Littérature

L’expansif amoureux – sur Le Retournement de Manuel Carcassonne

Critique

En ces temps où l’assignation identitaire paraît une tentation permanente, et où la réponse à la question « Qui suis-je ? » semble toujours pointer vers une définition des origines, il peut paraître hasardeux de botter en touche. Sans rien renier ni éluder, à travers un questionnement frontal, intime et pudique tout à la fois, le livre de Manuel Carcassonne tente une échappée par la littérature : compte-rendu d’enquête généalogique, restitution historique, promenade chez les penseurs des origines et déclaration d’amour au présent, Le Retournement emmène le lecteur sur les traces d’une histoire individuelle, écho d’un égarement universel.

Quêtes de soi, vertiges identitaires, drames des origines, enquêtes généalogiques : la littérature n’en manque pas. Rien n’y prédestine pourtant a priori l’auteur du Retournement, né après-guerre dans une famille juive aisée et stable du seizième arrondissement parisien, choyé et entouré, dont les ancêtres sont connus et la lignée aisément définissable. Pas de tragédie de la déportation dans la famille proche, une laïcité d’évidence, un attachement fort à la France et aux valeurs de la République : « l’assimilation » est parfaite.

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L’appartenance au judaïsme prend la forme, d’abord, du « poison de la plainte » instillé par la mère : « Si être juif signifie, avec Levinas, être élu par l’autre à la responsabilité, alors étais-je implicitement responsable de la longue liste des malheurs anciens, de ceux qui précédèrent ma naissance. Si puissant fut le narcissisme funèbre et culpabilisant de ma mère que j’étais responsable au berceau. » Hormis cette culpabilité latente et sans autres objets que défunts, le judaïsme de la famille Carcassonne ne se manifeste par la pratique d’aucun rite, la fréquentation d’aucune synagogue, l’observance d’aucune loi religieuse : sur fond d’athéisme bon teint, le goût du jeune homme est immodéré pour les « chrétiennes ardentes », « qui s’étonnent de [sa] circoncision, mais toujours trop tard pour reculer ».

Plus que d’un choix érotique, ce tropisme chrétien relève finalement, comme le constate le Carcassonne cinquantenaire, d’une forme de déni : « Ma jeunesse fut un mensonge ». Car de sa judéité, le jeune Manuel ne parle pas ; presque, elle n’existerait pas pour lui. « Tous mes amis étaient juifs, pleinement, et français, pleinement. » Le jeu de dupes se poursuit dans le premier âge adulte, et le narrateur qui refuse toute « place assignée » évolue avec aisance au sein du parisianisme le plus introduit, en vrai « Swann » persuadé que rien ne lui résiste. L’évocation du Tout-Paris littéraire et mondain occasionne un beau portrait, nuancé et émouvant, de l’académicien qui fut son beau-père : Jean d’Ormesson, « Diogène non sur un tonneau, mais sur des skis nautiques », qui « attirait les honneurs et repoussait les emmerdeurs ».

Pourtant, malgré le détachement et l’humour familial (« Je dois confesser que je suis né le même jour qu’Adolf Hitler. Ma mère ne cessait d’en rire »), malgré la facilité et la désinvolture, subsiste sous le vernis mondain « quelque chose de non germé, d’impensé, d’inactuel, quelque chose du simple Juif du Sinaï [qui] survit dans le survivant, en [lui], cousu d’arabe ». Carcassonne renvoie à Levinas comme à Benny Lévy qui font de la judéité une « condition », un état auquel il serait impossible, quels que soient les choix conscients, de se dérober. Mais alors, « fidélité à qui ? sinon à soi-même ? ou plutôt à une zone gelée, un iceberg identitaire dont la partie immergée serait plus profonde et vaste que je ne pouvais le supposer ».

Il n’est pas question ici des « grands mots de la guerre et des camps », mais de « l’intime », et de la façon dont le présent est tissé par les couches successives de passé : celles qu’on expose, celles qu’on ignore, celles qu’on tait et celles qui nous hantent en secret. Il aura fallu du temps à l’auteur pour être « retourné », pour échapper à la roue du temps familiale et pour cesser de croire que la voie était toute tracée, l’issue connue et sans surprise. Il aura fallu, pour cela, rencontrer une femme, se vivre en « captif amoureux » et accepter l’irruption de l’incertitude et du danger.

Marrane et melkite

La rencontre amoureuse assume le topos et fait office de révélation. Carcassonne émerge alors d’une dépression comme d’une longue nuit, d’une lassitude de vivre et du sentiment étouffant que tout est préécrit. Avec Nour, chrétienne du Liban née à Boulogne, il échappe à « l’appartenance » et se reconnaît soudain « arabe » et « juif ». Le lien amoureux oblige à une sortie du destin, comme on dirait une sortie de route : une échappée hors des sentiers balisés, une chance de se réinventer – ou plutôt, peut-être, de plonger vers la face cachée de cet iceberg.

