Société

Inhumation des minorités religieuses : sortir de l’impasse identitaire

Politiste

La surmortalité des populations immigrées durant les deux premières vagues de l’épidémie de Covid 19 a mis en évidence de manière saillante que les cimetières communaux ne sont pas le reflet de la nation et que chaque citoyen n’y a pas forcément sa place dans le respect de ses convictions. Saisi suite à l’action d’un militant d’extrême droite visant à interdire les « carrés musulmans », le Conseil d’État vient de rejeter la recevabilité d’une telle requête.

Le jeudi 16 juin 2022, le Conseil d’État a été saisi par le tribunal administratif de Paris afin d’examiner une requête relative à l’aménagement des cimetières et aux regroupements confessionnels des sépultures. À l’origine de cette saisine, Marcel Girardin, un ancien élu de Voglans en Savoie. Ce dernier dénonce une pression séparatiste de la part des « Musulmans » pour la création ou l’agrandissement de carrés confessionnels et fustige une « vision religieuse ségrégationniste et discriminatoire, motivée par le rejet des chrétiens et autres non-musulmans […][1] ». Par ces motifs, il requiert l’annulation de deux chapitres de la circulaire dite Sarkozy du 19 février 2008 qui autorisent les regroupements de tombes de coreligionnaires[2].

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Auteur contributeur de médias d’extrême-droite, Monsieur Girardin avance une interprétation peu convaincante de ce qui motive les demandes d’espaces confessionnels musulmans, d’autant que son activisme contre lesdits espaces n’est pas nouveau. Au printemps 2020, il s’offusque déjà de l’initiative d’une plateforme collaborative musulmane appelant à écrire aux élus des communes françaises pour les sensibiliser au manque d’emplacements pour les défunts de confession islamique.

Pour rappel, la surmortalité des populations immigrées durant les deux premières vagues de l’épidémie de Covid 19[3] a mis en évidence de manière saillante que les cimetières communaux ne sont pas le reflet de la nation et que chaque citoyen n’y a pas forcément sa place dans le respect de ses convictions. L’éclairage médiatique de ce dramatique évènement s’est alors transformé en ressource politique pour interroger « l’impensé » de la mort dans l’immigration et les inégalités qu’il produit. En réaction, monsieur Girardin a appelé à se mobiliser contre les carrés pour, selon ses propres termes, « éviter un enracinement encore plus solide de ces populations exogènes sur la terre de France dont elles menacent déjà l’identité ethnoculturelle […] et finalement la stabilité politique et donc l’avenir de notre pays ».

Sa requête de juin 2022 s’inscrit donc dans la continuité d’une croisade plus ancienne. Bien que le Conseil d’État ait rejeté la recevabilité d’une telle démarche le 26 juillet 2022, il n’est pas inutile de rappeler les principes fondateurs de la législation funéraire française et la complexité des enjeux de l’inhumation des concitoyens de tradition musulmane. La création de regroupements de tombes à l’architecture ou à l’orientation spécifique va-t-elle à l’encontre des principes républicains ? Alors que le vieillissement des citoyens ciblés laisse entrevoir une augmentation sensible des décès dans les deux décennies à venir, quelles seraient les conséquences d’une décision qui révoquerait le principe de la liberté des funérailles de millions de « Musulmans » ordinaires ?

Législation funéraire et pluralisme religieux : entre interventionnisme, accommodement raisonnable et hantise du séparatisme

Autorisés mais nullement obligatoires, les carrés dits « musulmans » font l’objet de multiples controverses. Certains voudraient les généraliser, d’autres les interdire et chacun d’évoquer les lois de 1881 dite « sur la neutralité des cimetières » et de 1905 dite « de séparation des Églises et de l’État ». Or, la question ne peut être discutée sans, d’une part, reprendre de façon plus complète le cadre législatif funéraire et d’autre part, se départir des discours de la facilité qui construisent les ritualités funéraires des minorités ethniques sur des dérives essentialistes.

Dès les débuts de la IIIe République, la législation funéraire se construit dans une double perspective, d’abord égalitaire, afin de dessaisir l’autorité religieuse de ses prérogatives sur les cimetières, et ensuite pacificatrice, dans un contexte de rapport de force entre le catholicisme et les diverses branches du christianisme.

Ainsi, pour permettre à tous l’accès à une sépulture dans le respect de ses convictions religieuses et des valeurs républicaines, la loi du 14 novembre 1881 accorde aux cimetières le caractère neutre de la propriété communale et interdit tout regroupement par confession sous la forme d’une séparation matérielle du reste du cimetière. La loi du 5 avril 1884 relative à l’organisation municipale impose aux maires la neutralité dans l’exercice de leur pouvoir de police des funérailles et des cimetières. Elle est complétée par la loi du 15 novembre 1887 qui institue le principe de la liberté des funérailles pour tous, dans leur caractère civil ou religieux. Enfin, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 rappelle celui de l’égalité républicaine et précise la neutralité des parties publiques des cimetières tout en conservant aux tombes leur caractère privé.

Depuis 1905, la diversité religieuse s’est élargie avec l’installation définitive et l’enracinement de familles immigrées provenant de pays musulmans. Dans les années 1970, la question des regroupements de tombes de coreligionnaires s’est posée à nouveau à la suite de demandes de création de « carrés musulmans[4] » émanant de Harkis et de familles immigrées originaires du Maghreb, dans le but de respecter l’orientation des sépultures du culte funéraire islamique. Dès lors, les communes ont été incitées par le ministère de l’Intérieur à créer des regroupements à orientation spécifique par plusieurs circulaires, la première à partir de 1975, renouvelée en 1991 et en 2008. Les deux circulaires du 28 novembre 1975 et du 14 février 1991 invitent les préfets à recommander aux maires de leur département « d’user des pouvoirs qu’ils détiennent pour réserver aux Français de confession islamique, si la demande leur en est présentée et à chaque fois que le nombre d’inhumations le justifiera, des carrés spéciaux dans les cimetières existants ».

Pour prévenir tout contentieux, la circulaire de 1975 expose que les carrés dits « confessionnels » doivent prendre la forme de regroupements de fait et que la neutralité de l’ensemble du cimetière doit être préservée tant dans son aspect extérieur que par la possibilité laissée aux familles de toutes religions de s’y faire inhumer. Celle de 1991 apporte des compléments sur la manifestation expresse de la volonté du défunt ou de la demande de la famille pour garantir la liberté des funérailles inscrite dans le droit[5].

Enfin, la circulaire du 19 février 2008 fixe le cadre actuel de l’exercice funéraire et précise les prérogatives des maires. Il appartient donc à ces derniers de décider l’organisation du cimetière communal et l’instauration de divisions à orientation spécifique en fonction de la situation et des contraintes foncières, tout en respectant le principe de liberté des funérailles. Les restrictions à ces principes susceptibles d’être apportées « ne peuvent être fondées que sur des considérations tirées de la protection de la décence, de la sûreté, de la tranquillité ou de la salubrité publiques ». La circulaire permet des accommodements raisonnables en fonction des demandes locales sans les exiger.

Pour autant, et de manière récurrente depuis les années 2000, la création d’espaces à orientation spécifique s’avère problématique. Dans le contexte de crispation autour des questions relatives à la laïcité, toute demande qui provient du culte musulman apparait communautariste et se réduit à des débats sur la visibilité de l’islam dans l’espace public. La sociologue Nada Afiouni qualifie cette dérive de « hantise du communautarisme funéraire », et relève avec justesse l’ampleur de la controverse produite par une requête sur les carrés israélites faite par le Conseil représentatif des institutions juives de France en 2014, dont les arguments en faveur ou en défaveur se sont focalisés sur les carrés musulmans[6].

Pour certains observateurs, la décision du Conseil d’Etat aurait pu être une occasion de consolider la législation funéraire sur les carrés dits « confessionnels » en les généralisant sur le territoire national. Or, si l’on examine la perspective historique de la construction sociale de l’activité funéraire, on constate qu’elle est régie depuis des siècles par trois acteurs principaux (autorité publique et municipale, entreprises privées et cultes) et qu’elle s’organise très concrètement à l’échelle locale.

Elle s’est transformée au fil des années et structurée à travers une économie de réseaux : le réseau public (mairie, cimetière, milieu hospitalier, préfecture, chambres funéraires) entretient des liens de proximité et d’interconnaissances avec le réseau d’opérateurs privés locaux (pompes funèbres indépendantes ou succursales du groupe OGF-PFG, chambres funéraires privées, marbriers…) et le réseau des représentants des cultes qui officient lors des funérailles[10]. Les professionnels du funéraire, les Conservateurs de cimetières, ou les organismes gestionnaires rencontrés lors de mes enquêtes s’emploient à respecter la pluralité des ritualités funéraires contemporaines dans un objectif d’équité, en fonction des spécificités socio-culturelles et démographiques locales des demandes.

Aussi, les cimetières des grandes agglomérations sont-ils organisés de façon socio-spatiale en espaces différenciés – appelés divisions, clairières, sections à architecture spécifique ou carrés (israélites, bouddhistes, arméniens, musulmans, des anges, militaires), ou encore appelés colombariums, cavurnes, espaces de dispersion, terrains généraux[11].

Les communes rurales font également face à des situations multiples. À Paray-le-Monial par exemple, il est intéressant de constater la présence d’un carré pour les membres de la communauté de l’Emmanuel dont l’orientation et la dimension des tombes sont particulières. Il subsiste également des regroupements de sépultures de la religion bleue et de la religion blanche, dont le culte est encore vivace dans le Sud du département de la Saône-et-Loire, sans que l’on ne parle pour autant de séparatisme[12]. Il peut également exister des regroupements de tombes par achat anticipé de concessions familiales par les communautés des gens du voyage.

Si ces segmentations indiquent des modes d’appropriation des espaces funéraires par les différents groupes sociaux, elles recomposent également l’hétérogénéité du social et ses inégalités à l’intérieur des cimetières. Sur cet aspect en particulier, la surmortalité liée à l’épidémie de Covid 19 a rendu visibles des enjeux sociétaux inédits d’égalité sociale, territoriale et environnementale, en particulier dans les grands centres urbains du fait de la concentration d’institutions hospitalières.

De plus, du fait de l’ampleur mondiale de la crise sanitaire, la fermeture des frontières a agi comme un catalyseur dans la mesure où les transferts des dépouilles mortuaires étaient impossibles ou difficiles selon les destinations. À l’impossibilité d’honorer la volonté de retour post-mortem des défunts s’est ajoutée celle d’obtenir une concession, plongeant des centaines de familles immigrées de confession musulmane dans une grande détresse. Comment faire lorsque le rapatriement est inenvisageable et que le cimetière ne dispose pas d’un carré à orientation spécifique ? Dans les cimetières intercommunaux des communautés d’agglomérations, les familles ont pu privilégier une solution en caveau provisoire dans les terrains généraux en vue du transfert ultérieur du décédé, mais dans de nombreuses communes, et à défaut de solutions de dépôt provisoire, les cercueils étaient inhumés en pleine terre. Dans ce cas, peu ont été exhumés et rapatriés, saturant ainsi le peu d’espaces disponibles dans les carrés existants.

On voit bien l’impact d’un fait social qui, bien qu’il s’inscrive dans la marginalité par rapport à la population majoritaire, est révélateur d’une inégalité républicaine vécue collectivement par beaucoup de concitoyens endeuillés. On aurait pu s’attendre à l’amorce d’une réflexion projective, et contre toute attente, le Conseil d’État est saisi par une demande qui remet en question les principes d’égalité en droits et le respect des funérailles selon les convictions individuelles.

Depuis la saisine du 12 juin, nous sommes confrontés à un énième débat sur les carrés musulmans, posé en des termes inopérants parce qu’ils sont réduits à la seule dimension religieuse des choix funéraires. Cette nouvelle requête, bien que rejetée du fait que « Ni la qualité de citoyen invoquée par le requérant ni celle d’ancien adjoint au maire de sa commune de résidence, ni la circonstance qu’il se dise attaché à la neutralité des cimetières ne suffisent à lui donner intérêt à demander l’annulation des dispositions critiquées de la circulaire »,  impose une lecture politique du lieu de sépulture uniquement fondée sur un(e) mépris(e) entretenu(e) des ritualités funéraires ordinaires des familles immigrées de confession musulmane.

Comprendre les enjeux de l’inhumation en contexte d’immigration pour sortir de l’impasse identitaire

Dans le cas des familles transnationales, la question de la mort et les projets funéraires font apparaitre un ensemble de problématiques singulières. Lorsqu’un décès survient, l’organisation des funérailles est révélatrice de la difficulté à pouvoir tenir ensemble les multiples attaches, sans rupture ni hiérarchie, car elle assigne un ancrage et désigne le lieu où se place l’absence de sépulture pour certains membres des collectifs familiaux.

Dans les familles provenant de pays majoritairement musulmans, les modalités des funérailles (requises pour autrui ou envisagées comme projet posthume) se décident ainsi dans un contexte d’injonctions, parfois contradictoires. Entre l’injonction à l’intégration par la mort, la norme du rapatriement post-mortem, les préconisations religieuses, les héritages intergénérationnels, l’expérience sociale de l’immigration, le discours public sur l’islam et les questionnements personnels liés aux parcours de chacun, les choix s’arbitrent dans une densité d’interactions, familiale, communautaire, transnationale et sociale.

La variété des aspirations observée dans mes recherches atteste pourtant une appropriation contrastée des prescriptions religieuses. Elle montre que les choix sont arbitrés dans une forme d’intimité narrative, c’est-à-dire une mise en cohérence des évènements vécus dans la temporalité longue du parcours personnel, tout en les inscrivant dans une communauté d’expériences partagées avec différents collectifs d’appartenance pour donner du sens au projet posthume. Il devient alors signifiant pour soi et pour les autres. Les décisions s’appuient également sur des critères objectifs selon les particularités de la situation (souhaits de la personne décédée, souscription d’un contrat d’assurance rapatriement, existence d’un carré à orientation spécifique et possibilité d’être enterré sur la commune[13], prix et durée des concessions, stade biographique, statut familial, liens avec la famille dans le pays d’émigration, expérience(s) du deuil et de l’organisation de funérailles…).

Par ailleurs, on ne peut négliger les effets structurants de la globalisation de l’activité funéraire sur les pratiques. L’insuffisance d’espaces requis pour les défunts musulmans dans nos cimetières a indéniablement contribué à la structuration des usages et au développement marketing d’une offre de produits assurantiels. De plus en plus encadrés par des contrats familiaux d’assurance rapatriement, médiés par des pompes funèbres spécialisées, des plateformes logistiques funéraires et les services consulaires des États d’origine, les rapatriements demeurent majoritaires, même lorsque la commune possède un carré[14]. Dans sa dimension sociale et politique, la prévalence des transferts de corps fabrique un ancrage au pays d’émigration et interroge la capacité du groupe minoritaire à produire une trace mémorielle susceptible d’être transmise aux générations à venir.

Dans les années 2000, ce processus social institué depuis les débuts de l’immigration a d’abord été abordé sous l’angle de l’intégration à travers le lieu de sépulture. Le rapatriement du corps des immigrés devenus âgés était assimilé à la dette du retour [illusoire] jamais réalisé du vivant de la personne[15] et l’intégration par la terre était admise comme une revendication des descendants nés sur le sol français considérant que l’intégration réelle était la désintégration du corps ici et non là-bas au pays d’origine des parents[16].

La mort en immigration constitue en effet un précieux indicateur de la complexité des appartenances mais des travaux plus récents invitent à repenser la dialectique « terre d’origine » et « société d’accueil ». Dans le cas des dépouilles des descendants nés en France, de quels retours s’agit-il ? Le lieu de sépulture n’est donc pas une question d’intégration, pas plus que le rapatriement n’est à l’inverse le choix d’une origine. Il s’agit avant tout de maintenir des continuités entre les générations, de réparer des trajectoires familiales rompues par la migration, d’exprimer une citoyenneté multi-territorialisée ou encore de s’adapter aux contradictions de la gestion du culte funéraire des minorités ethnoreligieuses[17].

Aujourd’hui, malgré une certaine normalisation des transferts des corps, l’inhumation dans un carré « confessionnel » est de plus en plus envisagée par les familles immigrées de tradition musulmane. Plusieurs indices le confirment, tout d’abord la présence de nombreuses tombes d’enfants nés sans vie ou disparus en bas-âge dans les carrés dits « musulmans » qui assignent sans doute la sépulture de leurs parents. Ensuite, les générations de descendants sont pour beaucoup engagées dans des mariages mixtes, avec des Français ou bien avec des Français d’origine étrangère différente.

Pour ces couples non épargnés par les divorces et les recompositions familiales, le carré confessionnel est un lieu de compromis pour « faire famille » dans la mort. Ces regroupements de coreligionnaires islamiques accueillent également les dépouilles de rapatriés d’Algérie (Harkis), de leurs descendants, de personnes converties. Globalement, la composition des carrés dits « musulmans » est à l’image de la grande hétérogénéité ethnoculturelle des parentèles malgré une apparente homogénéité des rites funéraires.

Depuis la crise sanitaire, ces espaces spécifiques sont complétement reconfigurés par les inhumations massives liées à la surmortalité. Au printemps 2020, la plateforme collaborative LesMusulmans.com a déclenché une cellule de crise appelée « Urgence Janaza » et invité les familles concernées à interpeler les élus de leur commune sur la création ou l’agrandissement de carrés spécifiques. Dix-huit mois plus tard, les instigateurs recensaient 18 projets de créations de regroupements confessionnels et 20 agrandissements de carrés. Aujourd’hui, il est difficile de mesurer l’impact de la mise en visibilité du manque d’espaces permettant l’orientation des tombes islamiques dans les cimetières, d’autant que les élections municipales de 2020 ont renouvelé les équipes élues et ajourné les décisions.

Si l’on en croit les principaux acteurs de l’activité funéraire rencontrés ces deux dernières années (pompes funèbres, toiletteurs, imams, responsables de cimetières et/ou d’état civil funéraire), l’expérience dramatique des deux premières vagues n’est pas sans effets sur les projets posthumes à venir et renouvelle les discussions à l’intérieur des espaces familiaux transnationaux. Aussi, il est temps de rompre avec les termes antagonistes d’un débat vain qui oppose d’un côté, une neutralité républicaine qui serait à défendre, et de l’autre, une islamité qui serait séparatiste. Entre les deux positions, il y a de la nuance et de la complexité, à commencer par la grande diversité sociologique des « Musulmans » ordinaires et des motivations qui sous-tendent les demandes de carrés à orientation spécifique.

Si la dimension territoriale est pertinente pour analyser « l’hospitalité » funéraire (organisation de son activité, gestion du pluralisme religieux, histoire migratoire locale, données socio-démographiques des groupes minoritaires), elle est insuffisante pour agir sur les inégalités produites et ne permet pas de comprendre la force des réappropriations politiques des retours post-mortem dans un contexte transnational. Durant la pandémie, face aux risques de contamination, les corps des émigrés sont également devenus encombrants pour certains pays d’origine, et bien que provisoire, la fermeture de leurs frontières a mis en exergue les limites des politiques d’attention vis-à-vis des ressortissants à l’étranger dans une situation de crise.

L’inhumation des minorités ethnoreligieuses est loin d’être un impensé, sans doute parce qu’elle est indissociable de la question des frontières et des appartenances. La requête de Marcel Girardin indique même que certains la pensent comme l’enracinement de populations exogènes menaçant notre identité ethnoculturelle. En rejetant la recevabilité de cette demande, la plus haute juridiction administrative française n’a pas tranché la question sur le fond mais elle propose une clarification implicite importante. Interdire toute création ou agrandissement d’un carré de coreligionnaires musulmans reviendrait à accroître des discriminations ethno-confessionnelles, produire de l’impermanence et un vide mémoriel, et par conséquent, à priver les générations à venir de narration collective pour se raconter en tant que citoyens et prendre place dans la société qui les a vues naître.

Pour autant, les ajustements consentis durant la crise sanitaire par les préfectures, les municipalités, les professionnels du funéraire, le culte musulman et les endeuillés auraient pu être l’occasion de reconfigurer les postures, de redéfinir des enjeux de citoyenneté et d’égalité républicaine dans la mort. Nous en sommes encore loin.

Au nom d’un universalisme neutralisateur, l’expérience largement médiatisée de concitoyens empêchés d’enterrer leurs défunts dans le respect de leurs convictions reste éludée. C’est une dénégation aussi tenace qu’ambivalente, avec le recul que l’on a aujourd’hui, qui interroge sur la gestion stratégique du pluralisme des ritualités funéraires contemporaines d’autant plus lorsqu’elle participe à l’invisibilisation de certains groupes sociaux.


[1] Marcel Girardin, « Le Conseil d’État validera-t-il l’illégalité des carrés musulmans ? », Riposte laïque, en ligne.

[2] Circulaire rédigée par Michèle Alliot-Marie alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire.

[3] L’hypothèse d’une surexposition s’appuie sur les constats de la forte surmortalité en Seine-Saint-Denis qui a fait l’objet d’une étude approfondie. La population musulmane française appartient principalement aux classes populaires qui présentent un cumul de facteurs de risques (densité urbaine de l’habitat, conditions de logement avec des formes de cohabitation multigénérationnelles plus fréquentes que la moyenne, emplois dans les secteurs d’activité jugés « essentiels », conditions de santé plus dégradées par manque de revenus et à cause de la pénibilité des emplois occupés…).

[4] Il semble qu’ils soient appelés « carrés musulmans » en référence aux carrés militaires qui regroupaient les pierres tombales des militaires musulmans pendant la première guerre mondiale

[5] Pour plus d’information sur le bilan et les perspectives de la réglementation qui encadre les espaces confessionnels en France, voir : « Bilan et perspectives de la législation funéraire – Sérénité des vivants et respect des défunts » sur le site du Sénat.

