de gauche y occupe la première place, elle n’est pas majoritaire et devra faire des alliances avec le centre.

  • Une gauche dans la globalisation

Mais les obstacles à un tel agenda de transformations sont aussi structurels, et tiennent en partie aux conditions d’insertion d’un pays comme la Colombie dans le capitalisme global. Les matières premières – pétrole, charbon et minerais – pèsent pour 56 % des exportations du pays. La situation macro-économique de la Colombie est donc très lourdement dépendante du cours international d’une poignée de marchandises. Comme ailleurs dans les pays du Sud, les capacités d’endettement de l’État, la valeur de la monnaie et donc le pouvoir d’achat de la population sont des données sur lesquelles les décideurs n’ont aucune prise. La gauche hérite ainsi d’une économie marquée par trois décennies de « ré-primarisation », c’est-à-dire de croissance du secteur primaire au détriment des autres.

Politiquement, le gouvernement de gauche se retrouve pris entre deux feux : d’une part, celui des mouvements paysans, indigènes et afro-colombiens qui ont été très mobilisés dans la campagne et qui réclament un engagement social et écologique fort. D’autre part, de larges pans de l’establishment politique et économique, qui appellent le président élu à la « responsabilité ». L’opposition guette la réaction des marchés pour vilipender un gouvernement qui – bien que n’étant pas encore aux commandes – risquerait de faire tomber le pays dans la crise économique. Durant toute la semaine qui a suivi l’élection, des responsables de droite faisaient courir des rumeurs sur une envolée imminente du dollar, valeur refuge des investisseurs. C’est l’illustration très visible de la discipline par le marché. 

Ainsi, la place de l’écologie dans l’agenda de la gauche colombienne interroge sur les conditions d’avènement d’une justice environnementale et climatique. Ce ne sont pas là des idées abstraites dans la discussion de quelques intellectuels à Bogota. La question de la justice environnementale hante un pays qui arrive à la première place mondiale en nombre d’homicides d’activistes de défense de l’environnement – 611 meurtres enregistrés entre 2016 et 2022 selon l’ONG colombienne Indepaz.

La trajectoire de la vice-présidente élue est elle-même façonnée par l’entrelacement des luttes sociales et environnementales. Issue d’une région très pauvre du Pacifique, mère célibataire à l’âge de 16 ans, elle travaille comme femme de ménage avant d’entreprendre des études de droit. Dotée d’un charisme indéniable, elle est le fer de lance d’une mobilisation contre les conséquences environnementales de l’exploitation aurifère. Elle mène en 2014 une marche de dix jours qui s’achève par l’occupation du bâtiment du ministère de l’environnement, pour dénoncer la bienveillance de l’administration à l’égard des compagnies minières. Son militantisme lui vaut d’être reconnue par le prestigieux prix Goldman. Il l’expose aussi aux menaces des groupes paramilitaires, qui l’obligent à quitter sa région pour se réfugier à Cali, première ville du sud-ouest du pays.

  • Faire la paix ?

Dans la Cauca, région natale de Francia Márquez, comme ailleurs dans le pays, l’agenda environnemental et social est ainsi étroitement lié à la violence armée. En effet, les luttes pour les ressources naturelles façonnent encore aujourd’hui la géographie de la violence. Les régions d’exploitation minière et pétrolière sont parmi les plus violentes du pays, alors que des élites locales et des entreprises entretiennent des rapports de connivence avec des acteurs armés. Si le conflit armé ne menace plus la stabilité du régime, il fait peser un climat d’incertitude et insécurité sur des milliers de personnes. En 2021, 73 900 déplacés internes ont été enregistrés par l’office de coordination humanitaire des Nations unies (OCHA). Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement face à cela ?

Le président élu a fait campagne sur une proposition d’élargissement de l’accord de paix de 2016 à d’autres groupes armés encore actifs. Le premier de ces groupes est la guérilla de l’ELN (Armée de libération nationale), qui a profité de la démobilisation des FARC pour étendre ses zones d’action. Or, les recherches sur ce groupe montrent qu’il a tendance à fonctionner comme une confédération de commandants locaux, qui tiennent ensemble le pouvoir. Cela rend particulièrement difficile la signature d’un accord.

Les dissidents des FARC, composés de secteurs minoritaires qui n’ont pas accepté l’accord ou d’anciens guérilleros ayant repris les armes, gardent quant à eux le contrôle sur certaines régions stratégiques du sud et de l’ouest du pays. Les milices paramilitaires, dont une partie avait négocié leur démobilisation entre 2003 et 2006, sont une nébuleuse de groupes qui peuvent tantôt collaborer, tantôt se faire la guerre, avec des conséquences humanitaires désastreuses. En mai 2022, les milices du « Clan du Golfe » avaient ainsi interdit à la population de plusieurs dizaines de municipalités de l’arrière-pays Caraïbe de quitter leur domicile pendant plusieurs jours. Ils entendaient ainsi protester contre l’extradition de leur chef aux États-Unis, où il doit faire face à un procès pour trafic de drogue.

L’activité de tous ces groupes est largement déterminée par la géographie de production de feuille de coca et de transformation en cocaïne, dont la Colombie est encore aujourd’hui le premier exportateur. Enfin, bien que certaines milices paramilitaires aient parfois tenté de se doter d’un discours politique, elles restent essentiellement des armées de trafiquants. Cela pose la question de la négociation avec des groupes armés criminels, un défi que les États rencontrent ailleurs dans la région, au Mexique ou en Amérique centrale par exemple.

Le panorama pour la gauche colombienne est donc paradoxal. D’un côté, sa victoire a une portée symbolique extraordinaire. Pour le pays bien sûr, où l’élection d’un ancien guérillero à la présidence de la République aurait était totalement invraisemblable il y a à peine quelques années. L’arrivée au pouvoir de femmes et hommes longtemps menacés, harcelés et assassinés en raison de leurs engagements est une formidable leçon de démocratie. Pour l’Amérique latine également, où le basculement à gauche de la Colombie, pays historiquement ancré à droite et premier allié des États-Unis, peut donner un élan à d’autres mouvements de la région.

De l’autre côté, plusieurs éléments hypothèquent déjà les promesses d’une campagne qui a réveillé tous les espoirs. La voie est étroite entre les contraintes exercées par les conditions de participation à la globalisation, et une violence diffuse mais encore très présente dans certaines régions. Il est cependant déjà notable qu’un pays meurtri par des décennies de guerre se mette à rêver à de lendemains heureux. C’est sans doute déjà une victoire.


Jacobo Grajales

Politiste, professeur à l’Université de Lille et membre junior de l’Institut universitaire de France