Les rapproche d’abord un certain ancrage géographique (Israël se trouvant à « un jet de roquette » de la frontière libanaise), une commune appartenance à un Orient de soleil, de parfums d’épices et d’herbes sèches – mais aussi de poudre, et de caoutchouc brûlé. Tous deux ont « un pays qui n’en est pas un », la terreur qu’il disparaisse et une généalogie cousue de mythes et de rapprochements invérifiables ; l’un comme l’autre font partie d’une minorité opprimée. Nour est melkite, issue d’une communauté bousculée par l’histoire, enserrée entre les tenants d’un islam et ceux d’un judaïsme radicaux ; Manuel est « juif du Pape », cette enclave provençale protégée des persécutions au prix d’obligations souvent indignes. Leur fils sera « grec-catholique, melkite par sa mère, juif d’esprit par son père, minorité schismatique persécutée d’un côté, minorité persécutée de l’autre ». Les amants partagent, aussi, « quelques névroses communes aux peuples prudents, ainsi la terreur du contrôle fiscal, le goût des coffres scellés dans le mur, des portes blindées et des systèmes d’alarme », et s’aperçoivent que les unit un mélange de douceur et de violence, d’érotisme et de retenue, d’amour de la vie, de la chair et de la guerre.

Après la rencontre de Nour – nom de fiction de Diane Mazloum –, fasciné et étreint par un déroutant sentiment de familiarité, l’auteur plonge dans la « farce tragique », l’histoire et les déchirures du Liban. L’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, où sa femme et son fils manquèrent de disparaître, est un séisme et un tournant irréparable. Car « d’être réveillé, c’est une position dangereuse » : les assises s’effritent, l’avenir devient flou, et le passé révèle des galeries innombrables, peuplées d’ancêtres qui ont, chacun, une histoire singulière à raconter.

Arpenter le chaos

Guéri du marasme et du déni, sorti en pleine lumière grâce à Nour, sa « pilule d’Orient », Carcassonne se lance dans une vaste enquête dont Le Retournement est la trace : une impression éparpillée, morcelée en mille bribes de citations qui furent les fanaux de sa recherche, faite de tentatives de reconstitution de lieux, d’époques, de conditions dans lesquelles vécurent ses prédécesseurs et qui sont le chaudron où son identité se fabriqua. Car il est « impossible de dissocier l’histoire intime de l’histoire » : la quête de soi passe nécessairement par la plongée dans les archives, l’épluchage de données minuscules, la reviviscence d’échanges d’ânes, d’épousailles et de commerce, de conversions et de morts violentes – ce qu’on appelle, appellation lisse et rassurante, le passé.

Carcassonne rend ainsi, et d’abord, hommage à la cohorte de ceux qui le précèdent immédiatement et qui furent des « Juifs français », transmettant le culte de la France et de la République, se raidissant à l’écoute de la Marseillaise, tissant un fil entre tradition et modernité. Il remonte le fil du temps jusqu’à la figure tutélaire de Maïmonide, ce rabbin du XIIe siècle qui influença Thomas d’Aquin et sut allier raison et foi ; puis aux communautés juives de Provence au XVIe siècle, unique peuple juif sédentaire, à la fois opprimé et protégé de la mort ou de l’exil. Ceux-ci, pense l’auteur, ressemblent étrangement aux chrétiens du Liban – notamment par le sentiment de leur supériorité, qui est celui de l’« aristocratie des opprimés » : c’est là le « retournement » fondateur, de la haine en élection.

Son enquête le conduit également à l’école de Tolède, en Castille, où les Juifs exercèrent de hautes charges fiscales à la cour ; et l’emmène sur les chemins d’exil de ces érudits dont le savoir se répandit de l’Italie au Sud de la France, jusqu’en Allemagne. Ceux-ci furent essentiellement des passeurs de connaissances, navigant de l’arabe à l’hébreu puis au latin, faisant de la traduction l’instrument de cette « Renaissance », selon le terme de Jacques Le Goff, et prêtant vie au « rêve arabo-andalou ». La fascination généalogique de l’auteur le conduit enfin à explorer la lignée des Carcassonne, que leur nom renvoie explicitement à leur origine judéo-comtadine et parmi lesquels figurerait un certain Nostradamus… La minutie de son enquête ne fait pas perdre toute sa distance à l’auteur : « Me voici andalou, voilà ma folie des grandeurs. On dirait un film de Gérard Oury revu par un rabbi “abrahamanique”. »

L’ensemble constitue un livre-chaos, un récit d’errance à la fois mémorielle, livresque et existentielle, où chaque pièce du puzzle identitaire mérite d’être contemplée pour elle-même, qu’on s’y arrête et qu’on prête l’oreille à l’écho des vies disparues. À l’image de la ville monstrueuse, désirable et disparate qu’est Beyrouth, Le Retournement s’échafaude à coups d’immersions dans des œuvres phare, de martèlement de souvenirs pesants, d’évocations amoureuses et de suspensions méditatives. Il se construit aussi sur ses prétéritions, telle une cité aux fondations friables : il n’est pas, écrit Carcassonne, un livre sur l’antisémitisme (qui le hante pourtant, notamment à travers la figure problématique de Jean Genet), ni sur la guerre du Liban (dont l’auteur se dit néanmoins « obsédé »). Ces hantises sont, en définitive, plutôt des personnages que des sujets : des interlocuteurs avec lesquels Carcassonne bataille, discute, argumente et pleure, parfois.