[6] Nada Afiouni, « La gestion du pluralisme funéraire en France et en Grande-Bretagne. Les enjeux politiques, législatifs et identitaires ». Diversité urbaine, 2018, vol. 18, p. 31-45.

[7] Rapport d’information fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, 2006, p. 372.

[8] Compte-rendu de la mission parlementaire d’information sur les immigrés âgés, 28 mars 2013.

[9] Vade-mecum sur la laïcité de l’Association des maires de France, « Les lieux de culte et de sépulture », 2017, p. 19.

[10] Olivier Boissin, Pascale Trompette, Les services funéraires. Du monopole public au marché concurrentiel, Étude pour la DARES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, Rapport final, octobre 2002.

[11] Auparavant appelés carrés des indigents.

[12] Religions qui regroupent les catholiques ayant refusé le concordat de Napoléon 1er.

[13] D’un point de vue administratif, la résidence, le lieu du décès, la présence d’une concession familiale ou encore l’inscription sur les listes électorales pour les expatriés déterminent le droit à une sépulture dans le cimetière communal.

[14] Valérie Cuzol, « Mort et Migration. Négocier l’absence à l’épreuve de la mort », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 2018, n° 144, p. 115-130.

[15] Yassine Chaïb, L’émigré et la mort, Édisud, 2000.

[16] Atmane Aggoun, Les musulmans face à la mort en France, Paris, Vuibert, coll. « Espace éthique », 2006.

[17] Voir les travaux fondateurs de Françoise Lestage, ou encore ceux plus récents de Marc-Antoine Berthod et d’Osman Balkan.

Valérie Cuzol

Politiste, doctorante au Centre Max Weber, Université Lumière Lyon 2

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Notes

[1] Marcel Girardin, « Le Conseil d’État validera-t-il l’illégalité des carrés musulmans ? », Riposte laïque, en ligne.

[2] Circulaire rédigée par Michèle Alliot-Marie alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire.

[3] L’hypothèse d’une surexposition s’appuie sur les constats de la forte surmortalité en Seine-Saint-Denis qui a fait l’objet d’une étude approfondie. La population musulmane française appartient principalement aux classes populaires qui présentent un cumul de facteurs de risques (densité urbaine de l’habitat, conditions de logement avec des formes de cohabitation multigénérationnelles plus fréquentes que la moyenne, emplois dans les secteurs d’activité jugés « essentiels », conditions de santé plus dégradées par manque de revenus et à cause de la pénibilité des emplois occupés…).

[4] Il semble qu’ils soient appelés « carrés musulmans » en référence aux carrés militaires qui regroupaient les pierres tombales des militaires musulmans pendant la première guerre mondiale

[5] Pour plus d’information sur le bilan et les perspectives de la réglementation qui encadre les espaces confessionnels en France, voir : « Bilan et perspectives de la législation funéraire – Sérénité des vivants et respect des défunts » sur le site du Sénat.

[6] Nada Afiouni, « La gestion du pluralisme funéraire en France et en Grande-Bretagne. Les enjeux politiques, législatifs et identitaires ». Diversité urbaine, 2018, vol. 18, p. 31-45.

[7] Rapport d’information fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, 2006, p. 372.

[8] Compte-rendu de la mission parlementaire d’information sur les immigrés âgés, 28 mars 2013.

[9] Vade-mecum sur la laïcité de l’Association des maires de France, « Les lieux de culte et de sépulture », 2017, p. 19.

[10] Olivier Boissin, Pascale Trompette, Les services funéraires. Du monopole public au marché concurrentiel, Étude pour la DARES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, Rapport final, octobre 2002.

[11] Auparavant appelés carrés des indigents.

[12] Religions qui regroupent les catholiques ayant refusé le concordat de Napoléon 1er.

[13] D’un point de vue administratif, la résidence, le lieu du décès, la présence d’une concession familiale ou encore l’inscription sur les listes électorales pour les expatriés déterminent le droit à une sépulture dans le cimetière communal.

[14] Valérie Cuzol, « Mort et Migration. Négocier l’absence à l’épreuve de la mort », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 2018, n° 144, p. 115-130.

[15] Yassine Chaïb, L’émigré et la mort, Édisud, 2000.

[16] Atmane Aggoun, Les musulmans face à la mort en France, Paris, Vuibert, coll. « Espace éthique », 2006.

[17] Voir les travaux fondateurs de Françoise Lestage, ou encore ceux plus récents de Marc-Antoine Berthod et d’Osman Balkan.