International

Gorbatchev ou le dérapage incontrôlé de la perestroïka

Politiste

Les autorités ne s’attendaient pas à ce qu’autant de Russes viennent rendre hommage, début septembre, à la dépouille de Mikhaïl Gorbatchev. C’est à une période de vie sociale, politique et économique intense, où le système de contrainte et de contrôle s’est enfin relâché, que les moscovites ont voulu montrer leur attachement. Retour sur cette perestroïka, que Gorbatchev n’a pas su ou pu maîtriser, et qui pourrait redonner aujourd’hui espoir aux générations à venir en soulignant combien de petites actions politiques peuvent gripper les rouages d’une machine de domination réputée invulnérable et finir par la faire dérailler.

La file d’attente devant la Salle des colonnes à Moscou pour rendre hommage à Mikhaïl Gorbatchev, le 3 septembre 2022, a surpris. Non seulement ceux qui l’ont formée, mais aussi les autorités russes, qui ne s’attendaient certainement pas à ce qu’il y ait autant de monde. La cérémonie, prévue à l’origine pour ne durer que deux heures, a dû être prolongée de deux heures au regard de l’affluence.

En venant saluer la dépouille de Gorbatchev, c’est à une période de vie sociale, politique et économique intense, où le système de contrainte et de contrôle s’est enfin relâché, que les moscovites ont voulu montrer leur attachement. Le contraste est frappant avec la situation actuelle, où la société est tétanisée par la peur face à la dureté et à l’arbitraire des répressions. Cette procession, autorisée à son corps défendant par le pouvoir – il a refusé d’organiser des funérailles officielles – a représenté aussi un moyen, l’un des rares, de marquer publiquement, sans risquer une interpellation ou une sanction plus sévère, son opposition au régime de Vladimir Poutine. C’est sur cette période singulière de bouillonnement qu’on voudrait revenir.

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Un nouveau « dégel »

Dès son arrivée au pouvoir en 1985, Gorbatchev se situe dans le sillage du « dégel » khrouchtchévien. Il s’appuie sur des intellectuels « soixantards » (šestidesâtniki) – scientifiques, journalistes et écrivains –, qui avaient été actifs en cette période de libéralisation de la société vingt-cinq ans plus tôt. Comme son prédécesseur, il lance des réformes structurelles qui visent principalement à déconcentrer le pouvoir, en introduisant notamment le principe de l’élection et de la compétition.

À partir de 1987, les salariés élisent les directeurs d’entreprise[1] ; plus tard, les enseignants et étudiants éliront les recteurs (équivalents des présidents d’université en France).

Au sein du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), il est question de faire élire les premiers secrétaires des comités locaux


[1] Loi sur l’entreprise d’État de juin 1987.

[2] Aleksandr Âkovlev, Sumerki [Le crépuscule], Moscou, Materik, 2003, p. 395-396.

[3] Ces élections seront suivies d’une « purge » au sein de l’appareil du Parti. Voir notamment Jerry Hough, Democratization and Revolution in the USSR. 1985-1991, Washington, Brookings Institution Press, 1997.

[4] Sur les clubs informels et leur rôle dans les processus qui ont mené à la décomposition du système soviétique, cf. Carole Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie. Subversion sans dissidence, Paris, Karthala, Coll. « Recherches internationales », 2009.

[5] Pour une analyse de la façon dont les processus de crise acquièrent une dynamique qui leur est propre et tendent à s’autonomiser des conditions initiales qui les ont fait advenir, voir Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986.

[6] Premier secrétaire du Comité du Parti de Moscou de 1985 à 1987, poste auquel Gorbatchev l’a promu en tant que « réformateur », Boris Eltsine quitte ces fonctions en novembre 1987, après s’être démarqué de Gorbatchev et avoir dénoncé les « privilèges » de la nomenklatura, contrairement à bien d’autres de ses futurs partisans, qui ne s’engageront qu’en 1989.

[7] Bourdieu définit l’hystérésis des habitus comme un « décalage structural entre les occasions et les dispositions à les saisir qui fait les occasions manquées, et, en particulier, l’impuissance, souvent observée, à penser les crises historiques selon des catégories de perception et de pensée autres que celles du passé » (Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p. 278).

[8] À partir de 1989, le Soviet suprême désigne la chambre haute du Congrès des députés élu en son sein, aussi bien en URSS que dans les républiques.

[9] Sur la dislocation de l’empire soviétique, on pourra consulter, par exemple, Archie Brown, The Rise and Fall of Communism, London, Vintage Books,

Carole Sigman

Politiste, Chercheuse au CNRS en sociologie politique

Notes

[1] Loi sur l’entreprise d’État de juin 1987.

[2] Aleksandr Âkovlev, Sumerki [Le crépuscule], Moscou, Materik, 2003, p. 395-396.

[3] Ces élections seront suivies d’une « purge » au sein de l’appareil du Parti. Voir notamment Jerry Hough, Democratization and Revolution in the USSR. 1985-1991, Washington, Brookings Institution Press, 1997.

[4] Sur les clubs informels et leur rôle dans les processus qui ont mené à la décomposition du système soviétique, cf. Carole Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie. Subversion sans dissidence, Paris, Karthala, Coll. « Recherches internationales », 2009.

[5] Pour une analyse de la façon dont les processus de crise acquièrent une dynamique qui leur est propre et tendent à s’autonomiser des conditions initiales qui les ont fait advenir, voir Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986.

[6] Premier secrétaire du Comité du Parti de Moscou de 1985 à 1987, poste auquel Gorbatchev l’a promu en tant que « réformateur », Boris Eltsine quitte ces fonctions en novembre 1987, après s’être démarqué de Gorbatchev et avoir dénoncé les « privilèges » de la nomenklatura, contrairement à bien d’autres de ses futurs partisans, qui ne s’engageront qu’en 1989.

[7] Bourdieu définit l’hystérésis des habitus comme un « décalage structural entre les occasions et les dispositions à les saisir qui fait les occasions manquées, et, en particulier, l’impuissance, souvent observée, à penser les crises historiques selon des catégories de perception et de pensée autres que celles du passé » (Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p. 278).

[8] À partir de 1989, le Soviet suprême désigne la chambre haute du Congrès des députés élu en son sein, aussi bien en URSS que dans les républiques.

[9] Sur la dislocation de l’empire soviétique, on pourra consulter, par exemple, Archie Brown, The Rise and Fall of Communism, London, Vintage Books,