L’embarras d’être soi

La jeunesse de Carcassonne fut, à l’en croire, un jeu de masques. Mû par le désir perpétuel d’être « ailleurs », de se réduire à un « point de suspension », il trouve le métier qui lui permet le mieux de se dissimuler derrière autrui : éditeur. Ce « marchand du courage des autres », ce « ventriloque » peut s’exprimer sans s’exposer, faire dire aux auteurs ce qu’il ne saurait formuler et construire, en même temps que son catalogue, son « autobiographie fragmentée ». « J’additionne. Je soustrais. Je multiplie. Je me contorsionne dans tous les rôles. Je m’épuise. Je suis un superman du vestiaire existentiel. »

Et pourtant… même sous la « cape d’invisibilité » que constitue la moelleuse couverture des livres écrits par les autres, demeure une armature indestructible, un fil conducteur qui ne saurait mentir ni se déchirer : le texte. « Il y a le Livre : je ne peux pas ne pas penser à cette fidélité-là, au Livre, à cette matrice qui vient du fond des âges. » Cette fidélité matricielle transcende celle de la famille, de la lignée, du passé. Par ce nouveau livre si singulier, si personnel, l’auteur met en scène la quête de sa place, ou plutôt cherche à épuiser toutes les voies sans issue qui révèlent qu’elle n’existe pas – peut-être parce que c’est précisément cela, « être juif » (Benny Lévy). De même, Le Retournement s’égare entre les citations, se perd entre les pages des livres des autres, se construit dans leurs marges. Plus il se dérobe, plus il existe, s’accroche, ne lâche pas le morceau. L’obstination semble le moteur de l’écriture, une ténacité rageuse, une violence sourde et inquiète. « Qu’est-ce qu’une vie achevée ? À quel moment sait-on qu’elle est achevée ? (…) La réponse, c’est la question : je me sens amputé, si je ne me poursuis pas. Je chute vers ma propre origine. »

Le Retournement est un livre sur l’amour des livres et sur la façon dont ils nous constituent, nous aident à sortir de nous-mêmes aussi bien qu’à y rentrer : ce n’est sans doute pas un hasard si Nour et Manuel séjournent dans la ville libanaise, antique et moderne, de Baalbek, où se superposent temple antique, église, mosquée et symboles du Hezbollah. C’est le moment que choisit l’auteur pour invoquer la lecture qui permet de vivre simultanément plusieurs temporalités et d’abolir le « temps linéaire » ; tandis qu’à l’hôtel Palmyre de cette Balbec orientale, le mélancolique propriétaire « lit Proust inlassablement »… L’éditeur est avant tout un lecteur ; non un butineur pressé et volage, mais un plongeur en eaux vives et profondes, qui sort changé de ses traversées. Ce sera pour certains le plus percutant de ce récit : constater à quel point l’identité peut être tricotée, détricotée, ravaudée en profondeur par ses lectures. Car l’identification et l’empathie, ressorts de toute lecture engagée, relèvent aussi de « l’illusion héroïque » par laquelle Léo Strauss définit la judéité : celle qui « serre la gorge » en présence de chaque opprimé, de chaque peuple minoritaire, de chaque drame de la persécution, est la même qui permet de se voir transporté, puis transformé par une lecture. En définitive, c’est cette capacité d’écoute, qui est aussi une forme de fragilité, qui résiste au temps : une « étoile éteinte » qui « clignote faiblement », depuis des millénaires et pour, espérons-le, des millénaires encore.

L’éclat estompé de cette étoile est à l’origine du « frisson » impromptu qui saisit l’auteur lors du baptême de son fils à l’archevêché melkite de Beyrouth : la musique incompréhensible de l’araméen et de l’arabe « tressés en guirlande sur la tête » de l’enfant fait de lui « Abou Hadri », le père d’Hadrien, en même temps que « le fils prodigue rentré clandestinement », à deux pas de la Terre Promise. La prise de conscience d’être « un géniteur » le soulage de l’héritage des prédécesseurs et lui permet à la fois de « briser la lignée » et de « l’honorer » : « faire entendre la fin de la plainte. Briser la brisure. Sortir du conflit. »

La réconciliation est l’ultime retournement, celui qui transmue la malédiction familiale et historique en élection, en échappée hors de la prison de la destinée. Réconcilié, par les vertus de la fusion amoureuse, avec une identité multiple, diffractée et contrariée, l’auteur peut faire sienne la phrase d’Amos Oz dans Juifs par les mots : « Notre lignée ne se définit pas par le sang mais par le texte (…) ; nous sommes textés à nos ancêtres. » Il est alors, sans doute encore, un Swann : un Swann assumé et vibrant, sûr de sa présence sur Terre, densifié par son lien d’amant et de père, empli des textes et des langues qui l’ont constitué.

Manuel Carcassonne, Le Retournement, Grasset, janvier 2022, 320 pages.


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice