Le droit à l’avortement à l’épreuve de l’algorithme
1973. Norma Leah Nelson McCorvey, plus connue sous le pseudonyme de Jane Roe, est la plaignante à l’origine de la décision de la Cour suprême des États-Unis rendant inconstitutionnelles les lois des États interdisant l’avortement. Jusqu’à ce que le 24 juin 2022, la même Cour suprême annonce mettre fin à cette jurisprudence, laissant chaque État libre de l’autoriser ou de l’interdire. Déjà au moins huit d’entre eux, et non des moindres, l’ont interdit.
Décembre 2018. Une femme, Gillian Brockell, perd son enfant à la naissance. Ce qui aurait pu n’être qu’un drame de plus parmi les 26 000 décès à la naissance constatés aux USA cette année-là, va pourtant faire le tour de la planète. Parce que Gillian Brockell est journaliste et qu’elle écrit aux patrons de la « tech » pour leur signifier cet autre drame et cette autre violence que constituent les incessantes relances publicitaires attachées à son « profil » et l’enjoignant, en plein deuil de son enfant mort-né, à acheter des soutiens-gorge d’allaitement ou des poucettes, et continuant à l’inonder d’astuces pour endormir bébé « alors qu’elle donnerait n’importe quoi pour pouvoir l’entendre crier la nuit. »
Pourtant Gillian Brockell avait déjà documenté son drame, qu’elle décrivait dans une lettre envoyée aux patrons de la tech : « Mais ne m’avez vous pas vu également taper “est-ce que c’est une contraction de Braxton Hicks ?” et “bébé qui ne bouge pas” ? N’avez vous pas remarqué les trois jours de silence, très inhabituels pour une utilisatrice très connectée comme moi ? Et puis n’avez-vous pas vu non plus l’annonce avec les mots-clés “coeur brisé” et “problème” et “mort-né” et les 200 émoticônes larmes de mes amis ? Cela ne fait-il pas partie des choses que vous pouvez surveiller ? »
De la fin de la jurisprudence Jane Roe, à la lettre de Gillian Brockell, l’histoire se répète. Voici comment.
Au lendemain de la décision de la Cour suprême, on semble redécouvrir que les promesses des applications de grossesses, et de ce que la journaliste Lucie Ronfaut nomma la « MenstruTech », ne sont que l’incarnation d’un cauchemar dans lequel chaque donnée rattachée au cycle menstruel devient un stigmate faisant du corps de chaque femme une cible. Cible pour les lobbies « pro-vie » ; cible pour les stratégies publicitaires des plus offrants ; cible pour des actions de harcèlement auprès de celles ayant déjà eu recours à l’avortement ou l’envisageant. Et le tout à partir de données, vendues ou achetées auprès de courtiers de données (DataBrokers), alimentant d’une main des régies publicitaires auxquelles ils s’abreuvent de l’autre.
Chaque fait en lien avec une situation de grossesse choisie ou non, chaque intention, chaque mot-clé déposé sur un moteur de recherche, chaque commentaire ou chaque émoticône lâchée sur un forum ou un réseau social, chaque déplacement vers ou à proximité d’un centre du planning familial, d’un hôpital ou d’une clinique pratiquant des IVG devient une preuve sans justice, une sentence sans jugement, une condamnation sans contradictoire. Une donnée parmi d’autres qui auront beau jeu de venir la corréler pour permettre à ceux qui le souhaitent d’y projeter leurs fausses causalités. Bruno Latour rappelait qu’on serait mieux avisé de parler « d’obtenues » que de « données » tant le mot-valise et l’anglicisme générique de « data » ne sert aujourd’hui qu’à masquer et à travestir les stratégies politiques qui réclament le déploiement de dispositifs toujours plus massifs et indistincts de collecte.
Le cycle menstruel devient un cycle industriel comme les autres. Rien désormais ne peut échapper à cette dynamique de la trace ; comme le sang des règles que pendant si longtemps l’industrie publicitaire chercha à rendre bleu ou totalement invisible, chaque fait menstruel est aujourd’hui disponible dans un régime paradoxal de visibilité où l’on prend prétexte d’une discrétion et d’une singularité de la collecte pour mieux la mettre à disposition d’acteurs discrétionnaires de sa publicitarisation (principalement les courtiers de données dont nous parlions plus haut). Et l’on parle aujourd’hui de « chalutage » de données. Littéralement une pêche au chalut, c’est à dire sans se préoccuper de la diversité, de la taille ou de l’âge de ce que l’on ramènera mais avec le seul objectif d’en ramener le maximum possible en une seule fois, en un seul passage.
State(s) of Mind
Les États (pour l’instant au nombre de huit) ayant déjà fait le choix de suivre la décision de la Cour suprême et d’interdire l’avortement vont être à la fois l’enjeu et la cible d’un chalutage particulièrement cynique, abject et dangereux. Déjà victimes d’attaques informatiques militantes pour dénoncer cette interdiction, le plus inquiétant reste pourtant d’imaginer des cyber-attaques adverses où l’on pourrait rendre publiques les données de femmes ayant eu recours à l’avortement. On peut et doit également s’inquiéter de l’usage administratif et politique qui peut-être fait des données de femmes ayant déjà avorté ou envisageant de le faire. Le plus inquiétant c’est de ne pas savoir ce que feront les grandes plateformes numériques des données liées à ce sujet.
Le rétablissement de l’interdiction d’avorter comme modèle de société, le chalutage des données liées à la grossesse ou même simplement au désir de grossesse, tout comme celui des données liées à l’interruption de grossesse ou au désir d’interruption de grossesse, va faire de chaque femme la proie d’un agenda politique au service duquel nombre de grandes firmes auront tôt fait de se ranger, soit par opportunité, soit par cynisme. Par-delà les quelques déclarations d’intention annonçant qu’elles prendront en charge les frais de déplacement de leurs salariées si celles-ci ne peuvent avorter dans l’État où elles se trouvent employées, les géants de la tech restent pour l’instant muets lorsqu’on leur demande s’ils fourniraient aux forces de l’ordre les données des utilisateurs relatives aux avortements.
Car comme le rappelle ce journaliste du média Vice : « Aux États-Unis, les entreprises sont généralement tenues de répondre aux demandes légales de données émanant d’agences gouvernementales ; un mandat de perquisition pour des données de localisation liées à une clinique d’avortement spécifique, par exemple, est une demande légalement défendable dans ces États. »
Le monde de « la Tech » est presqu’entièrement soluble dans celui de « l’Ad Tech » (les technologies publicitaires). Dans ce monde qui ne vaut que par sa capacité d’être publicitarisé, tous les êtres sont des êtres situés et c’est cette situation qui rend possible de les administrer à pulsion constante.
Ce qu’il nous faut entendre et ce qu’il nous faut comprendre, c’est que dans la configuration économique des grandes plateformes et dans les conditions politiques actuelles touchant aux libertés individuelles, le prix à payer pour cette administration – même récréative – de nos cycles, qu’il s’agisse de cycles utérins et ovariens, de cycles de sommeil, de cycles de consommation ou de toute autre chose, ce prix à payer est déjà bien trop élevé pour permettre de garantir le simple respect de la confidentialité de ces choix irréductibles à toute forme de rationalité calculable ou boutiquière.
Il y a déjà quelques années, avec l’arrivée des premières applications dites « de santé », l’une mesurant nos pas quotidiens, l’autre notre rythme cardiaque, leurs prescripteurs s’évertuaient à nous expliquer que voir notre rythme cardiaque c’était prévoir l’infarctus (et donc éviter d’en mourir). Ce qui était bien sûr à la fois tout à fait idiot sur un plan scientifique, tout à fait rassurant sur un plan personnel, et donc tout à fait efficace sur un plan commercial. Il fallut longtemps avant que chacun comprenne que les données associées au fait de partager son nombre de pas quotidien ou son parcours de jogging assorti de sa fréquence cardiaque n’entretenait pas nos sociabilités en flattant nos egos, mais nourrissait avant tout la vitalité d’une industrie extractiviste de la mesure fondée sur toutes les démesures.
Le projet de cette société numérique de la (dé)monstration permanente et des Gorgones politiques qu’elle fabrique, agite et ressuscite, est le projet d’une société de l’assignation. Les femmes sont ramenées à leurs corps. Leurs corps sont ramenés à leurs cycles menstruels. Leurs cycles menstruels sont ramenés à l’indice d’une grossesse calculable, administrable par d’autres qu’elles-mêmes ; comme leurs vies, comme nos vies. Et dans ce cauchemar conscient, c’est nous qui fournissons les données nécessaires aux obtenus, aux attendus.
Une société des êtes notifiés
Ce qui importe n’est plus notre capacité à recevoir autant de notifications que de comportements dans nos différentes activités sociales, professionnelles ou affectives, ce qui compte c’est que nous devenions nous-mêmes une notification dans un système techno-holistique qui traite les corps comme autant de signaux à disposition du projet politique le plus immédiatement viable et objectivable économiquement, c’est à dire celui d’une oppression. Une oppression presque joyeuse, presque consentie, presqu’insouciante. Mais une oppression incontestablement. Qui (re)commence presque toujours par les femmes, qui se fait d’abord au détriment des femmes.
Le drame du 24 juin 2022 et de la fin de l’arrêt Roe v. Wade, c’est au moins autant celui de la fin du droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis que celui du constat de notre effarement devant les outils de contrôle désormais à disposition pleine et entière de ses thuriféraires. Et cette régression, ce retour aux âges sombres où l’on déniait aux femmes le contrôle de leur propre corps, cela n’est pas un commencement « inattendu » ou une « rupture » comme on l’entend trop souvent : c’est un aboutissement et une continuité qui brouille et épuise toutes les constitutionnalités.
Aboutissement et continuité d’une société numérisée à marche forcée par des acteurs exclusivement privés qui ont offert des outils et des services d’émancipation ou de simple « occupation » sans jamais prendre sincèrement ou même honnêtement la mesure du potentiel d’aliénation inhérent à la capacité de mise en marche de ces mêmes outils et services. Michel Lussault expliquait au magazine Usbek & Rika : « avec l’économie numérique, le standard devient l’individu isolé ». On est tenté d’ajouter et de craindre qu’avec l’économie numérique, le standard politique qui s’en dégage ne devienne celui de l’isolement de l’individu.
Et l’on repense à Gillian Brockell. Et à ces algorithmes qui déjà « savaient » mais qui préféraient objectiver un matraquage publicitaire dans lequel le deuil d’une femme n’était qu’un paramètre statistique mineur. 26 000 décès à la naissance en 2018 dont le bébé de Gillian mais 3,8 millions de naissances aux USA la même année. Et aux algorithmes qui aujourd’hui et demain « sauront » pour ces femmes voulant interrompre leur grossesse ou l’ayant déjà fait. Oh bien sûr les algorithmes ne savent rien. Les algorithmes ne sont, rappelons-le, que les décisions que quelqu’un d’autre prend à votre place.
La première loi bioéthique en France date de 1994. Nous avons eu besoin d’inventer ces lois de bioéthique pour anticiper et contrôler, sur un plan scientifique et philosophique, les évolutions des questions liées au fait de donner la vie et d’être en capacité de manipuler les embryons. Mais en 2022 nous en sommes réduits à constater que la simple détention de données pourtant triviales d’un trajet Uber effectué par une femme en direction d’une clinique pratiquant l’avortement représente, pour elle d’abord et pour la société toute entière ensuite, un danger finalement bien plus grand, bien plus imminent et bien plus incontrôlable par la puissance publique, que la mobilisation de connaissances scientifiques de haut-niveau nécessitant elles-mêmes des équipements et des investissements lourds.
Nous commençons à peine à réfléchir au coût environnemental du numérique et des données qu’il agrège et collige. Mais la réflexion sur le coût social de ces données est pour tout dire encore indigne d’une société développée. Et s’il existe – heureusement – des travaux universitaires pionniers (on citera par exemple Alain Supiot, Antoinette Rouvroy, Antonio Casilli, Jen Schradie…) ceux-ci ne trouvent presqu’aucun écho dans un champ politique entièrement obstrué par les « recommandations » de cabinets de conseil ou de think-tanks qui sont en effet à l’activité de penser ce que les chars d’assaut sont à l’activité de promenade.
« Don’t Be Evil ». Telle fut pendant longtemps la devise de l’entreprise Google (aujourd’hui Alphabet) avant d’opter en 2015 pour le plus neutre « Do The Right Thing ». Il n’existe pas d’entreprise du numérique qui ne mette en avant le projet d’une technostructure de la bienveillance ou du « care » : chaque service, chaque application, chaque interface est à chaque fois présentée –dans sa dimension marketing – pour “augmenter” ou « enrichir » notre expérience. De la relation (à soi, aux autres, à ses pairs) dans sa dimension la plus symbolique, à la réservation (d’un train, d’un repas, d’un logement, etc.) dans sa dimension la plus triviale, tout cela contribuerait à notre bien, et parfois même carrément au bien commun. Mais il n’est aucune entreprise du numérique qui ne conçoive ses produits et services autrement que par le déploiement d’une infrastructure de la surveillance. Or une technostructure, fut-elle celle de la bienveillance, reposant sur une infrastructure de la surveillance, ne sera ni de deviendra jamais rien d’autre qu’un projet politique autoritaire créant les conditions du maintien de son emprise totale sur nos vies.
En Octobre 2017, dans une conférence éclairante, Zeynep Tufekci, technosociologue, expliquait : « nous créons une dystopie juste pour pousser les gens à cliquer sur des publicités ». En décembre 2018, Gillian Brockell en plein deuil de son enfant mort-né, recevait d’incessantes relances publicitaires pour l’inviter à vivre pleinement sa maternité. Et en juin 2022 aux États-Unis, si les publicités sont toujours là, nous avons désormais l’assurance que la dystopie fonctionnera bien sans elles. Car la dystopie est désormais constitutionnelle. Et des femmes seront accablées, traquées et vilipendées, au nom de Dieu, et de données.
Apostille. France, 26 Novembre 1974, Simone Veil défend à l’assemblée son projet de loi sur l’avortement. Elle prononce ces mots : « Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation ce détresse, qui s’en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection. »
Presque 50 ans plus tard, la honte, la solitude et l’angoisse des poursuites font leur retour dans au moins 8 États des USA. L’anonymat, lui, est devenu presqu’impossible. Impossible pour les femmes aujourd’hui et … demain pour qui d’autre ? Après l’arrêt Roe v. Wade, le juge Clarence Thomas entend désormais s’attaquer à l’arrêt Lawrence v. Texas, ce qui rendrait de fait l’homosexualité illégale dans un certain nombre d’États (sensiblement les mêmes que ceux qui ont immédiatement suivi l’interdiction de l’avortement).
D’abord les femmes. Puis les homosexuel.le.s. Il faut imaginer aujourd’hui les nouveaux moyens de traque qui sont à disposition de toutes les folies discriminatoires. Nous vivons dans des démocraties où les droits des femmes, puis des minorités, au prix de luttes incessantes, apparaissaient enfin et au moins en partie garantis et protégés comme jamais ils ne l’avaient été jusqu’ici dans l’histoire des sociétés développées. C’est précisément ce moment que l’histoire choisit pour nous rappeler que ces droits n’ont jamais été aussi fragiles et dépendants de la décision de quelques êtres obsessionnels qui ne calculent le devenir de l’humanité qu’à l’aune de leurs propres névroses. Ce qui est en soi, la meilleure définition possible d’un algorithme.